Ce jeudi soir Wahab et ses acolytes ont de la chance. Ils n'auront pas à rouler 30 kilomètres jusqu'à Sbleita pour trouver de la bière, les vendeurs au marché noir ont pu se renflouer. Depuis une semaine, les habitants de Sidi Bouzid (centre de la Tunisie), pour qui l'alcool est plus agréable que les règles de l'islam, doivent composer avec la fermeture des quatre débits de boissons légaux, imposée par les salafistes de la ville qui a vu naître le printemps arabe.
«Tu vois ces deux portables, ils sont pleins de numéros de revendeurs au noir», rigole Wahab. Après une demi-heure de coups de fil et d'allers-venues dans leur camionnette aux vitres fumées et crachant du raï algérien, Wahab, 25 ans, serveur dans un snack, Fawzi instituteur de 30 ans et leurs deux copains, Khaled et Talal, parviennent à mettre la main sur une trentaine de Celtia, la bière nationale. Un dinar et demi (75 centimes d'euros) la canette quand, avant cette «prohibition», elle ne coûtait qu'un dinar. Ils passeront ensuite la nuit à les boire dans un lotissement en construction, éclairés par les phares du véhicule. «Ces rats, les barbus, c'est nous qui les avons fait sortir de prison!», s'énerve Khaled qui dit avoir jeté toutes les pierres possibles pendant la révolution.
Coups de feu contre le minaret
Les débits de boisson de Sidi Bouzid ont baissé rideau six jours plus tôt, le samedi 19 mai à la mi-journée, quand après plusieurs intimidations de la part des salafistes, leurs patrons ont décidé d'éviter les dégâts. Les choses ne se sont toutefois pas arrêtées là. Quelques heures plus tard, plusieurs hommes se sont présentés devant la mosquée du centre-ville, tirant des coups de carabine dont les impacts sont encore visibles aujourd'hui sur le minaret. Dans la nuit, en représailles, cinq véhicules, dont deux poids lourds de la société Gammoudi, le grossiste local, ont été incendiés et le stock détruit. Les gardiens disent avoir vu des salafistes, la direction nie pourtant avoir un quelconque rapport avec les tirs sur la mosquée.
«Il y aura une enquête», assure le gouverneur de Sidi Bouzid, Nejib Mansouri, qui ne veut pas admettre que les «barbus» font la loi dans sa ville. «La fermeture des bars, ce sont les débitants de boissons eux-mêmes qui l'ont décidée d'un commun accord avec les salafistes.» Nejib Mansouri assure également que la police fait tout ce qu'il faut contre le marché noir. Pas assez selon les habitants. N'en déplaise au gouverneur, les salafistes auraient semble-t-il palliés les carences de l'autorité. Selon des témoignages de part et d'autre, ils auraient répondu aux attentes de beaucoup qui se plaignaient, en vain, des nuisances provoquées par la vente illégale d'alcool - dans les cages d'escalier parfois - et de la présence de débits autorisés trop proches des mosquées et sur des voies empruntées par des femmes et des enfants. Au lendemain de la virée nocturne de Wahab, la ville semble paisible. Sur les murs en ce vendredi, des affichettes demandent: «Et toi, où es-tu quand on attaque ta mosquée?» D'autres appellent à manifester après la grande prière, au pied du minaret meurtri.
Plus de bière consommée
Mille hommes, salafistes en colère, s'y retrouvent, sans aucune présence policière. «Quand on lit l'histoire de la Tunisie, entame un imam, on voit bien que Karl Marx n'y a jamais eu de maison. Les laïcs et tous ceux qui combattent l'islam n'ont pas leur place dans le pays!» Une heure de prêche, des slogans contre l'alcool à «Sidi Bouzid la musulmane», un homme en transe dans l'assemblée, puis un autre qui monte sur l'estrade. Il n'est pas salafiste assure-t-il et remercie la mouvance pour ce qu'elle a fait: «Avant, ici, il y avait des vols, des braquages, je vous invite à continuer. La police est absente, alors il faut que des gens la remplacent.»
Avec la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, l'islam radical peut s'exprimer au grand jour. Ses leaders ont souvent fait de la prison sous le règne du président déchu. Depuis, même s'ils ne seraient que quelque 10.000 en Tunisie, les salafistes sont très visibles: meetings publics, coups de force, intimidations. Leur volonté est d'imposer la charia, plus par la persuasion que par la politique. Le silence du gouvernement, aux mains des islamistes modérés d'Ennahda, évoque chez certains politologues une manœuvre de plus en plus évidente.
Un élément pourrait cependant faire réagir les autorités. L'an dernier la consommation de bière, boisson alcoolisée privilégiée des Tunisiens, a augmenté de 30 %, sans l'aide des touristes éloignés par la révolution. La Société frigorifique et brasserie de Tunis qui produit la Celtia, au monopole inébranlable, réalisait en 2011 grâce à la brasserie un chiffre d'affaires de plus de 38 millions d'euros. L'État taxant la boisson à 75 %, on l'imagine mal ne rien faire et se passer de cette manne non négligeable.
Par Thibaut Cavaillès
«Tu vois ces deux portables, ils sont pleins de numéros de revendeurs au noir», rigole Wahab. Après une demi-heure de coups de fil et d'allers-venues dans leur camionnette aux vitres fumées et crachant du raï algérien, Wahab, 25 ans, serveur dans un snack, Fawzi instituteur de 30 ans et leurs deux copains, Khaled et Talal, parviennent à mettre la main sur une trentaine de Celtia, la bière nationale. Un dinar et demi (75 centimes d'euros) la canette quand, avant cette «prohibition», elle ne coûtait qu'un dinar. Ils passeront ensuite la nuit à les boire dans un lotissement en construction, éclairés par les phares du véhicule. «Ces rats, les barbus, c'est nous qui les avons fait sortir de prison!», s'énerve Khaled qui dit avoir jeté toutes les pierres possibles pendant la révolution.
Coups de feu contre le minaret
Les débits de boisson de Sidi Bouzid ont baissé rideau six jours plus tôt, le samedi 19 mai à la mi-journée, quand après plusieurs intimidations de la part des salafistes, leurs patrons ont décidé d'éviter les dégâts. Les choses ne se sont toutefois pas arrêtées là. Quelques heures plus tard, plusieurs hommes se sont présentés devant la mosquée du centre-ville, tirant des coups de carabine dont les impacts sont encore visibles aujourd'hui sur le minaret. Dans la nuit, en représailles, cinq véhicules, dont deux poids lourds de la société Gammoudi, le grossiste local, ont été incendiés et le stock détruit. Les gardiens disent avoir vu des salafistes, la direction nie pourtant avoir un quelconque rapport avec les tirs sur la mosquée.
«Il y aura une enquête», assure le gouverneur de Sidi Bouzid, Nejib Mansouri, qui ne veut pas admettre que les «barbus» font la loi dans sa ville. «La fermeture des bars, ce sont les débitants de boissons eux-mêmes qui l'ont décidée d'un commun accord avec les salafistes.» Nejib Mansouri assure également que la police fait tout ce qu'il faut contre le marché noir. Pas assez selon les habitants. N'en déplaise au gouverneur, les salafistes auraient semble-t-il palliés les carences de l'autorité. Selon des témoignages de part et d'autre, ils auraient répondu aux attentes de beaucoup qui se plaignaient, en vain, des nuisances provoquées par la vente illégale d'alcool - dans les cages d'escalier parfois - et de la présence de débits autorisés trop proches des mosquées et sur des voies empruntées par des femmes et des enfants. Au lendemain de la virée nocturne de Wahab, la ville semble paisible. Sur les murs en ce vendredi, des affichettes demandent: «Et toi, où es-tu quand on attaque ta mosquée?» D'autres appellent à manifester après la grande prière, au pied du minaret meurtri.
Plus de bière consommée
Mille hommes, salafistes en colère, s'y retrouvent, sans aucune présence policière. «Quand on lit l'histoire de la Tunisie, entame un imam, on voit bien que Karl Marx n'y a jamais eu de maison. Les laïcs et tous ceux qui combattent l'islam n'ont pas leur place dans le pays!» Une heure de prêche, des slogans contre l'alcool à «Sidi Bouzid la musulmane», un homme en transe dans l'assemblée, puis un autre qui monte sur l'estrade. Il n'est pas salafiste assure-t-il et remercie la mouvance pour ce qu'elle a fait: «Avant, ici, il y avait des vols, des braquages, je vous invite à continuer. La police est absente, alors il faut que des gens la remplacent.»
Avec la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, l'islam radical peut s'exprimer au grand jour. Ses leaders ont souvent fait de la prison sous le règne du président déchu. Depuis, même s'ils ne seraient que quelque 10.000 en Tunisie, les salafistes sont très visibles: meetings publics, coups de force, intimidations. Leur volonté est d'imposer la charia, plus par la persuasion que par la politique. Le silence du gouvernement, aux mains des islamistes modérés d'Ennahda, évoque chez certains politologues une manœuvre de plus en plus évidente.
Un élément pourrait cependant faire réagir les autorités. L'an dernier la consommation de bière, boisson alcoolisée privilégiée des Tunisiens, a augmenté de 30 %, sans l'aide des touristes éloignés par la révolution. La Société frigorifique et brasserie de Tunis qui produit la Celtia, au monopole inébranlable, réalisait en 2011 grâce à la brasserie un chiffre d'affaires de plus de 38 millions d'euros. L'État taxant la boisson à 75 %, on l'imagine mal ne rien faire et se passer de cette manne non négligeable.
Par Thibaut Cavaillès