Qui se cache sous Abdou Sèye ?
Je suis Abdoulaye Sèye, connu sous le pseudonyme de Abdou Sèye en sportif. Je suis né le 30 juillet 1934 à Saint-Louis du Sénégal. En 1954, je suis parti en France pour faire mes études et mon service militaire à Toulon. De là-bas, j’ai joué au football. J’étais un très bon footballeur et j’ai été pensionnaire de l’équipe Junior au Foyer France-Sénégal à Dakar. Un jour, le capitaine m’a appelé pour m’informer qu’il avait reçu une correspondance de Paris lui demandant de monter une équipe d’athlétisme. C’est la première fois que l’on me parlait d’athlétisme dans notre quartier. Et puisqu’il me voyait courir très vite, il m’a demandé si je pouvais faire de l’athlétisme en courant les 200 et 100 m. Etant un militaire, je lui ai dit : «Oui mon capitaine.» Avec l’officier du sport, il m’a demandé de former une équipe d’athlétisme au sein du quartier. De voir les aptitudes physiques des uns et des autres. On était à l’ère coloniale, il y avait des Martiniquais, des Africains et quelques Français. Le capitaine nous a dit : «Nous allons former une équipe d’athlétisme et chacun me dira ce qu’il peut faire comme épreuve.» Les gens se sont présentés et on disposait de 15 jours pour participer au neuvième championnat de la région miliaire de Toulon, qui était prévu à Marseille. C’est comme cela qu’est né l’équipe d’athlétisme.
Après 15 jours, nous sommes partis à Marseille. Et à la surprise générale, pour ma première course de 100 m j’ai fait 10 secondes 9 dixièmes. Cela a surpris tout le monde. Les gens se sont dit qu’il faudrait que je continue pour donner une médaille à la France, nous sommes en 1956. A l’époque, une médaille olympique était quelque chose de grand. Ce n’était pas facile. La Fédération française d’Athlétisme m’a demandé de venir à Paris, au Centre sportif des Forces armées, qui est devenu par la suite Bataillon de Joinville, c’était en 1956.
Cela a coïncidé avec les Championnats de France d’Athlétisme. J’ai fait mon premier record au 100 m.
Deuxième surprise générale, je suis champion de France au 200 m à Paris, la même année. Les militaires m’ont demandé de ne plus faire de football. Pourtant, il y avait des clubs professionnels qui voulaient que j’intègre leur effectif après ma libération. Au Bataillon de Joinville, il y avait toutes les disciplines. On ne faisait que du sport. Il y avait les meilleurs sportifs français. Il y avait les meilleurs basketteurs, les meilleurs rugbymen, les meilleurs footballeurs et athlètes, pour faire des équipes compétitives sur le plan international.
Finalement le virus de l’athlétisme vous a piqué…
Ah oui ! De là, je me suis consacré à l’athlétisme. L’Etat Major général des Forces armées m’a interdit de faire du football. Donc, je me suis concentré dans l’athlétisme et ma carrière a bien démarré. J’ai intégré l’Equipe de France avec les Alain Memoun, Papa Gallo Thiam (hauteur), Malick Mbaye et Habib Thiam, l’ancien Premier ministre, qui faisait aussi les 100 et 200 m. Avec Habib Thiam, nous constituons l’équipe de relais. Il faisait le dernier virage et je finissais. Par la suite, j’ai battu le record de France de 100 m de Denicoud, qui était passé de 10’3 à 10’2. J’ai été recordman de France du 200 m avec 21’8, ainsi que celui du 400 m. J’étais le seul athlète au monde à faire les 100, 200 et 400m, ainsi que les relais 4x100, 4x400. Au sprint, j’ai dominé l’Europe et le monde. A partir de là, j’ai pensé aux Jeux Olympiques. En 1960, aux JO de Rome, j’étais archi favori. Je gagne ma série, je gagne les quarts et les demi-finales. Et en finale (rire), Dieu a fait que je termine troisième. L’Italien Berruti gagne la médaille d’Or et un Américain noir du nom de Carney gagne l’Argent au moment où j’ai décroché la médaille de Bronze.
Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?
Je n’ai rien ressenti ! C’est le sport, j’étais favori en partant. Je me rappelle très bien que Jess Owens qui était le meilleur sprinter de tous les temps aux 100 et 200 m et Mc Canley, meilleur coureur au 400 m, sont venus me voir au Village olympique dans ma chambre en me disant : «On vient saluer déjà le futur vainqueur du 200 m olympique», avant même qu’on aille au stade (rire de gorge). J’étais archi-favori et ce petit truc m’a perturbé. Jess Owens, c’est moi qui devais lui demander un autographe, puisqu’il était mon idole, le meilleur sprinter. Mais c’est lui qui vient me demander un autographe. Cela m’a diminué et c’est dans cet état que je suis parti au stade. J’ai fini troisième. J’étais un peu déçu, mais c’est le sport. Jess Owens et Mc Canley m’ont perturbé et c’était mes idoles. L’un était le meilleur sur 100 et 200 m et l’autre sur 400 m. Et moi, je courrais les trois épreuves. Ils étaient mes idoles ! Ils m’ont perturbé en venant me trouver au Village olympique, une heure avant d’aller au stade. Cela m’a surpris, mais c’est le sport.
Après cette déconvenue, comment ont-ils réagit ?
Après la finale, ils sont venus me trouver en me disant que de toute façon : «C’est toi qui devais gagner la médaille d’Or. C’est le hasard qui a fait que Berruti et Carney t’ont devancé ! Pour nous, c’est toi le champion olympique, vu ta façon de courir et ton comportement en série, en quart et demi-finale. C’est toi le vainqueur !»
C’était quoi la spécificité de Abdou Sèye ?
Abdou Sèye est un être qui n’a peur de rien. C’est ma première qualité, je n’ai peur de personne ! Je suis un bon croyant, je suis fidèle en Dieu ! Je suis né dans une famille religieuse. Mon homonyme qui est mon grand père paternel, était un Cadi à Saint-Louis. J’ai appris le Coran très jeune, on m’a enseigné que seul Dieu compte. J’ai démarré ma vie sur une base solide. Je ne vois que Dieu. Je ne crois qu’en Dieu. C’est ma principale force. Je me voue en Dieu. Tout ce qu’il fait, je suis d’accord. C’est ma vie !
Et le style de Abdou Sèye ?
Je n’aime pas trop parler de moi mais, en matière de sprint, ce que j’ai réalisé, personne ne l’a fait. Owens et Mac Canley me l’ont dit. Mais, aujourd’hui, j’ai vu quelqu’un qui peut faire ce que j’ai fait, c’est le Jamaïcain Usain Bolt qui a été champion olympique. Bolt peut faire mieux que moi, il est jeune et il a des qualités hors pair. Je vois en lui mon successeur. Je vois en lui un Abdou Sèye bis. Quand je l’ai vu courir à Pékin, je me voyais moi-même. On a le même style. On a la même décontraction. Il s’amuse quand il court. Bolt, c’est Abdou Sèye.
En 1960, vous avez remporté la médaille de Bronze olympique sous les couleurs françaises…
(Il coupe) Là, il faut que j’explique. Nous courrons tous sous les couleurs françaises parce que le Sénégal n’avait pas encore de Comité national olympique sportif sénégalais (Cnoss). C’est lorsque je suis rentré en 1961 après les Jeux de Rome, sur demande de Mamadou Dia, qui est venu me chercher à Paris avec Alioune Tall, son ministre des Sports, que j’ai mis en place le Comité olympique sénégalais. C’est moi qui l’ai créé avec le président Amadou Barry qui était député-maire de l’Ile de Gorée. Barry est le premier président du Cnoss. J’avais la mission d’aller voir les gens qui sont aptes à diriger le Cnoss. Je voyais en Barry, un personnage hors pair, il avait tout ce qu’il fallait. Il y avait aussi Henry Diémé et Joseph Gomis. A l’époque, le sport n’était pas une question d’argent. C’était l’affaire des gens capables. Des gens aptes à servir et à se distinguer pour former le Comité olympique.
Aujourd’hui, quelle lecture faites-vous de ce Comité olympique ?
Nous sommes dans un monde d’argent ! Voilà le problème ! Il n’y a que l’argent qui compte. Maintenant, pour faire du sport, il faut de l’argent alors qu’à l’époque, nous faisions du sport sans argent. Nous n’avions pas suffisamment d’argent, mais nous étions motivés par le patriotisme. Aujourd’hui, les gens ne sont obnubilés que par l’argent. Là où il y a les sous, ils foncent. Le sport est relayé au second plan. C’est malheureux à dire, mais il n’y a plus de sport.
Voilà, après vous rentrez au Sénégal…
Je suis rentré au Sénégal, car j’avais un contrat de deux ans renouvelable avec le gouvernement du Sénégal. Le président du Conseil, Mamadou Dia, faisait de moi le premier entraîneur national du Sénégal et même de l’Afrique. J’étais entraîneur national afin de créer une équipe d’athlétisme et constituer un Comité olympique. Voilà, les deux missions prioritaires que Mamadou Dia m’avait assignées et je les ai exécutées.
Vous étiez presque un ministre des Sports alors ?
Non ! On me l’a proposé, mais je me voyais un homme de terrain. Etant entraîneur national d’athlétisme, franchement, je ne me voyais pas en ministre des Sports, d’autant plus que j’ai trouvé que celui qui occupait le
poste était bon. Alioune Tall était un pédagogue, un enseignant. Donc, il suffisait simplement que je me mette à côté de lui pour qu’on aille de l’avant et faire du sport sénégalais un sport adéquat.
On apprend aussi qu’en 1965, vous avez remporté des médailles d’Or aux premiers Jeux africains de Brazzaville en tant qu’entraîneur national.
J’ai été entraîneur national de 1961 à 1965. J’étais aussi le Directeur technique national de l’athlétisme et conseiller du Comité olympique. J’ai passé de bons moments. En 1961, quand je fus nommé entraîneur national, ma première mission était d’aller à Abidjan en Côte d’Ivoire, pour les premiers Jeux de l’Amitié. J’avais six mois pour faire une Equipe d’athlétisme sénégalaise. En six mois, j’ai construit l’équipe qui a été la meilleure à Abidjan. En 1963, on a fait les Jeux de l’Amitié à Dakar au stade de l’Amitié, l’actuel stade Demba Diop, où on a fait une bonne prestation. Le Sénégal a été élu «Meilleure équipe». Mais avant cela, on a fait les Jeux de l’Amitié de Tananarive en 1960 pendant que j’étais en Equipe de France. J’ai participé en tant que capitaine de la fédération du Mali, j’ai gagné le 100m en 10’3 pendant que j’étais même sélectionné en Equipe de France d’Athlétisme. Mais j’ai dit que je cours pour le Mali. Il y a eu quelques problèmes, finalement ils ont accepté et j’ai couru sous les couleurs du Mali. C’étaient les premiers Jeux de l’Amitié qui ont eu lieu à Madagascar.
En 1965, ce sont les premiers Jeux africains de Brazzaville. Là, j’ai amené les équipes de relais. On a gagné les relais 4x100 où il y avait Abdoulaye Ndiaye au départ, Bassirou Doumbia, feu Malick Diop et Mané Malang. Et au 4x400, il y avait Amadou Gackou, Momar Ndiaye un athlète de 800m pour lancer la course, Daniel Thiaw et le capitaine Mamadou Sarr. Après Brazzaville, j’ai fait une interview et j’avais critiqué le gouvernement sénégalais sous Senghor (Il rit aux éclats). C’est Amadou Racine Ndiaye qui était alors le ministre de la Jeunesse et des Sports. Après cette sortie dans la presse, les gens m’en ont voulu et m’ont affecté à Ziguinchor. Mais c’était surtout pour des raisons politiques et je ne veux pas en parler.
Qu’est-ce qu’il vous reprochait ?
D’avoir dit la vérité !
C’était quoi la vérité ?
Les gens ne voulaient pas qu’on dise la vérité. Un technicien doit dire la vérité. Donc, j’étais obligé de dire la vérité en tant que technicien. En partant, on n’avait rien fait pour nous ! On a préparé les jeux dans des conditions épouvantables. J’ai tout dit dans (le quotidien) l’Equipe et on m’avait donné deux pages. J’ai dit tout et j’ai tout dénoncé, mais j’ai lancé aussi un programme pour l’avenir. Le président de la République d’alors, Léopold Sédar Senghor, était en vacances en Normandie. On lui a remis le journal et il a appelé l’Ambassadeur du Sénégal à Paris, André Guillabert, pour lui demander de dire à Amadou Racine Ndiaye de faire un Conseil interministériel qui va étudier sur mon cas. Lors de ce conseil, il y a eu des décisions qui ont été prises. Il y a eu des gens qui étaient pour, d’autres contre. Abdou Diouf, Habib Thiam et Ousmane Camara m’ont défendu. Malheureusement, ils étaient en minorité. Et on m’a affecté arbitrairement en Casamance.
Je suis resté un an à Dakar avant de rejoindre la Casamance, mon lieu d’affectation. Au début, j’ai dit non. Je me suis dit que je suis entraîneur national, je ne bouge pas ! On a coupé mon salaire. J’avais 100 mille francs par mois, j’étais un entraîneur national aligné au rang de ministre. Je gagnais comme les ministres sénégalais, c’est le Président Mamadou Dia qui a fait cela. J’avais 100 mille francs et les administrateurs était à 60 mille francs de salaire, tel que Abdou Diouf et Habib Thiam. On ne me payait plus et c’est ma famille qui s’occupait de ma femme et de mes enfants. Mon père m’a dit : «Nous sommes là pour toi, ne t’occupes pas de ces gens-là. Laisse-les faire ! Laisse-les avec Dieu.»
Au bout d’un an, mes amis, Lamine Diack, Falilou Kane et autres sont venus à la maison. Ils m’ont demandé de rejoindre mon lieu d’affectation. Il y avait Falilou Kane qui devait passer 15 jours de vacances en Casamance avec son ami Toutou Bâ, qui était le préfet de la Casamance. Ils m’ont informé qu’ils partaient le lendemain et m’ont demandé d’aller avec eux. Je les ai dit que je ne peux pas refuser ce que me demande mes meilleurs amis. J’ai rassemblé ma famille et leur ai demandé ce qu’elle pensait de cette nouvelle donne. Ils m’ont dit qu’ils se réfèrent à ma décision : «Si tu veux rester, tu restes ; si tu veux partir, tu pars. Nous te soutiendrons !»
Puisque que je ne pouvais pas dire non à mes amis, un an après, j’ai rejoint mon poste. A ce moment-là, Abdou Ndéné Ndiaye, mon cousin, était Gouverneur de la Casamance. Il m’avait réservé une chambre à la Gouvernance. On m’avait aussi proposé un logement à l’Inspection régionale, mais j’ai préféré rester avec mon cousin.
Et comment s’est passé votre séjour en Casamance ?
J’ai monté une équipe d’athlétisme en Casamance à un mois de la Semaine de la jeunesse, prévue à Dakar. Avec cette équipe, surprise encore (Il rit à gorge déployée), j’ai battu l’équipe dakaroise. Les gens étaient étonnés, ils susurraient et s’interrogeaient : «Comment, les Casamançais viennent battre maintenant les Dakarois, les meilleurs athlètes ? Mais qui a fait cela», s’interrogeaient les Dakarois. D’autres répondaient : «C’est Abdou Sèye, avec lui, il faut s’attendre à tout. Il a la baraka !» Je recommençais à entraîner au football, avec l’équipe du Foyer de Casamance. J’ai entraîné les Bocandé et autres. J’ai créé une école de football au sein du quartier même où se trouve le stade Néma. On a eu une grande équipe de football, on a eu les meilleurs athlètes du Sénégal. Entre temps, il y a eu changement de ministre. Amadou Makhtar Mbow, celui-là même qui s’occupe actuellement des Assises nationales, a été nommé ministre de la Jeunesse et des Sports en remplacement de Amadou Racine Ndiaye. La première chose qu’il a faite est de m’adresser un télégramme pour que je revienne dare-dare à Dakar et que je sois à ses côtés comme conseiller. Quand Abdou Ndéné Ndiaye a reçu le télégramme, il me dit : «Il y a Amadou Makhtar Mbow qui veut faire de toi son conseiller spécial.»
Le soir même, j’ai pris l’avion. J’ai rencontré Mbow, il m’a réitéré sa proposition. Il m’a dit : «Demain, tu viens au travail.» J’ai accepté. Je suis resté à Dakar et laissé mes bagages en Casamance, et jusqu’à présent je n’ai rien récupéré. Mes meubles et ma voiture une «203» noire, je ne les ai plus revus. On a tout bousillé. C’est le Sénégal ! Je n’ai même pas reçu ma médaille olympique. J’ai fermé les yeux. J’ai repris ma maison. Voilà, c’est presque ma vie. J’ai continué d’occuper ma fonction au ministère des Sports avec plusieurs ministres. Après Makhtar Mbow, j’ai été Conseiller technique numéro un jusqu’en 1990 et je suis parti à la retraite sous Abdoulaye Mactar Diop.
Pourtant, il paraît que vous avez été déçu par la politique de Mamadou Dia ?
(Ferme) Non ! Au contraire, c’est faux ! Je suis toujours «Diaiste». Mamadou Dia, voilà sa maison, je sors et je rentre chez lui. On habite la même rue. J’étais surtout déçu de la politique de Senghor. Il a voulu que je sois son ministre, mais j’ai refusé. Après sa rupture avec Mamadou Dia, on m’a taxé de «Diaiste» avec Alou Ndiaye et Waldiodio Ndiaye. Je serais avec le Président Mamadou Dia jusqu’à ma mort.
Aujourd’hui, quels sont vos rapports avec Lamine Diack et Habib Thiam ?
Lamine Diack, c’est mon jumeau. J’ai un fils qui porte son nom. Il s’appelle : Lamine Diack Sèye et il vient de se marier à Saint-Louis. Lamine Diack, on s’est connus très jeunes, quand j’avais 7 ans. J’ai quitté Saint-Louis en 1943, j’ai connu Lamine Diack à l’école Faidherbe. On a fait la dernière classe et justement on avait comme institutrice l’épouse de Mamadou Dia, Ouly Bâ. Et puisque j’avais un oncle qui habitait à Rebeuss, je passais chez Lamine qui était son voisin. J’ai signé au Foyer France-Sénégal aussi avec Lamine Diack, parce que se sont ses grand-frères, Maguette et Alioune Diack, qui s’occupaient de l’encadrement. C’est comme cela que je l’ai connu à l’école. Lamine c’est mon jumeau. C’est un homme extraordinaire. Il est président de l’Iaaf (Fédération internationale d’athlétisme) et il le mérite. C’est un bon président de l’Iaaf, il fait marcher l’athlétisme, mais malheureusement pour lui, l’athlétisme sénégalais ne marche pas. C’est pourquoi, je suis triste pour l’athlétisme sénégalais. Voilà un Sénégalais qui est président de l’Iaaf, qui fait un travail remarquable, mais la discipline qu’il dirige ne marche pas chez lui. Cela me chagrine !
Pour vous, qu’est-ce qui explique la léthargie de l’athlétisme sénégalais ?
D’abord, je pense que c’est surtout un problème de politique sportive. Il n’y a pas de politique sportive dans ce pays. Depuis que je suis parti, c’est zéro ! Je le répète, les gens ne pensent qu’à l’argent maintenant. Quand ils arrivent, ils ne s’occupent que de l’argent. Il faut que le Président Abdoulaye Wade sache que dans son pays, il n’y a pas de politique sportive.
S’il y a un conseil à donner, quels seraient les principaux axes de cette politique sportive ?
Je ne vais pas donner des idées à un adversaire politique (le Gouvernement du Sénégal). C’est un problème politique, un point, un trait. Je ne vais pas donner de conseil à Abdoulaye Wade, parce que je connais l’homme. Wade me connaît très bien parce qu’on était ensemble en France. Il connaît mon franc-parler. Mais, il faut lui dire qu’il y a un problème de politique sportive. C’est moi qui ai initié la politique sportive de ce pays en 1961. On avait la meilleure politique sportive et tous les Africains voulaient faire comme nous. Mais de 1961 à nos jours, il n’y a plus de politique sportive. Il y a eu beaucoup de problème et on a insisté sur la politique sportive actuelle qui n’est pas bonne.
La politique sportive, à l’époque, était fondée sur quoi ?
Sur le patriotisme ! On ne pensait pas à l’argent ni au poste ! Nous, c’est le pays et le sport qui nous intéressaient. Maintenant, il y a d’autres critères qui entrent en jeu. Non, non ! Vraiment je ne veux pas parler de politique sportive, car c’est aussi parler de politique.
De toute façon, vous aviez dit que vous êtes «Diaiste»
Cela tout le monde le sait ! Même les animaux dans ce Sénégal le savent ! (Rires). C’est ce qui a entraîné ma rupture avec Senghor. C’est cela qui m’a valu mon affectation en Casamance. Depuis la rupture entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia, je suis toujours avec Dia. J’ai refusé à Senghor d’être son ministre. J’ai refusé d’être son conseiller. J’ai refusé d’être ministre de Senghor avec Alassane Ndiaye Alou. C’est Lamine Diakhaté qui est venu nous chercher et il (Senghor) nous a reçus dans son bureau à la Présidence. Alou et moi étions en face de Senghor. Il nous a demandé de le rejoindre, en me proposant comme ministre des Sports et Alou, comme ministre de l’Information. Alou m’a fait signe de répondre à Senghor. Je lui ai dit : «Monsieur le Président, tant que Mamadou Dia est en prison à Kédougou, nous n’accepterons pas vos propositions. Sortez-le et nous allons nous asseoir autour d’une table, si vous tombez d’accord avec Mamadou Dia, nous sommes d’accord pour les postes. Tant que vous ne ferez pas cela, nous ne serons pas avec vous ! C’est tout !» Nous nous sommes levés et nous sommes partis ! Il n’y a pas eu de suite. Pour vous dire que j’ai tout refusé à Senghor parce que je ne voulais pas trahir Mamadou Dia. Je n’ai jamais été un traître.
Est-ce à dire que votre statut de «Diaiste» a été la cause de votre affectation en Casamance ?
Non, non ! Ma prise de position pour Mamadou Dia, c’est bien avant Ziguinchor.
Revenons à votre discipline de prédilection : l’athlétisme. Que faut-il faire maintenant pour booster à nouveau cette discipline ?
Tant que la politique ne marche pas, rien ne marchera dans ce pays. Les disciplines sportives ne marcheront pas parce qu’il n’y a pas de politique sportive. Actuellement, c’est du marketing, c’est du marchandage. Il suffit de voir la polémique qu’il y a entre le ministre des Sports et le Comité de normalisation du football. Ils ne s’entendent même pas, ils sont en train de se bagarrer. C’est honteux ! Ces gens ne sont pas capables de faire une bonne politique sportive.
Que vous inspire l’état de décrépitude de l’athlétisme ?
Mais ce n’est pas l’athlétisme sénégalais qui est en décrépitude, c’est tout le sport sénégalais, dans son ensemble.
Oui mais depuis Amadou Dia Bâ, il n’y a plus de médaillé olympique ?
Oui mais au moins l’athlétisme a fait des résultats, contrairement aux autres disciplines. L’athlétisme a tout gagné. Amadou Dia Bâ a gagné une médaille olympique. L’athlétisme dominait tout. Après, c’est le basket qui suivait, par contre le football n’a jamais rien gagné.
Depuis un certain temps, on agite la candidature de Dia Bâ pour la présidence de la Fédération sénégalaise d’athlétisme, qu’en pensez-vous ?
Il n’y a que deux personnes qui l’ont dit, mais les autres n’ont rien dit. Peut-être qu’ils ne sont pas d’accord entre eux. Donc, il faut attendre la tenue de l’Assemblée générale (elle est prévue en principe ce 27 décembre).
Est-ce que l’actuel président, Momar Mbaye, peut relancer la discipline ?
Je n’en sais rien. C’est à lui et à l’Assemblée de décider. Et la vérité triomphera.
Mais vous, en tant qu’ancien…
Tous ces gens-là (Amadou Dia Bâ et Momar Mbaye), ce sont mes athlètes. Je les ai formés. Ils sortent de mes mains. Je les connais tous. C’est ma famille et ça me fait mal de les voir se quereller comme cela. Ils sont divisés ! Mais j’espère que les choses vont revenir à la normale (Le président Lamine Diack a finalement proposé un bureau consensuel).
Vous avez été invité au Centenaire de l’athlétisme français. Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous lie avec l’athlétisme français ?
Tout me lie avec l’athlétisme français. Ils sont bien avec moi.
Il vous consulte souvent ?
Bien sûr. Il me consulte quand il y a des problèmes au niveau de l’athlétisme sénégalais ou en Afrique.
Depuis, le sprint français ne marche plus.
C’est vrai qu’il y a un relâchement. L’athlétisme français c’est comme celui du Sénégal, il y a eu un trou. Mais les Français sont en train de remonter parce qu’il y a des jeunes qui viennent, c’est plus encourageant que l’athlétisme sénégalais. Au moins, ils ont l’espoir que dans deux ans, ils auront de bons athlètes. Et puis vous savez, depuis qu’un noir a été élu Président des Etats-Unis, le monde va changer. Cela fait des années que je dis cela et je me base sur le Coran. Je suis issu d’une famille religieuse et tous les Saints Hommes sont passés par ma demeure familiale. De El Hadj Malick Sy à Ahmadou Bâ, fils de Abdoulaye Bâ. Ahmadou Bâ : voilà le vrai nom de Ahmadou Bamba (Mbacké), qui est un nom sénégalais. El Hadj Malick, c’est mon grand-père. C’est dans ma maison familiale qu’est né Ababacar Sy. Vous voyez, je vous apprends l’histoire du Sénégal. Malheureusement, au Sénégal, on raconte souvent des bêtises. On vous apprend du bidon, mais la vérité va triompher. Quand (Barack) Obama sera installé le 20 janvier prochain, le monde va changer.
Entre votre époque et aujourd’hui, où se situe la différence au niveau de l’athlétisme ?
C’est surtout au niveau des moyens. Si on avait les mêmes moyens qu’a la jeune génération d’aujourd’hui, on aurait fait mieux qu’eux. Si j’avais ce que Bolt (Usain) a, j’aurai mieux fait que lui. De notre temps, il n’y avait pas de tartan, on courrait dans le sable. Aujourd’hui, les athlètes sont privilégiés. Nous étions des êtres humains, mais eux, avec le dopage, ils sont des humains plus (rire).
On a l’impression que le sport est mort au Sénégal. C’est votre avis ?
Effectivement, le sport sénégalais est mort. Vous le constatez vous-mêmes. Il faut se dire la vérité, le sport sénégalais est mort, à l’image du pays. Le football, considéré comme la discipline-reine, n’a rien gagné depuis 1963, aux Jeux de l’Amitié. Depuis Caire 86, on ne cesse de parler de football, de l’Equipe nationale. On a oublié le foot local. C’est la seule discipline qui n’a rien gagné. On a dépensé combien de milliards pour rien ? Vous voyez les milliards qu’on injecte dans le foot ? D’ailleurs, il n’y a plus d’argent au Sénégal depuis que les Libéraux sont au pouvoir. Vous avez vu la dette intérieure ! Tout le monde va devenir chômeur. Et la dette extérieure ? On n’en parle même pas. Cela fait plus de deux mille milliards. On ne fait que tromper les gens. Le football sénégalais ne gagnera rien du tout. Il n’a rien gagné et il ne gagnera rien.
Wade a promis d’organiser les Assises du football…
(Il s’énerve) Ne me parlez pas des promesses de Abdoulaye Wade. On ne voit jamais ses promesses se réaliser. Il faut laisser tomber ces histoires de promesses. Le peuple sénégalais, personne ne peut le tromper. Il faut qu’on soit concret. Toutes ces promesses, c’est du bidon parce qu’elles ne sont jamais tenues.
Pourtant, il y a deux ans, on avait relancé le Conseil national du sport ?
On veut tromper les gens. Le ministre des Sports le sait ! Conseil ou pas, tant qu’on ne revoie pas notre politique sportive…
Pourquoi les anciens sportifs ne font rien pour changer la tendance ?
Ils ne peuvent rien faire parce qu’on prend des gens et on les met à la place des sportifs. Au lieu de prendre un sportif, on prend du n’importe quoi. Ce n’est pas possible ! Le sport au sportif ! Voilà la réponse.
Il me semble que ce sont les sportifs qui ont quitté leur lieu originel ?
«Deedeet» ! (Non, non) On les a mis dehors. On les a dégoûtés du sport et ils sont partis. C’est moi qui ai nommé les entraîneurs nationaux dans ce pays. Je suis entraîneur d’athlétisme, j’avais pris Dibomda à mes côtés. En boxe, j’avais fait venir Idrissa Dione de France. Ameth Bâ pour le cyclisme. J’ai aussi fait venir Alioune Diop pour le basket. J’ai nommé les premiers entraîneurs. Ce qu’on a fait, ces gens-là ne sont pas capables de le faire. J’ai fait la politique sportive de ce pays. Cela personne ne peut le contester, les faits sont là, les écrits sont là.
Demain, si l’Etat sénégalais vient vers vous, qu’allez-vous lui indiquer ?
En tout cas, je leur indiquerais une direction, c’est tout ! Une direction positive comme quand je suis arrivé en 1960. On a eu les meilleurs sportifs, on a même talonné les Européens. Nous avons battu les Français à Abidjan avec six mois de préparation. La première sélection en décembre 1961 les a battus. Il y avait des gens sérieux et l’on ne pensait pas argent. Maintenant, les gens ne pensent qu’à l’argent et aux honneurs. Xaliss rek.
Il y a aussi des problèmes crypto-personnels qui sont à l’origine de certaines crises au niveau des disciplines
Dans toutes les fédérations, il y a des problèmes crypto-personnels, parce que c’est le pays qui a des problèmes. Partout, il y a des problèmes. C’est un problème associatif. Les gens se battent pour l’argent et le pouvoir. Pour le prestige.
Il faut changer de mentalité alors ?
Mais, ils ne peuvent pas changer de mentalité. Il faut que le pays change d’abord pour qu’il y ait changement de mentalités.
Mais il y a eu l’Alternance en 2000, le Ps a cédé la place aux libéraux du Pds.
C’est encore pire que du temps du Ps (Parti socialiste). Le Ps, c’est déjà le mal. Avec les Libéraux, la situation a empiré. C’est le pays qui est dégradant. Il faut que vous soyez d’accord avec moi que quand la tête est malade, tout le corps l’est aussi. Le pays est malade, c’est un problème politique. Il faut un changement comme les Américains. Ce que les Américains ont fait, on doit le faire chez nous. Pour une fois, je suis d’accord avec les Américains. J’ai toujours été contre eux. Pourtant j’ai fait deux Universités américaines. J’ai fait les Universités de Californie à Los Angeles et New York. J’ai également fait Moscou (Russie), Leipzig (Allemagne), c’était pour approfondir mes connaissances de la vie sportive. J’ai fait la Rda (Allemagne de l’Est), la meilleure école de sport au monde. J’ai fait les meilleures écoles où l’on fabrique des hommes. Je ne suis pas comme les Sénégalais.
On dirait que vous n’êtes pas fier d’être Sénégalais ?
Je suis très fier d’être Sénégalais, mais je ne suis pas fier du Sénégal. Il y a nuance. Les Français, Russes, Américains, Allemands de l’Est m’ont tous demandé de rester chez eux, mais j’ai dit non, je retourne au Sénégal ! J’ai tout fait pour le Sénégal. Je ne suis pas fier de ce Sénégal-là. Je ne reconnais plus mon pays. Ce sont eux (Abdoulaye Wade et les libéraux) qui n’ont rien fait pour ce pays. Il me connaît très bien, Wade. On était ensemble à Paris avec Cheikh Anta Diop et Samba Ndoucoumane Guèye, l’ancien mari de Léna Fall. Il faut que les Sénégalais se concertent. Je suis sûr que les Assises nationales vont régler la politique, l’économie, l’agriculture, le sport, etc. Il faut que le Sénégal retrouve son rang. Cela me fait mal que le Sénégal se retrouve derrière le Mali, la Gambie ou la Mauritanie. On devrait être un pays émergent. On n’a pas de pétrole, mais il y a la matière grise pour sortir du sous-développement. Il faut refaire ce pays.
Pour vous donc, les Assises nationales peuvent-ils servir à quelque chose ?
C’est la voie. C’est une excellente solution pour que les gens se retrouvent. Si on ne fait pas ça, on ne sortira pas du gouffre. Les Assises, c’est cela la voie royale ! Tout le monde doit y participer, même Wade et son gouvernement.
Quelle est la personne qui peut sortir le Sénégal du gouffre ?
Je ne citerai pas de nom. Mais n’importe quel Sénégalais peut refaire ce pays s’il est entouré par des Sénégalais compétents. Le nom importe peu, c’est un problème collectif. Nous sommes devant l’Histoire. Il y a trop de tension dans ce pays. Il suffit de peu pour que le feu s’embrase. Il y a trop de problème. Il faut qu’on se dise la vérité et qu’on trouve des solutions pour refaire ce pays. Les politiciens sont conscients de cela.
Je suis Abdoulaye Sèye, connu sous le pseudonyme de Abdou Sèye en sportif. Je suis né le 30 juillet 1934 à Saint-Louis du Sénégal. En 1954, je suis parti en France pour faire mes études et mon service militaire à Toulon. De là-bas, j’ai joué au football. J’étais un très bon footballeur et j’ai été pensionnaire de l’équipe Junior au Foyer France-Sénégal à Dakar. Un jour, le capitaine m’a appelé pour m’informer qu’il avait reçu une correspondance de Paris lui demandant de monter une équipe d’athlétisme. C’est la première fois que l’on me parlait d’athlétisme dans notre quartier. Et puisqu’il me voyait courir très vite, il m’a demandé si je pouvais faire de l’athlétisme en courant les 200 et 100 m. Etant un militaire, je lui ai dit : «Oui mon capitaine.» Avec l’officier du sport, il m’a demandé de former une équipe d’athlétisme au sein du quartier. De voir les aptitudes physiques des uns et des autres. On était à l’ère coloniale, il y avait des Martiniquais, des Africains et quelques Français. Le capitaine nous a dit : «Nous allons former une équipe d’athlétisme et chacun me dira ce qu’il peut faire comme épreuve.» Les gens se sont présentés et on disposait de 15 jours pour participer au neuvième championnat de la région miliaire de Toulon, qui était prévu à Marseille. C’est comme cela qu’est né l’équipe d’athlétisme.
Après 15 jours, nous sommes partis à Marseille. Et à la surprise générale, pour ma première course de 100 m j’ai fait 10 secondes 9 dixièmes. Cela a surpris tout le monde. Les gens se sont dit qu’il faudrait que je continue pour donner une médaille à la France, nous sommes en 1956. A l’époque, une médaille olympique était quelque chose de grand. Ce n’était pas facile. La Fédération française d’Athlétisme m’a demandé de venir à Paris, au Centre sportif des Forces armées, qui est devenu par la suite Bataillon de Joinville, c’était en 1956.
Cela a coïncidé avec les Championnats de France d’Athlétisme. J’ai fait mon premier record au 100 m.
Deuxième surprise générale, je suis champion de France au 200 m à Paris, la même année. Les militaires m’ont demandé de ne plus faire de football. Pourtant, il y avait des clubs professionnels qui voulaient que j’intègre leur effectif après ma libération. Au Bataillon de Joinville, il y avait toutes les disciplines. On ne faisait que du sport. Il y avait les meilleurs sportifs français. Il y avait les meilleurs basketteurs, les meilleurs rugbymen, les meilleurs footballeurs et athlètes, pour faire des équipes compétitives sur le plan international.
Finalement le virus de l’athlétisme vous a piqué…
Ah oui ! De là, je me suis consacré à l’athlétisme. L’Etat Major général des Forces armées m’a interdit de faire du football. Donc, je me suis concentré dans l’athlétisme et ma carrière a bien démarré. J’ai intégré l’Equipe de France avec les Alain Memoun, Papa Gallo Thiam (hauteur), Malick Mbaye et Habib Thiam, l’ancien Premier ministre, qui faisait aussi les 100 et 200 m. Avec Habib Thiam, nous constituons l’équipe de relais. Il faisait le dernier virage et je finissais. Par la suite, j’ai battu le record de France de 100 m de Denicoud, qui était passé de 10’3 à 10’2. J’ai été recordman de France du 200 m avec 21’8, ainsi que celui du 400 m. J’étais le seul athlète au monde à faire les 100, 200 et 400m, ainsi que les relais 4x100, 4x400. Au sprint, j’ai dominé l’Europe et le monde. A partir de là, j’ai pensé aux Jeux Olympiques. En 1960, aux JO de Rome, j’étais archi favori. Je gagne ma série, je gagne les quarts et les demi-finales. Et en finale (rire), Dieu a fait que je termine troisième. L’Italien Berruti gagne la médaille d’Or et un Américain noir du nom de Carney gagne l’Argent au moment où j’ai décroché la médaille de Bronze.
Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?
Je n’ai rien ressenti ! C’est le sport, j’étais favori en partant. Je me rappelle très bien que Jess Owens qui était le meilleur sprinter de tous les temps aux 100 et 200 m et Mc Canley, meilleur coureur au 400 m, sont venus me voir au Village olympique dans ma chambre en me disant : «On vient saluer déjà le futur vainqueur du 200 m olympique», avant même qu’on aille au stade (rire de gorge). J’étais archi-favori et ce petit truc m’a perturbé. Jess Owens, c’est moi qui devais lui demander un autographe, puisqu’il était mon idole, le meilleur sprinter. Mais c’est lui qui vient me demander un autographe. Cela m’a diminué et c’est dans cet état que je suis parti au stade. J’ai fini troisième. J’étais un peu déçu, mais c’est le sport. Jess Owens et Mc Canley m’ont perturbé et c’était mes idoles. L’un était le meilleur sur 100 et 200 m et l’autre sur 400 m. Et moi, je courrais les trois épreuves. Ils étaient mes idoles ! Ils m’ont perturbé en venant me trouver au Village olympique, une heure avant d’aller au stade. Cela m’a surpris, mais c’est le sport.
Après cette déconvenue, comment ont-ils réagit ?
Après la finale, ils sont venus me trouver en me disant que de toute façon : «C’est toi qui devais gagner la médaille d’Or. C’est le hasard qui a fait que Berruti et Carney t’ont devancé ! Pour nous, c’est toi le champion olympique, vu ta façon de courir et ton comportement en série, en quart et demi-finale. C’est toi le vainqueur !»
C’était quoi la spécificité de Abdou Sèye ?
Abdou Sèye est un être qui n’a peur de rien. C’est ma première qualité, je n’ai peur de personne ! Je suis un bon croyant, je suis fidèle en Dieu ! Je suis né dans une famille religieuse. Mon homonyme qui est mon grand père paternel, était un Cadi à Saint-Louis. J’ai appris le Coran très jeune, on m’a enseigné que seul Dieu compte. J’ai démarré ma vie sur une base solide. Je ne vois que Dieu. Je ne crois qu’en Dieu. C’est ma principale force. Je me voue en Dieu. Tout ce qu’il fait, je suis d’accord. C’est ma vie !
Et le style de Abdou Sèye ?
Je n’aime pas trop parler de moi mais, en matière de sprint, ce que j’ai réalisé, personne ne l’a fait. Owens et Mac Canley me l’ont dit. Mais, aujourd’hui, j’ai vu quelqu’un qui peut faire ce que j’ai fait, c’est le Jamaïcain Usain Bolt qui a été champion olympique. Bolt peut faire mieux que moi, il est jeune et il a des qualités hors pair. Je vois en lui mon successeur. Je vois en lui un Abdou Sèye bis. Quand je l’ai vu courir à Pékin, je me voyais moi-même. On a le même style. On a la même décontraction. Il s’amuse quand il court. Bolt, c’est Abdou Sèye.
En 1960, vous avez remporté la médaille de Bronze olympique sous les couleurs françaises…
(Il coupe) Là, il faut que j’explique. Nous courrons tous sous les couleurs françaises parce que le Sénégal n’avait pas encore de Comité national olympique sportif sénégalais (Cnoss). C’est lorsque je suis rentré en 1961 après les Jeux de Rome, sur demande de Mamadou Dia, qui est venu me chercher à Paris avec Alioune Tall, son ministre des Sports, que j’ai mis en place le Comité olympique sénégalais. C’est moi qui l’ai créé avec le président Amadou Barry qui était député-maire de l’Ile de Gorée. Barry est le premier président du Cnoss. J’avais la mission d’aller voir les gens qui sont aptes à diriger le Cnoss. Je voyais en Barry, un personnage hors pair, il avait tout ce qu’il fallait. Il y avait aussi Henry Diémé et Joseph Gomis. A l’époque, le sport n’était pas une question d’argent. C’était l’affaire des gens capables. Des gens aptes à servir et à se distinguer pour former le Comité olympique.
Aujourd’hui, quelle lecture faites-vous de ce Comité olympique ?
Nous sommes dans un monde d’argent ! Voilà le problème ! Il n’y a que l’argent qui compte. Maintenant, pour faire du sport, il faut de l’argent alors qu’à l’époque, nous faisions du sport sans argent. Nous n’avions pas suffisamment d’argent, mais nous étions motivés par le patriotisme. Aujourd’hui, les gens ne sont obnubilés que par l’argent. Là où il y a les sous, ils foncent. Le sport est relayé au second plan. C’est malheureux à dire, mais il n’y a plus de sport.
Voilà, après vous rentrez au Sénégal…
Je suis rentré au Sénégal, car j’avais un contrat de deux ans renouvelable avec le gouvernement du Sénégal. Le président du Conseil, Mamadou Dia, faisait de moi le premier entraîneur national du Sénégal et même de l’Afrique. J’étais entraîneur national afin de créer une équipe d’athlétisme et constituer un Comité olympique. Voilà, les deux missions prioritaires que Mamadou Dia m’avait assignées et je les ai exécutées.
Vous étiez presque un ministre des Sports alors ?
Non ! On me l’a proposé, mais je me voyais un homme de terrain. Etant entraîneur national d’athlétisme, franchement, je ne me voyais pas en ministre des Sports, d’autant plus que j’ai trouvé que celui qui occupait le
poste était bon. Alioune Tall était un pédagogue, un enseignant. Donc, il suffisait simplement que je me mette à côté de lui pour qu’on aille de l’avant et faire du sport sénégalais un sport adéquat.
On apprend aussi qu’en 1965, vous avez remporté des médailles d’Or aux premiers Jeux africains de Brazzaville en tant qu’entraîneur national.
J’ai été entraîneur national de 1961 à 1965. J’étais aussi le Directeur technique national de l’athlétisme et conseiller du Comité olympique. J’ai passé de bons moments. En 1961, quand je fus nommé entraîneur national, ma première mission était d’aller à Abidjan en Côte d’Ivoire, pour les premiers Jeux de l’Amitié. J’avais six mois pour faire une Equipe d’athlétisme sénégalaise. En six mois, j’ai construit l’équipe qui a été la meilleure à Abidjan. En 1963, on a fait les Jeux de l’Amitié à Dakar au stade de l’Amitié, l’actuel stade Demba Diop, où on a fait une bonne prestation. Le Sénégal a été élu «Meilleure équipe». Mais avant cela, on a fait les Jeux de l’Amitié de Tananarive en 1960 pendant que j’étais en Equipe de France. J’ai participé en tant que capitaine de la fédération du Mali, j’ai gagné le 100m en 10’3 pendant que j’étais même sélectionné en Equipe de France d’Athlétisme. Mais j’ai dit que je cours pour le Mali. Il y a eu quelques problèmes, finalement ils ont accepté et j’ai couru sous les couleurs du Mali. C’étaient les premiers Jeux de l’Amitié qui ont eu lieu à Madagascar.
En 1965, ce sont les premiers Jeux africains de Brazzaville. Là, j’ai amené les équipes de relais. On a gagné les relais 4x100 où il y avait Abdoulaye Ndiaye au départ, Bassirou Doumbia, feu Malick Diop et Mané Malang. Et au 4x400, il y avait Amadou Gackou, Momar Ndiaye un athlète de 800m pour lancer la course, Daniel Thiaw et le capitaine Mamadou Sarr. Après Brazzaville, j’ai fait une interview et j’avais critiqué le gouvernement sénégalais sous Senghor (Il rit aux éclats). C’est Amadou Racine Ndiaye qui était alors le ministre de la Jeunesse et des Sports. Après cette sortie dans la presse, les gens m’en ont voulu et m’ont affecté à Ziguinchor. Mais c’était surtout pour des raisons politiques et je ne veux pas en parler.
Qu’est-ce qu’il vous reprochait ?
D’avoir dit la vérité !
C’était quoi la vérité ?
Les gens ne voulaient pas qu’on dise la vérité. Un technicien doit dire la vérité. Donc, j’étais obligé de dire la vérité en tant que technicien. En partant, on n’avait rien fait pour nous ! On a préparé les jeux dans des conditions épouvantables. J’ai tout dit dans (le quotidien) l’Equipe et on m’avait donné deux pages. J’ai dit tout et j’ai tout dénoncé, mais j’ai lancé aussi un programme pour l’avenir. Le président de la République d’alors, Léopold Sédar Senghor, était en vacances en Normandie. On lui a remis le journal et il a appelé l’Ambassadeur du Sénégal à Paris, André Guillabert, pour lui demander de dire à Amadou Racine Ndiaye de faire un Conseil interministériel qui va étudier sur mon cas. Lors de ce conseil, il y a eu des décisions qui ont été prises. Il y a eu des gens qui étaient pour, d’autres contre. Abdou Diouf, Habib Thiam et Ousmane Camara m’ont défendu. Malheureusement, ils étaient en minorité. Et on m’a affecté arbitrairement en Casamance.
Je suis resté un an à Dakar avant de rejoindre la Casamance, mon lieu d’affectation. Au début, j’ai dit non. Je me suis dit que je suis entraîneur national, je ne bouge pas ! On a coupé mon salaire. J’avais 100 mille francs par mois, j’étais un entraîneur national aligné au rang de ministre. Je gagnais comme les ministres sénégalais, c’est le Président Mamadou Dia qui a fait cela. J’avais 100 mille francs et les administrateurs était à 60 mille francs de salaire, tel que Abdou Diouf et Habib Thiam. On ne me payait plus et c’est ma famille qui s’occupait de ma femme et de mes enfants. Mon père m’a dit : «Nous sommes là pour toi, ne t’occupes pas de ces gens-là. Laisse-les faire ! Laisse-les avec Dieu.»
Au bout d’un an, mes amis, Lamine Diack, Falilou Kane et autres sont venus à la maison. Ils m’ont demandé de rejoindre mon lieu d’affectation. Il y avait Falilou Kane qui devait passer 15 jours de vacances en Casamance avec son ami Toutou Bâ, qui était le préfet de la Casamance. Ils m’ont informé qu’ils partaient le lendemain et m’ont demandé d’aller avec eux. Je les ai dit que je ne peux pas refuser ce que me demande mes meilleurs amis. J’ai rassemblé ma famille et leur ai demandé ce qu’elle pensait de cette nouvelle donne. Ils m’ont dit qu’ils se réfèrent à ma décision : «Si tu veux rester, tu restes ; si tu veux partir, tu pars. Nous te soutiendrons !»
Puisque que je ne pouvais pas dire non à mes amis, un an après, j’ai rejoint mon poste. A ce moment-là, Abdou Ndéné Ndiaye, mon cousin, était Gouverneur de la Casamance. Il m’avait réservé une chambre à la Gouvernance. On m’avait aussi proposé un logement à l’Inspection régionale, mais j’ai préféré rester avec mon cousin.
Et comment s’est passé votre séjour en Casamance ?
J’ai monté une équipe d’athlétisme en Casamance à un mois de la Semaine de la jeunesse, prévue à Dakar. Avec cette équipe, surprise encore (Il rit à gorge déployée), j’ai battu l’équipe dakaroise. Les gens étaient étonnés, ils susurraient et s’interrogeaient : «Comment, les Casamançais viennent battre maintenant les Dakarois, les meilleurs athlètes ? Mais qui a fait cela», s’interrogeaient les Dakarois. D’autres répondaient : «C’est Abdou Sèye, avec lui, il faut s’attendre à tout. Il a la baraka !» Je recommençais à entraîner au football, avec l’équipe du Foyer de Casamance. J’ai entraîné les Bocandé et autres. J’ai créé une école de football au sein du quartier même où se trouve le stade Néma. On a eu une grande équipe de football, on a eu les meilleurs athlètes du Sénégal. Entre temps, il y a eu changement de ministre. Amadou Makhtar Mbow, celui-là même qui s’occupe actuellement des Assises nationales, a été nommé ministre de la Jeunesse et des Sports en remplacement de Amadou Racine Ndiaye. La première chose qu’il a faite est de m’adresser un télégramme pour que je revienne dare-dare à Dakar et que je sois à ses côtés comme conseiller. Quand Abdou Ndéné Ndiaye a reçu le télégramme, il me dit : «Il y a Amadou Makhtar Mbow qui veut faire de toi son conseiller spécial.»
Le soir même, j’ai pris l’avion. J’ai rencontré Mbow, il m’a réitéré sa proposition. Il m’a dit : «Demain, tu viens au travail.» J’ai accepté. Je suis resté à Dakar et laissé mes bagages en Casamance, et jusqu’à présent je n’ai rien récupéré. Mes meubles et ma voiture une «203» noire, je ne les ai plus revus. On a tout bousillé. C’est le Sénégal ! Je n’ai même pas reçu ma médaille olympique. J’ai fermé les yeux. J’ai repris ma maison. Voilà, c’est presque ma vie. J’ai continué d’occuper ma fonction au ministère des Sports avec plusieurs ministres. Après Makhtar Mbow, j’ai été Conseiller technique numéro un jusqu’en 1990 et je suis parti à la retraite sous Abdoulaye Mactar Diop.
Pourtant, il paraît que vous avez été déçu par la politique de Mamadou Dia ?
(Ferme) Non ! Au contraire, c’est faux ! Je suis toujours «Diaiste». Mamadou Dia, voilà sa maison, je sors et je rentre chez lui. On habite la même rue. J’étais surtout déçu de la politique de Senghor. Il a voulu que je sois son ministre, mais j’ai refusé. Après sa rupture avec Mamadou Dia, on m’a taxé de «Diaiste» avec Alou Ndiaye et Waldiodio Ndiaye. Je serais avec le Président Mamadou Dia jusqu’à ma mort.
Aujourd’hui, quels sont vos rapports avec Lamine Diack et Habib Thiam ?
Lamine Diack, c’est mon jumeau. J’ai un fils qui porte son nom. Il s’appelle : Lamine Diack Sèye et il vient de se marier à Saint-Louis. Lamine Diack, on s’est connus très jeunes, quand j’avais 7 ans. J’ai quitté Saint-Louis en 1943, j’ai connu Lamine Diack à l’école Faidherbe. On a fait la dernière classe et justement on avait comme institutrice l’épouse de Mamadou Dia, Ouly Bâ. Et puisque j’avais un oncle qui habitait à Rebeuss, je passais chez Lamine qui était son voisin. J’ai signé au Foyer France-Sénégal aussi avec Lamine Diack, parce que se sont ses grand-frères, Maguette et Alioune Diack, qui s’occupaient de l’encadrement. C’est comme cela que je l’ai connu à l’école. Lamine c’est mon jumeau. C’est un homme extraordinaire. Il est président de l’Iaaf (Fédération internationale d’athlétisme) et il le mérite. C’est un bon président de l’Iaaf, il fait marcher l’athlétisme, mais malheureusement pour lui, l’athlétisme sénégalais ne marche pas. C’est pourquoi, je suis triste pour l’athlétisme sénégalais. Voilà un Sénégalais qui est président de l’Iaaf, qui fait un travail remarquable, mais la discipline qu’il dirige ne marche pas chez lui. Cela me chagrine !
Pour vous, qu’est-ce qui explique la léthargie de l’athlétisme sénégalais ?
D’abord, je pense que c’est surtout un problème de politique sportive. Il n’y a pas de politique sportive dans ce pays. Depuis que je suis parti, c’est zéro ! Je le répète, les gens ne pensent qu’à l’argent maintenant. Quand ils arrivent, ils ne s’occupent que de l’argent. Il faut que le Président Abdoulaye Wade sache que dans son pays, il n’y a pas de politique sportive.
S’il y a un conseil à donner, quels seraient les principaux axes de cette politique sportive ?
Je ne vais pas donner des idées à un adversaire politique (le Gouvernement du Sénégal). C’est un problème politique, un point, un trait. Je ne vais pas donner de conseil à Abdoulaye Wade, parce que je connais l’homme. Wade me connaît très bien parce qu’on était ensemble en France. Il connaît mon franc-parler. Mais, il faut lui dire qu’il y a un problème de politique sportive. C’est moi qui ai initié la politique sportive de ce pays en 1961. On avait la meilleure politique sportive et tous les Africains voulaient faire comme nous. Mais de 1961 à nos jours, il n’y a plus de politique sportive. Il y a eu beaucoup de problème et on a insisté sur la politique sportive actuelle qui n’est pas bonne.
La politique sportive, à l’époque, était fondée sur quoi ?
Sur le patriotisme ! On ne pensait pas à l’argent ni au poste ! Nous, c’est le pays et le sport qui nous intéressaient. Maintenant, il y a d’autres critères qui entrent en jeu. Non, non ! Vraiment je ne veux pas parler de politique sportive, car c’est aussi parler de politique.
De toute façon, vous aviez dit que vous êtes «Diaiste»
Cela tout le monde le sait ! Même les animaux dans ce Sénégal le savent ! (Rires). C’est ce qui a entraîné ma rupture avec Senghor. C’est cela qui m’a valu mon affectation en Casamance. Depuis la rupture entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia, je suis toujours avec Dia. J’ai refusé à Senghor d’être son ministre. J’ai refusé d’être son conseiller. J’ai refusé d’être ministre de Senghor avec Alassane Ndiaye Alou. C’est Lamine Diakhaté qui est venu nous chercher et il (Senghor) nous a reçus dans son bureau à la Présidence. Alou et moi étions en face de Senghor. Il nous a demandé de le rejoindre, en me proposant comme ministre des Sports et Alou, comme ministre de l’Information. Alou m’a fait signe de répondre à Senghor. Je lui ai dit : «Monsieur le Président, tant que Mamadou Dia est en prison à Kédougou, nous n’accepterons pas vos propositions. Sortez-le et nous allons nous asseoir autour d’une table, si vous tombez d’accord avec Mamadou Dia, nous sommes d’accord pour les postes. Tant que vous ne ferez pas cela, nous ne serons pas avec vous ! C’est tout !» Nous nous sommes levés et nous sommes partis ! Il n’y a pas eu de suite. Pour vous dire que j’ai tout refusé à Senghor parce que je ne voulais pas trahir Mamadou Dia. Je n’ai jamais été un traître.
Est-ce à dire que votre statut de «Diaiste» a été la cause de votre affectation en Casamance ?
Non, non ! Ma prise de position pour Mamadou Dia, c’est bien avant Ziguinchor.
Revenons à votre discipline de prédilection : l’athlétisme. Que faut-il faire maintenant pour booster à nouveau cette discipline ?
Tant que la politique ne marche pas, rien ne marchera dans ce pays. Les disciplines sportives ne marcheront pas parce qu’il n’y a pas de politique sportive. Actuellement, c’est du marketing, c’est du marchandage. Il suffit de voir la polémique qu’il y a entre le ministre des Sports et le Comité de normalisation du football. Ils ne s’entendent même pas, ils sont en train de se bagarrer. C’est honteux ! Ces gens ne sont pas capables de faire une bonne politique sportive.
Que vous inspire l’état de décrépitude de l’athlétisme ?
Mais ce n’est pas l’athlétisme sénégalais qui est en décrépitude, c’est tout le sport sénégalais, dans son ensemble.
Oui mais depuis Amadou Dia Bâ, il n’y a plus de médaillé olympique ?
Oui mais au moins l’athlétisme a fait des résultats, contrairement aux autres disciplines. L’athlétisme a tout gagné. Amadou Dia Bâ a gagné une médaille olympique. L’athlétisme dominait tout. Après, c’est le basket qui suivait, par contre le football n’a jamais rien gagné.
Depuis un certain temps, on agite la candidature de Dia Bâ pour la présidence de la Fédération sénégalaise d’athlétisme, qu’en pensez-vous ?
Il n’y a que deux personnes qui l’ont dit, mais les autres n’ont rien dit. Peut-être qu’ils ne sont pas d’accord entre eux. Donc, il faut attendre la tenue de l’Assemblée générale (elle est prévue en principe ce 27 décembre).
Est-ce que l’actuel président, Momar Mbaye, peut relancer la discipline ?
Je n’en sais rien. C’est à lui et à l’Assemblée de décider. Et la vérité triomphera.
Mais vous, en tant qu’ancien…
Tous ces gens-là (Amadou Dia Bâ et Momar Mbaye), ce sont mes athlètes. Je les ai formés. Ils sortent de mes mains. Je les connais tous. C’est ma famille et ça me fait mal de les voir se quereller comme cela. Ils sont divisés ! Mais j’espère que les choses vont revenir à la normale (Le président Lamine Diack a finalement proposé un bureau consensuel).
Vous avez été invité au Centenaire de l’athlétisme français. Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous lie avec l’athlétisme français ?
Tout me lie avec l’athlétisme français. Ils sont bien avec moi.
Il vous consulte souvent ?
Bien sûr. Il me consulte quand il y a des problèmes au niveau de l’athlétisme sénégalais ou en Afrique.
Depuis, le sprint français ne marche plus.
C’est vrai qu’il y a un relâchement. L’athlétisme français c’est comme celui du Sénégal, il y a eu un trou. Mais les Français sont en train de remonter parce qu’il y a des jeunes qui viennent, c’est plus encourageant que l’athlétisme sénégalais. Au moins, ils ont l’espoir que dans deux ans, ils auront de bons athlètes. Et puis vous savez, depuis qu’un noir a été élu Président des Etats-Unis, le monde va changer. Cela fait des années que je dis cela et je me base sur le Coran. Je suis issu d’une famille religieuse et tous les Saints Hommes sont passés par ma demeure familiale. De El Hadj Malick Sy à Ahmadou Bâ, fils de Abdoulaye Bâ. Ahmadou Bâ : voilà le vrai nom de Ahmadou Bamba (Mbacké), qui est un nom sénégalais. El Hadj Malick, c’est mon grand-père. C’est dans ma maison familiale qu’est né Ababacar Sy. Vous voyez, je vous apprends l’histoire du Sénégal. Malheureusement, au Sénégal, on raconte souvent des bêtises. On vous apprend du bidon, mais la vérité va triompher. Quand (Barack) Obama sera installé le 20 janvier prochain, le monde va changer.
Entre votre époque et aujourd’hui, où se situe la différence au niveau de l’athlétisme ?
C’est surtout au niveau des moyens. Si on avait les mêmes moyens qu’a la jeune génération d’aujourd’hui, on aurait fait mieux qu’eux. Si j’avais ce que Bolt (Usain) a, j’aurai mieux fait que lui. De notre temps, il n’y avait pas de tartan, on courrait dans le sable. Aujourd’hui, les athlètes sont privilégiés. Nous étions des êtres humains, mais eux, avec le dopage, ils sont des humains plus (rire).
On a l’impression que le sport est mort au Sénégal. C’est votre avis ?
Effectivement, le sport sénégalais est mort. Vous le constatez vous-mêmes. Il faut se dire la vérité, le sport sénégalais est mort, à l’image du pays. Le football, considéré comme la discipline-reine, n’a rien gagné depuis 1963, aux Jeux de l’Amitié. Depuis Caire 86, on ne cesse de parler de football, de l’Equipe nationale. On a oublié le foot local. C’est la seule discipline qui n’a rien gagné. On a dépensé combien de milliards pour rien ? Vous voyez les milliards qu’on injecte dans le foot ? D’ailleurs, il n’y a plus d’argent au Sénégal depuis que les Libéraux sont au pouvoir. Vous avez vu la dette intérieure ! Tout le monde va devenir chômeur. Et la dette extérieure ? On n’en parle même pas. Cela fait plus de deux mille milliards. On ne fait que tromper les gens. Le football sénégalais ne gagnera rien du tout. Il n’a rien gagné et il ne gagnera rien.
Wade a promis d’organiser les Assises du football…
(Il s’énerve) Ne me parlez pas des promesses de Abdoulaye Wade. On ne voit jamais ses promesses se réaliser. Il faut laisser tomber ces histoires de promesses. Le peuple sénégalais, personne ne peut le tromper. Il faut qu’on soit concret. Toutes ces promesses, c’est du bidon parce qu’elles ne sont jamais tenues.
Pourtant, il y a deux ans, on avait relancé le Conseil national du sport ?
On veut tromper les gens. Le ministre des Sports le sait ! Conseil ou pas, tant qu’on ne revoie pas notre politique sportive…
Pourquoi les anciens sportifs ne font rien pour changer la tendance ?
Ils ne peuvent rien faire parce qu’on prend des gens et on les met à la place des sportifs. Au lieu de prendre un sportif, on prend du n’importe quoi. Ce n’est pas possible ! Le sport au sportif ! Voilà la réponse.
Il me semble que ce sont les sportifs qui ont quitté leur lieu originel ?
«Deedeet» ! (Non, non) On les a mis dehors. On les a dégoûtés du sport et ils sont partis. C’est moi qui ai nommé les entraîneurs nationaux dans ce pays. Je suis entraîneur d’athlétisme, j’avais pris Dibomda à mes côtés. En boxe, j’avais fait venir Idrissa Dione de France. Ameth Bâ pour le cyclisme. J’ai aussi fait venir Alioune Diop pour le basket. J’ai nommé les premiers entraîneurs. Ce qu’on a fait, ces gens-là ne sont pas capables de le faire. J’ai fait la politique sportive de ce pays. Cela personne ne peut le contester, les faits sont là, les écrits sont là.
Demain, si l’Etat sénégalais vient vers vous, qu’allez-vous lui indiquer ?
En tout cas, je leur indiquerais une direction, c’est tout ! Une direction positive comme quand je suis arrivé en 1960. On a eu les meilleurs sportifs, on a même talonné les Européens. Nous avons battu les Français à Abidjan avec six mois de préparation. La première sélection en décembre 1961 les a battus. Il y avait des gens sérieux et l’on ne pensait pas argent. Maintenant, les gens ne pensent qu’à l’argent et aux honneurs. Xaliss rek.
Il y a aussi des problèmes crypto-personnels qui sont à l’origine de certaines crises au niveau des disciplines
Dans toutes les fédérations, il y a des problèmes crypto-personnels, parce que c’est le pays qui a des problèmes. Partout, il y a des problèmes. C’est un problème associatif. Les gens se battent pour l’argent et le pouvoir. Pour le prestige.
Il faut changer de mentalité alors ?
Mais, ils ne peuvent pas changer de mentalité. Il faut que le pays change d’abord pour qu’il y ait changement de mentalités.
Mais il y a eu l’Alternance en 2000, le Ps a cédé la place aux libéraux du Pds.
C’est encore pire que du temps du Ps (Parti socialiste). Le Ps, c’est déjà le mal. Avec les Libéraux, la situation a empiré. C’est le pays qui est dégradant. Il faut que vous soyez d’accord avec moi que quand la tête est malade, tout le corps l’est aussi. Le pays est malade, c’est un problème politique. Il faut un changement comme les Américains. Ce que les Américains ont fait, on doit le faire chez nous. Pour une fois, je suis d’accord avec les Américains. J’ai toujours été contre eux. Pourtant j’ai fait deux Universités américaines. J’ai fait les Universités de Californie à Los Angeles et New York. J’ai également fait Moscou (Russie), Leipzig (Allemagne), c’était pour approfondir mes connaissances de la vie sportive. J’ai fait la Rda (Allemagne de l’Est), la meilleure école de sport au monde. J’ai fait les meilleures écoles où l’on fabrique des hommes. Je ne suis pas comme les Sénégalais.
On dirait que vous n’êtes pas fier d’être Sénégalais ?
Je suis très fier d’être Sénégalais, mais je ne suis pas fier du Sénégal. Il y a nuance. Les Français, Russes, Américains, Allemands de l’Est m’ont tous demandé de rester chez eux, mais j’ai dit non, je retourne au Sénégal ! J’ai tout fait pour le Sénégal. Je ne suis pas fier de ce Sénégal-là. Je ne reconnais plus mon pays. Ce sont eux (Abdoulaye Wade et les libéraux) qui n’ont rien fait pour ce pays. Il me connaît très bien, Wade. On était ensemble à Paris avec Cheikh Anta Diop et Samba Ndoucoumane Guèye, l’ancien mari de Léna Fall. Il faut que les Sénégalais se concertent. Je suis sûr que les Assises nationales vont régler la politique, l’économie, l’agriculture, le sport, etc. Il faut que le Sénégal retrouve son rang. Cela me fait mal que le Sénégal se retrouve derrière le Mali, la Gambie ou la Mauritanie. On devrait être un pays émergent. On n’a pas de pétrole, mais il y a la matière grise pour sortir du sous-développement. Il faut refaire ce pays.
Pour vous donc, les Assises nationales peuvent-ils servir à quelque chose ?
C’est la voie. C’est une excellente solution pour que les gens se retrouvent. Si on ne fait pas ça, on ne sortira pas du gouffre. Les Assises, c’est cela la voie royale ! Tout le monde doit y participer, même Wade et son gouvernement.
Quelle est la personne qui peut sortir le Sénégal du gouffre ?
Je ne citerai pas de nom. Mais n’importe quel Sénégalais peut refaire ce pays s’il est entouré par des Sénégalais compétents. Le nom importe peu, c’est un problème collectif. Nous sommes devant l’Histoire. Il y a trop de tension dans ce pays. Il suffit de peu pour que le feu s’embrase. Il y a trop de problème. Il faut qu’on se dise la vérité et qu’on trouve des solutions pour refaire ce pays. Les politiciens sont conscients de cela.