Des journaux, témoins, acteurs ou observateurs de l’évènement ainsi que diverses autres personnalités ou individualités ne s’en sont pas privés. Les appréciations sont diverses, mais une idée force se dégage selon laquelle le flou continue de prévaloir quant à l’identité véritable des auteurs de cette forfaiture. Parmi ces observateurs, le magazine Jeune Afrique qui a fait paraitre des extraits du livre « Il était une fois Sankara » du journaliste Sennen Andriamirado.
Dans ces extraits , Sennen affirme de façon péremptoire qu’il ne faut pas aller chercher loin ce qui saute directement aux yeux, à savoir qu’il s’agirait d’un homicide consécutif à l’exacerbation d’une brouille entre ex-compagnons ayant pris une tournure qui malheureusement, ne pouvait se conclure que par la mort de l’un ou l’autre des protagonistes, au vu des caractéristiques même du processus et notamment des tempéraments en opposition très marqués selon lui, par l’infantilisme juvénile.
Sur cette lancée, il excluait toute immixtion, ou intervention de l’extérieur dans ces évènements pour mettre de côté la thèse de « l’ingérence extérieure » et les présenter comme relevant d’un conflit exclusivement intérieur. Valère Somé un des acteurs de premier plan de la révolution burkinabé aujourd’hui décédé, réfute avec justesse dans son ouvrage « L’espoir assassiné », paru en 1990, la position de Sennen lorsque ce dernier affirme sans nuances, que «Blaise Compaoré a raison quand il dit et répète que les ‘évènements du 15 octobre’ sont l’aboutissement d’une crise exclusivement interne ».
il faudrait aujourd’hui ajouter l’identité de cette position avec celle de l’ex-ancien ministre français des Affaires étrangères, Jean Bernard Raymond, qui soutenait lui aussi, que c’était une affaire exclusivement burkinabé, à la différence d’un Michel Lunven proche de Jacques Foccart et ex-ambassadeur de France au Burkina, plus impliqués dans les réseaux de la Françafrique et qui lui, pour dédouaner la France, suggérait explicitement dans des propos rapportés par RFI, la piste ivoirienne en alléguant des rapports exécrables entre ce dernier et Sankara. Valère a donc raison de rétorquer à Sennen de ne pas procéder à « une analyse dialectique des causes internes et externes ».
Sennen, assez bon analyste, connaissant bien l’Afrique de surcroit, avait de la sympathie pour Sankara qu’il connaissait par ailleurs avant l’arrivée de ce dernier à la tête de l’Etat, pour avoir partagé en partie des moments de formation avec lui. Mais pour le coup-ci, il est réellement passé à côté en occultant tout bonnement la signification et les enjeux de cet évènement tragique, sans lesquels l’on ne pourra pas saisir ce qui s’est réellement passé.
Il est surtout passé à côté d’une fructueuse investigation journalistique qui aurait sans conteste fait progresser le dossier. Le cas échéant, il n’aurait certainement pas manqué de prendre en compte le contexte historique et la situation géographique du déroulement de cet évènement au lieu de l’en isoler dans une démarche mécaniste. Cette tragédie n’a pas à vrai dire seulement dévié le sens de l’histoire au Burkina Faso, c’est toute la sous-région ouest-africaine qui en a souffert.
C’est également en gravissant les degrés de cette échelle que l’on peut situer les différentes responsabilités et mieux cerner les véritables assassins de cette grande figure africaine. Au niveau de la sous-région ouest-africaine, le capital étranger particulièrement celui français, domine une chaîne de contre-valeurs antipatriotiques et antipopulaires avec comme socle économique transfrontalier, différents systèmes industriels, commerciaux, bancaires et autres disséminés au travers de plusieurs pays ; malgré une concurrence appuyée d’autres puissances désireuses de se faire une place juteuse dans les quasi-possessions se prévalant des oripeaux d’une souveraineté internationale le plus souvent conditionnellement octroyée par la France à contre-cœur, cette dernière continuait de perpétuer son pré carré sous de nouvelles formes et modalités.
Cela, même s’il lui a fallu pour ce faire, réviser la Françafrique en vue de réadapter la politique de chasse gardée à laquelle les chefs d’Etat africains s’étaient soumis. Parmi ces pays, l’ex Haute Volta, sans être le plus important, jouait à la fin des années 70/début 80, un rôle assez notable de relais de la domination française en renforcement de certains pays notoirement connus comme chiens de garde des intérêts français dans la région.
Que ne fut donc la surprise de tout ce beau monde quand l’insurrection militaire de l’aile progressiste de l’armée de Haute-Volta, de concert avec le mouvement patriotique démocratique, suite au renversement du régime fantoche de Saye Zarbo et après quelques péripéties marquantes vite dépassées, porta au pouvoir un noyau de militaires et de civils armés de la volonté d’imprimer un changement de cap à ce pays contigu à la Côte d’Ivoire, une des bases de la domination française dans la sous-région, pays lui-même en proie aux fluctuations d’un avenir politique et économique incertain.
L’on peut aisément comprendre que l’impérialisme français, une fois passée la surprise et le temps de se rendre compte qu’il ne s’agissait pas d’un simple coup d’éclat ou d’un coup d’Etat sans changement structurel ou sociétal comme le continent en a souvent connu, n’ait pas trop tardé à mettre en place un dispositif pour contenir cette rupture révolutionnaire et l’empêcher de faire boule de neige et à défaut de l’étouffer dans l’œuf, l’encercler stratégiquement pour l’abattre au moment le plus opportun. Ce moment opportun n’a-t-il pas été l’aiguisement des contradictions internes à la dynamique enclenchée au Burkina ?
Ces contradictions se sont en effet exacerbées et opposaient différents protagonistes à la fin de l’année 1986. C’est précisément cette période que choisit le PR Mitterrand pour effectuer un voyage au Burkina en septembre, suivi de Michel Foccart un mois après. Malgré le discours officiel lénifiant, tendant à faire accroire que tout se serait bien passé, les têtes-à-têtes ont au contraire, amené les Français à conclure qu’il n’y avait rien à tirer de Sankara et consorts et qu’il fallait utiliser des arguments plutôt officieux pour le « convaincre ».
Et il faut dire que les enjeux étaient à la mesure des désaccords. Au vu de la configuration des choses, cela ne pouvait conduire qu’à l’assassinat de Sankara, par une démarche bien connue de différentes puissances coloniales, qui a porté ses fruits avec la mort de Cabral, Mondlane, Um Niobé et d’autres qui ont alimenté à foison le martyrologe africain, démarche des plus cyniques qui sera portée une décennie plus tard au niveau d’une horreur digne d’un tableau à la Guernica, avec l’ignoble génocide provoqué qui a décimé le Rwanda.
Cela, non pas essentiellement du fait de l’arbre d’un conflit Tutsi-Hutu réel mais manipulé à outrance pour cacher la forêt du choc d’intérêts entre Français et Anglo-saxons. Ahurissant mais pas surprenant. C’est là une recette de gastronomie politique éculée dans laquelle excelle la France dans la posture de l’ogre « postcolonial » dévorant cru ceux qu’il tient pour des sujets trop insoumis.
Dans le cas du Burkina, il ne s’agit pas là non plus d’un simple assassinat consécutif à l’exacerbation d’une brouille entre ex-compagnons. Il s’agissait au contraire de la lutte entre deux voies. La première voie a d’abord été dans l’immédiat ,celle de la rupture politico-culturelle d’avec le colonial-impérialisme. Le peuple burkinabé s’y est engagé avec brio.
Par le passage d’un nom à simple connotation géographique (Volta), à celui paradigmatique de l’ « Homme vertueux » à forger sur la base de la valeur de l’Intégrité, il a su prendre et donner en référence la capacité de l’être humain à se dégager de l’aliénation sociale du pouvoir, de l’avoir et du savoir, pour faire éclore le meilleur de l’humain par la transformation simultanée de son environnement et de soi-même.
Ce n’était pas que formel comme il en a été avec l’exemple du Zaïre et de la théorie de l’ « Authenticité» à la Mobutu. Cette dénomination était différente parce qu’elle renvoyait au contraire, à un message constant à véhiculer et alimenter pour changer les mentalités dans une praxis de tous les jours.
Elle symbolise surtout cette voie de la rupture d’avec l’économie compradore, dépendante de l’extérieur pour l’impulsion d’un développement national, démocratique au service des paysans, des travailleurs, de la jeunesse, des femmes et des laissés-pour-compte, bref la voie de la souveraineté populaire et nationale ; voie débroussaillée par le camp de ceux qui voulaient rompre avec la domination impérialiste de la France et qui ont trébuché dans leur historique mission de faire concorder, une telle révolution nationale démocratique anti-impérialiste et la révolution citoyenne sociale-républicaine dans une étroite conjonction inscrite dans la perspective du socialisme, il est vrai déjà sujet à de profondes interrogations.
Certes des erreurs et des insuffisances partagées et pas seulement qu’au Burkina, sont à relever qui tiennent en grande partie du fait que si les orientations de rupture adoptées ont assez tôt pu se traduire en document de référence à l’image du Discours d’Orientation Politique (DOP), cela n’a pas permis par une démarche de dépassement, d’asseoir concrètement les bases d’une approche intégrant différentes dynamiques dans une seule confluence.
Ce camp a buté sur la constitution par fusion d’une nouvelle organisation politique porteuse d’alternative et capable de faire face aux énormes défis de gagner par cercles concentriques, les différentes forces politiques et sociales révolutionnaires, patriotiques ou progressistes, dans des dynamiques diversifiées de front ou fédération, afin de propulser à une nouvelle étape les transformations structurelles mises à l’ordre du jour par l’évolution historique et son articulation judicieuse à la construction du nouvel Etat autour d’un programme de transformation nationale, démocratique et populaire.
De ce fait, des décalages ont été enregistrés dans la progression de la dynamique d’ensemble, ainsi que dans la lutte pour faire prévaloir cette voie, à contre-courant de la capitulation face à l’opposition droitière et aux formations politiques social-libérales. L’impulsion de la révolution républicaine-citoyenne a été tardivement prise à bas-le-corps pour donner un contenu de masse plus démocratique aux formes alternatives que sont les CDR et TPR et ainsi, neutraliser certaines tendances négatives qui les éloignaient du peuple.
Cela a empêché d’atteindre correctement l’objectif de mettre le peuple en mesure d’aller au delà du libéralisme et de l’étatisme bureaucratique, pour se constituer en une authentique démocratie. Ces forces ont certainement péché par défaut d’une méthode permettant une meilleure connaissance de la réalité par l’enquête et la recherche, la critique et l’autocritique et la liaison aux masses populaires ainsi que la résolution des moyens de compter sur leurs propres forces pour faire face a leurs obligations de mener la rupture engagée à bon port.
Les tenants de l’autre voie et leurs alliés néocoloniaux et semi-féodaux ont su tabler sur ces erreurs et insuffisances, pour œuvrer au retour de cette domination néocoloniale dans de le giron de l’impérialisme français au grand jour ; ils ont pu paver par des manigances, les galeries ténébreuses qu’ils n’ont cessé d’excaver. En évidant parallèlement l’œuvre de transformation de toute sa substance vive, ils sont parvenus à déplanter toutes les semis pleins de sève d’un avenir de dignité fait de prospérité au bénéfice de la nation et du peuple du Burkina Faso, avant de supplanter les forces patriotiques. Dans le sang.
Il était donc question pour tout dire d’une confrontation directe entre révolution et contre-révolution, entre progrès et réaction. Voilà pourquoi Thomas S. n’est pas mort seul. Il est tombé arme au poing avec 12 de ses compagnons. Et la suite des évènements comptera plus d’une centaine de morts la plupart abattus de sang froid particulièrement à Koudougou et la zone de Pô. Voilà aussi pourquoi une fois le pouvoir entre leurs mains, les assassins ont procédé à des séries d’arrestation, de tortures, d’exécutions et mis en place un dispositif répressif qui a reconfiguré l’Etat et ses différents organes et mécanismes.
Sans omettre de rendre compte aux complices et commanditaires censés être éloignés ou externes mais de toute évidence, bien présents dans les souterrains des champs d’opération, certainement minés de bout en bout.
Du point de vue de la dialectique de l’externe et de l’interne, ces évènements trouvent également leur signification à une échelle géo-historique plus large. La révolution au Burkina se situe entre deux évènements historiques de dimension globale et vis-à-vis desquels il se situait à rebrousse-poil de fait. Elle s’est en effet déroulée trois ans après ce premier évènement historique pour l’Afrique qu’a été le Plan d’action de Lagos de 1980 remplacé par les plans d’ajustement structurel qui ont imposé au continent le diktat du FMI et de la Banque Mondiale dans le cadre du « Consensus de Washington ».
Lesquels plans prônaient en sus de la privatisation de secteurs-clés, la liquidation de pans entiers du secteur public de ces pays en particulier l’eau, l’électricité, l’éducation, l’enseignement ou la santé. Autant de politiques contre lesquels l’expérience Burkinabé se situait totalement en porte-à-faux pour faire prévaloir un développement endogène, avec les risques de remise en cause de la prégnance dudit consensus dans la zone ouest-africaine.
Elle a également eu lieu trois ans avant ce deuxième évènement historique qu’a constitué l’implosion du bloc de l’Est aux environs de 1990. Ce fait n’a pas été sans incidence en Afrique de l’Ouest. Il s’est en quelque sorte exprimé au niveau de la sous-région ouest-africaine au travers de la chute du régime de Kérékou, issu également d’une expérience militaire se réclamant du marxisme dans l’ex-Dahomey devenu le Bénin.
Pourtant, Sennen informe fort justement sur le fait que la réunion du Conseil de l’Entente, ce fameux 15 octobre, devait commencer par un compte-rendu de rencontre de la visite officielle du gouvernement burkinabé à Cotonou, compte-rendu qui n’a pu être examiné puisque l’attaque qui allait conduire à la mort de Sankara, a commencé dès son entame.
Or, cette implosion du bloc de l’Est allait créer les conditions historiques pour l’Occident impérialiste de décréter la fin de toute idéologie autre que celle du libéralisme, d’infliger sans grands obstacles un traitement discrétionnaire aux récalcitrants afin d’imposer son hégémonie sans partage dans un monde unipolaire. Ceci fera dire à des théoriciens issus du système comme Stiglitz, que le « capitalisme avait perdu la tête » dans sa volonté d’imposer la « dictature du marché » au monde entier. L’expérience sankariste prenait totalement le contrepied de cette visée.
L’arrêt brusque de la révolution burkinabé et la cruelle disparition de Thomas Sankara, ont mis momentanément en berne l’étendard d’une expérience révolutionnaire, pleine de singularité. Aujourd’hui les responsabilités de la France sont mises en exergue. A juste titre et à chacune de leur sortie, ses différents représentants s’enfoncent de plus en plus. Le peuple burkinabé et la jeunesse en particulier, au prix de nouveaux martyrs, ont su trouver la force de bouter hors de leur pays, les principaux bourreaux de l’une des principales références de la jeunesse. Des initiatives se font jour pour célébrer à sa juste valeur, ce digne fils de l’Afrique parti à la fleur de l’âge.
Malgré les tentatives velléitaires de reprendre le flambeau pour aller de l’avant dans le cadre d’une transition complexe, les tentatives internes et externes de revenir sur les acquis montrent que la question de savoir qui l’emportera, est loin d’être résolue. Les nuages qui s’amoncellent au dessus du ciel annoncent-ils l’obscurité d’une nouvelle restauration ou les pluies diluviennes d’une seconde naissance pour le peuple burkinabé?
Le maoïste
Mamadou Oumar Bocoum
Apr