Monsieur le Président, vous avez fait le choix de quitter votre pays, en 2000 après dix-neuf ans à la tête de la République du Sénégal. Pourquoi ?
Le parti du Président Senghor, dont j’étais issu, avait gouverné le pays depuis son indépendance. L’alternance est survenue. Et je crois que le mieux pour moi était de me retirer. Pour laisser à mon successeur en pleine lumière mon successeur.
Cela a été difficile de quitter votre pays ?
Si j’avais dû quitter mon pays pour un autre pays que la France, cela aurait été difficile, mais j’avais beaucoup de liens avec la France. Je suis allé à l’école primaire française. Le Sénégal était partie intégrante de la République Française. J’avais mon Ernest Lavisse où était écrit : « Nos ancêtres les Gaulois… » Mais nos instituteurs étaient assez intelligents pour faire la part des choses. Et nous-mêmes savions bien que nous étions des Noirs et pas des Blancs. Mais nous avons été élevés dans la tradition française d’assimilation. Comme des petits Français, d’autant que Saint-Louis du Sénégal, la capitale où je grandissais, faisait partie des « quatre communes de plein exercice » de toute l’Afrique francophone.
Saint-Louis était une commune « de plein exercice » ?
Les communes de plein exercice avaient le même régime juridique qu’en France. J’ai été élevé dans ce climat là. Même si je ne connaissais pas encore le France, je vivais à son rythme. Dans les salles de cinéma sénégalaises, quand un film sortait, on affichait « en même temps qu’à Paris ». Je me sentais Sénégalais et Français. Enraciné dans ma terre sénégalaise, négro-africain, et en même temps ouvert au monde par la culture et la langue française. Nos professeurs au lycée Faidherbe, n’avaient aucun sentiment raciste vis-à-vis de nous. Dans nos classes, nous étions ensemble, Blancs et Noirs, enfants de hauts fonctionnaires et de Blancs travaillant là, et enfants du Sénégal, souvent de famille modeste, qui bénéficiions de bourses si nous étions méritants.
Qu’est-ce qui a construit l’homme que vous êtes aujourd’hui ?
Je suis né à Louga, à 70 km de Saint-Louis, mais j’ai surtout été élevé à Saint-Louis par ma grand-mère paternelle. Elle a été ma mère nourricière, dans un sens spirituel, humain. Je ne me suis jamais endormi sans qu’elle me dise des contes. C’était une littérature orale. Elle me portait sur son dos. Á sa mort, je me suis évanoui pour la première fois de ma vie. Sa petite sœur a immédiatement pris le relais. Et j’ai continué à Saint-Louis jusqu’à mon bac. Ce qui m’a construit, c’est d’abord la vie de cette famille avec ma grand-mère, sa jeune sœur, les enfants de sa nièce…
Il y avait des hommes dans cette famille ?
Oui, mais le rôle principal a été joué par des femmes. La nièce de ma grand-mère, la cousine de mon père, était la présidente du Comité de femmes du parti de Senghor à Saint-Louis. Moi je leur lisais les lettres que Senghor leur adressait, je rédigeais celle qu’elles lui envoyaient, leur lisais les journaux qui soutenaient la politique de Senghor et ceux de ses adversaires politiques. Elles étaient analphabètes. Elles m’appelaient le secrétaire de leur comité. J’étais l’enfant chéri.
Cela fait du bien d’être aimé… Cela donne de la confiance en soi, pour la vie !
Oui, bien entendu ! Ensuite, ma grand-mère m’a mis à l’école coranique pour y apprendre les versets des sourates du Coran. Elle était très croyante, pratiquante, et j’ai appris à prier à son exemple. J’étais ouvert à cet exercice…
Un exercice quotidien ?
Quotidien, rituel, c’est le culte. Quand je suis allé à l’école primaire, j’ai continué l’école coranique. Quand j’ai réussi l’examen d’entrée en sixième, j’ai considéré que je pouvais me consacrer uniquement au lycée.
Quelle trace a laissé cette étape de votre formation : l’école coranique, la prière avec votre grand-mère ?
Cela a fait de moi un homme pieux. Et puis, c’était un exercice de mémoire vraiment extraordinaire. Nous apprenions le Coran [Ndlr : en arabe classique] sans le comprendre. On avait une vague idée.
Votre grand-mère, votre tante, vous donnaient aussi une éducation religieuse ?
Par exemple. De temps en temps, je demandais une explication. Elles me la donnaient, mais ce n’étaient des savantes religieuses. Je vivais dans cette atmosphère-là, mais j’avais un esprit critique développé pour mon âge, qui s’est épanoui en terminale philo. J’ai alors flirté avec l’athéisme.
Racontez…
J’ai eu un esprit très critique, non pas vis-à-vis de la vraie religion, mais de ses dérives. J’ai vu les « talibé », ces enfants que de petits chefs religieux envoyaient mendier dans la rue, la sébile à la main. J’ai vu l’utilisation de la religion pour la mystification des masses, quand on leur faisait croire que leur paradis dépendait des chefs religieux à qui il fallait obéir, bêtement. Á mon arrivée à l’école nationale de la France d’outre-mer, en octobre 1958, j’ai dû choisir un sujet de mémoire en urgence. Il fallait le déposer avant la fin des vacances de Noël. Je n’étais pas préparé. J’ai eu l’idée d’analyser le rapport de l’islam et de la société wolof.
Il s’agit de la principale composante de la société sénégalaise…
C’est la culture d’où je venais. J’ai fait un mémoire très dur, non pas contre la religion, mais contre ses dérives, que je condamnais. J’ai eu une très bonne note. Au moment où j’allais succéder au président Senghor, on a cherché à instrumentaliser mes écrits. Mes adversaires politiques ont reproduit certains passages particulièrement durs et les ont envoyés à tous les chefs religieux pour leur dire : « voyez le vrai visage de celui que vous allez avoir pour président de la République. Il n’aime pas l’islam, c’est un athée. » Je suis allé voir les califes des deux grandes confréries, Mourides et Tidjanes, et je leur ai dit : « J’avais 23 ans, j’étais athée, marxiste même. Mais si vous lisez bien, je n’ai pas attaqué la religion mais des dérives que vous-même condamnez. » Ils ont répondu : « Oui, nous savons que c’est de la politique politicienne. Ce qui est important, c’est le chemin que nous allons parcourir ensemble. »
La critique de la religion est souvent un moment important dans la maturation d’un homme. Est-elle facile à faire dans le monde musulman ?
Non, ce n’est pas facile, car il y a trop d’amalgames. Mais aujourd’hui, de plus en plus de personnes, d’intellectuels, sans toucher au dogme, remettent en cause une forme surannée de pratique de la religion.
Vous vous intéressez à ce mouvement ?
Non, je le constate, surtout ici en France où je vis. Dans les pays du monde arabe parfois aussi. Mais c’est beaucoup plus difficile. On a l’impression qu’il a une sorte de gangue, une chape de plomb. Normalement, c’est l’esprit qui doit primer sur la lettre. De plus en plus, des gens osent exprimer des opinions, essaient d’éclairer les masses sur ce qu’est vraiment la religion, ce qui est essentiel, ce qui est accessoire. C’est d’autant plus important que les tendances fondamentalistes qui existent dans la religion musulmane ne peuvent être vraiment combattues si des musulmans éclairés disent la vérité, osent affronter ceux qui veulent nous mener vers l’obscurantisme.
Au fond, la religion est instrumentalisée pour des buts politiques ?
Je suis à la tête d’une organisation qui prône la diversité des cultures, des religions, et qui insiste sur l’universalité des valeurs. Or, une des valeurs essentielles sur laquelle nous insistons, c’est la séparation de l’Église, des communautés religieuses et de l’État. Une société théocratique ne peut fonctionner dans le monde moderne. Il faut que la religion soit dans l’espace privé, peut être dans l’espace social, mais pas dans l’espace public. La laïcité doit être comprise non comme une laïcité de l’athéisme, mais comme une laïcité du dialogue et de l’enrichissement.
Les textes fondateurs de l’islam permettent d’avoir cette vision-là ?
Oui, parce que, encore une fois, c’est l’esprit qui vivifie, c’est la lettre qui tue. L’islam a été donné, a été révélé dans des conditions historiques précises, du VIIème siècle, dans la péninsule arabique. Le prophète est allé à Médine, il devait faire progresser la religion en ayant à la fois le gouvernement du temporel et du spirituel.
Le prophète était un chef politique…
C’est évident. Mais dans une bonne lecture, il faut séparer les éléments géographiques, sociaux, de l’esprit de la religion. L’esprit de la religion, c’est le rapport entre l’homme et Dieu, c’est aimer Dieu, croire en Dieu, lui faire confiance, aimer son prochain comme soi-même. Mais si les sociétés ne ce sont pas sécularisés dans la vie publique, nous courons à une catastrophe. Mettez-vous à ma place. Je suis musulman, marié à une chrétienne. Avec des enfants musulmans, des enfants chrétiens. Des petits enfants musulmans, des petits enfants chrétiens. De belles-filles chrétiennes, juives. Si nous étions tous dogmatiques, comment aurions nous pu construire cette famille ? Ce qui est valable pour la famille l’est encore plus au niveau de la cité, de la société universelle. Donc, il faut, au-delà de nos différences communes et universelles pour vivre ensemble. La religion met des gens en relation les uns avec les autres, et elle participe à la vie de la société. Elle ne peut être confinée à la vie privée… Elle est domaine social. Mais elle ne doit pas influer sur les institutions publiques citoyennes. J’avais un professeur d’histoire, au lycée Faidherbe, qui disait : « Mes enfants, aucune religion n’enseigne le mal. » Quand je dis « Aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même », quelle est religion qui refuse cela ? Donc, les différentes religions peuvent faire des pas ensemble. Même sur le plan spirituel. Rappelez-vous le Père Teilhard de Chardin, qui disait : « Tout ce qui monte converge ». À condition de ne pas toucher au dogme, au culte, aux rites. Enfin, dans la laïcité telle que nous la concevons, nous admettons qu’il y ait des gens qui ne croient pas.
C’est la question de la liberté religieuse. C’est un point qui fait difficulté avec l’islam…
Je le sais. Cela me fait de la peine quand je vois que dans certains pays on ne favorise pas la pratique d’autres religions.
Le mariage d’une femme musulmane avec un homme d’une autre religion n’est pas accepté par l’islam officiel…
(Silence) Vous savez, pour ma femme, catholique, cela a été difficile d’épouser un musulman ! Difficile pour sa famille, pour le clergé catholique. Ce sont des problèmes pratiques que l’on résout avec de la bonne volonté. Nous avons fait un mariage religieux musulman, puis un mariage civil bien sûr. Mais, quelques années après, grâce à l’intervention du Cardinal Thiandoum, archevêque de Dakar, auprès de Sa sainteté le Pape Jean Paul II, nous avions pu faire bénir notre mariage par l’Église catholique. Donc, ma femme aussi a porté ce poids. Ce mariage m’a permis d’avoir une beaucoup plus grande ouverture d’esprit par rapport à ces problèmes religieux. En distinguant toujours, c’est important, l’esprit et la lettre.
Vous êtes enrichi du contact proche avec une autre religion ?
À la vérité, je le dirais.
Mais à ce moment, vous risquez de prendre vos distances avec le dogme ?
Oui, dans le sens où Teilhard de Chardin disait : « Tout ce qui mont converge. » Cette idée m’est venue à la suite d’un dialogue avec le Président Senghor – il était catholique, élu dans un pays très majoritairement musulman -, au moment où il a voulu me confirmer qu’il allait quitter le pouvoir pour me le laisser. Je lui ai demandé : « Monsieur le Président, louis Massignon, qui a tant écrit sur l’islam, est-il devenu musulman sur la fin de sa vie ? » Il m’a dit : « Non, il n’est pas devenu musulman, mais tu sais Abdou, à ce niveau de spiritualité, on vit tous une sorte de syncrétisme… » et je comprenais qu’il disait cela pour lui-même.
Vous le diriez pour vous aujourd’hui ?
Oui. J’ai réfléchi. Depuis les débuts de mon mariage, tous les jours, mon épouse me lit la Bible. Je connais tout de la Bible. Je connais aussi le Coran, bien sûr. Je me suis fait une sorte de corpus… Ma racine, c’est le Coran. Je pratique ma religion. Je fais mes cinq prières quotidiennes, je fais même des prières facultatives. Mais quand on a des racines, on a des ailes !il faut essayer d’aller plus haut. Comme le disait le Président Senghor, qui aimait beaucoup citer le mythe d’Antée, le fils de Gaïa dans la mythologie grecque, dont les pieds reprenaient vigueur en touchant le sol. Je reconnais ma racine négro-africaine, ma racine musulmane, mais en même temps, je suis citoyen du monde. Je dois m’élever. Les valeurs universelles des droits de l’homme se sont forgées à travers les siècles à partir des théogonies, des philosophies, des religions. Les valeurs universelles viennent de la philosophie des Lumières, fécondées par la civilisation de l’universel chère à Léopold Sédar Senghor. Cela se résume par Liberté, Égalité, Fraternité. À cela, Senghor a ajouté : la civilisation de l’universel, c’es-à-dire la solidarité et la diversité.
Monsieur le président, comment votre conviction de foi a-t-elle imprégné votre action d’homme d’État ? Dans les moments où la responsabilité pesait sur vos épaules de chef d’État, avez-vous prié pour recevoir le secours de Dieu ?
Je ne faisais que ça ! (rires) Quelquefois nous étions dans une situation telle que je me disais : « c’est une impasse. Je ne vois pas de solution. Comment sortir de là ? » Il n’y avait pas de secours humain. Je me tournais vers Dieu : « c’est vous qui pouvez. Trouvez la solution ! Que votre volonté soit faite. » Et je vous le dis franchement, une solution arrivait à laquelle ni moi ni mes collaborateurs n’avaient pensé, qui débloquait la situation. Je suis toujours en prière. Chaque acte que je pose, je le pose après avoir prié. Et après l’avoir posé, je suis en action de grâce. Je le dis en toute humilité : mes succès, je les attribue à Dieu. Tous. Pour les échecs, je considère que je n’ai pas été à la hauteur de la mission que Dieu m’a confiée. Je ne parle pas de la prière, assis sur une natte de prière, sans action ! J’agis ! Quand on est un responsable politique à un niveau national, international, on est toujours un citoyen du monde. Et il faut, dans chaque acte qu’on pose, envisager ses répercussions internationales. Il n’y a pas d’acte neutre.
De plus en plus, avec la mondialisation, vous voyez fonctionner ce gouvernement mondiale, cet échange entre les chefs d’État ?
Il est inachevé, imparfait, mais il s’ébauche. On l’a vu dans les évènements récents en Côte-d’Ivoire : la mobilisation internationale a permis le départ de Laurent Gbagbo, parce qu’il ne voulait pas accepter le verdict des urnes. Elle a permis également de stopper l’avancée de Kadhafi qui avait promis de noyer son peuple dans le sang à Benghazi. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a pris ses responsabilités. Je ne dis pas qu’il faudra intervenir systématiquement, mais le cas libyen est un cas patent. De mon point de vue, cela doit devenir une jurisprudence, une doctrine des Nations Unies. Désormais, d’autres chefs d’État, tentés de faire violence à leur peuple, sauront qu’ils ne peuvent invoquer la souveraineté nationale pour couvrir leurs actes.
Comment analysez-vous ce qui se passe depuis plusieurs mois dans les pays arabes, le printemps arabe ?
C’est le progrès des valeurs universelles auxquelles nous croyons. Les jeunes manifestants, en Tunisie, en Égypte, disaient : « Nous manifestons au nom des valeurs que nous partageons tous ensemble. » Tout le monde, maintenant, se réclame des valeurs universelles. Il n’y a plus ce relativisme que nous avons déploré dans le passé : « Attention à la démocratie à l’occidentale… » Il n’y a pas de démocratie à l’occidentale, il y a la démocratie. Vous diriez que le citoyen occidental a droit au respect des droits de l’homme et que le citoyen arabe n’y a pas droit ? L’État de droit est universel. La liberté de conscience, de pensée, d’expression, est universelle. Je n’accepte jamais qu’on dise : « Vous nous imposez les valeurs de l’Occident. » Les particularismes concernant la culture, les traditions. C’est dû à l’histoire, à la géographie de chaque peuple, mais les valeurs universelles fondent notre humanité commune. Et nous devons les pratiquer tous ensemble.
Une gouvernance mondiale s’ébauche, mais la mondialisation est surtout sous la loi de l’économie. Comment voyez-vous l’avenir de l’Afrique ?
La mondialisation crée des richesses. Mais on l’impression que plus il y a la croissance, plus le fossé s’agrandit entre les plus riches et les plus pauvres. Les problèmes est de trouver les règles qui permettent de partager les fruits de la mondialisation inéluctable et nécessaire, non pas également, mais équitable, mais équitablement. Pour plus d’harmonie, plus de justice. La mondialisation doit de plus en plus intégrer les éléments culturels. Car ils apportent un plus d’harmonie, de paix et peut-être de lumière dans les échanges.
Les échanges culturels aident à reconnaître l’altérité, à se décentrer ?
L’enrichissement qu’on peut tirer du dialogue des cultures pourrait « réenchanter » le monde. Tout en termes matériels nous tue.
Vous avez de l’espérance pour ce monde ?
Je vis d’espérance ! Je dis souvent – tous ne comprennent pas cette formule – que je suis un pessimiste de la raison mais un optimiste de la volonté et de la foi. J’aime le triptyque que l’on trouve dans les textes chrétiens : la foi, l’espérance et la charité. Cela va ensemble. Tant que les hommes accepteront de s’entraider, de s’aimer, je pense le monde ira d’éclaircie en éclaircie, et qu’au bout du compte la lumière l’emportera sur les forces des ténèbres. Le professeur de philosophie qui m’avait amené vers l’athéisme disait : « dans la règle d’or de Jésus de Nazareth existe l’exemple le plus parfait d’une morale humaniste : aimer son prochain comme soi-même. » Et il le croyait. C’est comme ce cinéaste français incroyant mais grand admirateur de Thérèse de Lisieux…
Alain Cavalier…
Oui. Il a appelé son film « Thérèse », et non pas « Sainte Thérèse », mais il admirait ses vertus. Soit dit en passant, sainte Thérèse, c’est ma sainte aussi. Dans mon panthéon avec Abraham, le Christ, Mahomet et d’autres, il y a la vierge Marie et sainte Thérèse de Lisieux. Dans ma ville natale de Louga, l’église est dédiée à sainte Thérèse de Lisieux…
Source : Panorama, Mensuel chrétien de spiritualité
Le parti du Président Senghor, dont j’étais issu, avait gouverné le pays depuis son indépendance. L’alternance est survenue. Et je crois que le mieux pour moi était de me retirer. Pour laisser à mon successeur en pleine lumière mon successeur.
Cela a été difficile de quitter votre pays ?
Si j’avais dû quitter mon pays pour un autre pays que la France, cela aurait été difficile, mais j’avais beaucoup de liens avec la France. Je suis allé à l’école primaire française. Le Sénégal était partie intégrante de la République Française. J’avais mon Ernest Lavisse où était écrit : « Nos ancêtres les Gaulois… » Mais nos instituteurs étaient assez intelligents pour faire la part des choses. Et nous-mêmes savions bien que nous étions des Noirs et pas des Blancs. Mais nous avons été élevés dans la tradition française d’assimilation. Comme des petits Français, d’autant que Saint-Louis du Sénégal, la capitale où je grandissais, faisait partie des « quatre communes de plein exercice » de toute l’Afrique francophone.
Saint-Louis était une commune « de plein exercice » ?
Les communes de plein exercice avaient le même régime juridique qu’en France. J’ai été élevé dans ce climat là. Même si je ne connaissais pas encore le France, je vivais à son rythme. Dans les salles de cinéma sénégalaises, quand un film sortait, on affichait « en même temps qu’à Paris ». Je me sentais Sénégalais et Français. Enraciné dans ma terre sénégalaise, négro-africain, et en même temps ouvert au monde par la culture et la langue française. Nos professeurs au lycée Faidherbe, n’avaient aucun sentiment raciste vis-à-vis de nous. Dans nos classes, nous étions ensemble, Blancs et Noirs, enfants de hauts fonctionnaires et de Blancs travaillant là, et enfants du Sénégal, souvent de famille modeste, qui bénéficiions de bourses si nous étions méritants.
Qu’est-ce qui a construit l’homme que vous êtes aujourd’hui ?
Je suis né à Louga, à 70 km de Saint-Louis, mais j’ai surtout été élevé à Saint-Louis par ma grand-mère paternelle. Elle a été ma mère nourricière, dans un sens spirituel, humain. Je ne me suis jamais endormi sans qu’elle me dise des contes. C’était une littérature orale. Elle me portait sur son dos. Á sa mort, je me suis évanoui pour la première fois de ma vie. Sa petite sœur a immédiatement pris le relais. Et j’ai continué à Saint-Louis jusqu’à mon bac. Ce qui m’a construit, c’est d’abord la vie de cette famille avec ma grand-mère, sa jeune sœur, les enfants de sa nièce…
Il y avait des hommes dans cette famille ?
Oui, mais le rôle principal a été joué par des femmes. La nièce de ma grand-mère, la cousine de mon père, était la présidente du Comité de femmes du parti de Senghor à Saint-Louis. Moi je leur lisais les lettres que Senghor leur adressait, je rédigeais celle qu’elles lui envoyaient, leur lisais les journaux qui soutenaient la politique de Senghor et ceux de ses adversaires politiques. Elles étaient analphabètes. Elles m’appelaient le secrétaire de leur comité. J’étais l’enfant chéri.
Cela fait du bien d’être aimé… Cela donne de la confiance en soi, pour la vie !
Oui, bien entendu ! Ensuite, ma grand-mère m’a mis à l’école coranique pour y apprendre les versets des sourates du Coran. Elle était très croyante, pratiquante, et j’ai appris à prier à son exemple. J’étais ouvert à cet exercice…
Un exercice quotidien ?
Quotidien, rituel, c’est le culte. Quand je suis allé à l’école primaire, j’ai continué l’école coranique. Quand j’ai réussi l’examen d’entrée en sixième, j’ai considéré que je pouvais me consacrer uniquement au lycée.
Quelle trace a laissé cette étape de votre formation : l’école coranique, la prière avec votre grand-mère ?
Cela a fait de moi un homme pieux. Et puis, c’était un exercice de mémoire vraiment extraordinaire. Nous apprenions le Coran [Ndlr : en arabe classique] sans le comprendre. On avait une vague idée.
Votre grand-mère, votre tante, vous donnaient aussi une éducation religieuse ?
Par exemple. De temps en temps, je demandais une explication. Elles me la donnaient, mais ce n’étaient des savantes religieuses. Je vivais dans cette atmosphère-là, mais j’avais un esprit critique développé pour mon âge, qui s’est épanoui en terminale philo. J’ai alors flirté avec l’athéisme.
Racontez…
J’ai eu un esprit très critique, non pas vis-à-vis de la vraie religion, mais de ses dérives. J’ai vu les « talibé », ces enfants que de petits chefs religieux envoyaient mendier dans la rue, la sébile à la main. J’ai vu l’utilisation de la religion pour la mystification des masses, quand on leur faisait croire que leur paradis dépendait des chefs religieux à qui il fallait obéir, bêtement. Á mon arrivée à l’école nationale de la France d’outre-mer, en octobre 1958, j’ai dû choisir un sujet de mémoire en urgence. Il fallait le déposer avant la fin des vacances de Noël. Je n’étais pas préparé. J’ai eu l’idée d’analyser le rapport de l’islam et de la société wolof.
Il s’agit de la principale composante de la société sénégalaise…
C’est la culture d’où je venais. J’ai fait un mémoire très dur, non pas contre la religion, mais contre ses dérives, que je condamnais. J’ai eu une très bonne note. Au moment où j’allais succéder au président Senghor, on a cherché à instrumentaliser mes écrits. Mes adversaires politiques ont reproduit certains passages particulièrement durs et les ont envoyés à tous les chefs religieux pour leur dire : « voyez le vrai visage de celui que vous allez avoir pour président de la République. Il n’aime pas l’islam, c’est un athée. » Je suis allé voir les califes des deux grandes confréries, Mourides et Tidjanes, et je leur ai dit : « J’avais 23 ans, j’étais athée, marxiste même. Mais si vous lisez bien, je n’ai pas attaqué la religion mais des dérives que vous-même condamnez. » Ils ont répondu : « Oui, nous savons que c’est de la politique politicienne. Ce qui est important, c’est le chemin que nous allons parcourir ensemble. »
La critique de la religion est souvent un moment important dans la maturation d’un homme. Est-elle facile à faire dans le monde musulman ?
Non, ce n’est pas facile, car il y a trop d’amalgames. Mais aujourd’hui, de plus en plus de personnes, d’intellectuels, sans toucher au dogme, remettent en cause une forme surannée de pratique de la religion.
Vous vous intéressez à ce mouvement ?
Non, je le constate, surtout ici en France où je vis. Dans les pays du monde arabe parfois aussi. Mais c’est beaucoup plus difficile. On a l’impression qu’il a une sorte de gangue, une chape de plomb. Normalement, c’est l’esprit qui doit primer sur la lettre. De plus en plus, des gens osent exprimer des opinions, essaient d’éclairer les masses sur ce qu’est vraiment la religion, ce qui est essentiel, ce qui est accessoire. C’est d’autant plus important que les tendances fondamentalistes qui existent dans la religion musulmane ne peuvent être vraiment combattues si des musulmans éclairés disent la vérité, osent affronter ceux qui veulent nous mener vers l’obscurantisme.
Au fond, la religion est instrumentalisée pour des buts politiques ?
Je suis à la tête d’une organisation qui prône la diversité des cultures, des religions, et qui insiste sur l’universalité des valeurs. Or, une des valeurs essentielles sur laquelle nous insistons, c’est la séparation de l’Église, des communautés religieuses et de l’État. Une société théocratique ne peut fonctionner dans le monde moderne. Il faut que la religion soit dans l’espace privé, peut être dans l’espace social, mais pas dans l’espace public. La laïcité doit être comprise non comme une laïcité de l’athéisme, mais comme une laïcité du dialogue et de l’enrichissement.
Les textes fondateurs de l’islam permettent d’avoir cette vision-là ?
Oui, parce que, encore une fois, c’est l’esprit qui vivifie, c’est la lettre qui tue. L’islam a été donné, a été révélé dans des conditions historiques précises, du VIIème siècle, dans la péninsule arabique. Le prophète est allé à Médine, il devait faire progresser la religion en ayant à la fois le gouvernement du temporel et du spirituel.
Le prophète était un chef politique…
C’est évident. Mais dans une bonne lecture, il faut séparer les éléments géographiques, sociaux, de l’esprit de la religion. L’esprit de la religion, c’est le rapport entre l’homme et Dieu, c’est aimer Dieu, croire en Dieu, lui faire confiance, aimer son prochain comme soi-même. Mais si les sociétés ne ce sont pas sécularisés dans la vie publique, nous courons à une catastrophe. Mettez-vous à ma place. Je suis musulman, marié à une chrétienne. Avec des enfants musulmans, des enfants chrétiens. Des petits enfants musulmans, des petits enfants chrétiens. De belles-filles chrétiennes, juives. Si nous étions tous dogmatiques, comment aurions nous pu construire cette famille ? Ce qui est valable pour la famille l’est encore plus au niveau de la cité, de la société universelle. Donc, il faut, au-delà de nos différences communes et universelles pour vivre ensemble. La religion met des gens en relation les uns avec les autres, et elle participe à la vie de la société. Elle ne peut être confinée à la vie privée… Elle est domaine social. Mais elle ne doit pas influer sur les institutions publiques citoyennes. J’avais un professeur d’histoire, au lycée Faidherbe, qui disait : « Mes enfants, aucune religion n’enseigne le mal. » Quand je dis « Aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même », quelle est religion qui refuse cela ? Donc, les différentes religions peuvent faire des pas ensemble. Même sur le plan spirituel. Rappelez-vous le Père Teilhard de Chardin, qui disait : « Tout ce qui monte converge ». À condition de ne pas toucher au dogme, au culte, aux rites. Enfin, dans la laïcité telle que nous la concevons, nous admettons qu’il y ait des gens qui ne croient pas.
C’est la question de la liberté religieuse. C’est un point qui fait difficulté avec l’islam…
Je le sais. Cela me fait de la peine quand je vois que dans certains pays on ne favorise pas la pratique d’autres religions.
Le mariage d’une femme musulmane avec un homme d’une autre religion n’est pas accepté par l’islam officiel…
(Silence) Vous savez, pour ma femme, catholique, cela a été difficile d’épouser un musulman ! Difficile pour sa famille, pour le clergé catholique. Ce sont des problèmes pratiques que l’on résout avec de la bonne volonté. Nous avons fait un mariage religieux musulman, puis un mariage civil bien sûr. Mais, quelques années après, grâce à l’intervention du Cardinal Thiandoum, archevêque de Dakar, auprès de Sa sainteté le Pape Jean Paul II, nous avions pu faire bénir notre mariage par l’Église catholique. Donc, ma femme aussi a porté ce poids. Ce mariage m’a permis d’avoir une beaucoup plus grande ouverture d’esprit par rapport à ces problèmes religieux. En distinguant toujours, c’est important, l’esprit et la lettre.
Vous êtes enrichi du contact proche avec une autre religion ?
À la vérité, je le dirais.
Mais à ce moment, vous risquez de prendre vos distances avec le dogme ?
Oui, dans le sens où Teilhard de Chardin disait : « Tout ce qui mont converge. » Cette idée m’est venue à la suite d’un dialogue avec le Président Senghor – il était catholique, élu dans un pays très majoritairement musulman -, au moment où il a voulu me confirmer qu’il allait quitter le pouvoir pour me le laisser. Je lui ai demandé : « Monsieur le Président, louis Massignon, qui a tant écrit sur l’islam, est-il devenu musulman sur la fin de sa vie ? » Il m’a dit : « Non, il n’est pas devenu musulman, mais tu sais Abdou, à ce niveau de spiritualité, on vit tous une sorte de syncrétisme… » et je comprenais qu’il disait cela pour lui-même.
Vous le diriez pour vous aujourd’hui ?
Oui. J’ai réfléchi. Depuis les débuts de mon mariage, tous les jours, mon épouse me lit la Bible. Je connais tout de la Bible. Je connais aussi le Coran, bien sûr. Je me suis fait une sorte de corpus… Ma racine, c’est le Coran. Je pratique ma religion. Je fais mes cinq prières quotidiennes, je fais même des prières facultatives. Mais quand on a des racines, on a des ailes !il faut essayer d’aller plus haut. Comme le disait le Président Senghor, qui aimait beaucoup citer le mythe d’Antée, le fils de Gaïa dans la mythologie grecque, dont les pieds reprenaient vigueur en touchant le sol. Je reconnais ma racine négro-africaine, ma racine musulmane, mais en même temps, je suis citoyen du monde. Je dois m’élever. Les valeurs universelles des droits de l’homme se sont forgées à travers les siècles à partir des théogonies, des philosophies, des religions. Les valeurs universelles viennent de la philosophie des Lumières, fécondées par la civilisation de l’universel chère à Léopold Sédar Senghor. Cela se résume par Liberté, Égalité, Fraternité. À cela, Senghor a ajouté : la civilisation de l’universel, c’es-à-dire la solidarité et la diversité.
Monsieur le président, comment votre conviction de foi a-t-elle imprégné votre action d’homme d’État ? Dans les moments où la responsabilité pesait sur vos épaules de chef d’État, avez-vous prié pour recevoir le secours de Dieu ?
Je ne faisais que ça ! (rires) Quelquefois nous étions dans une situation telle que je me disais : « c’est une impasse. Je ne vois pas de solution. Comment sortir de là ? » Il n’y avait pas de secours humain. Je me tournais vers Dieu : « c’est vous qui pouvez. Trouvez la solution ! Que votre volonté soit faite. » Et je vous le dis franchement, une solution arrivait à laquelle ni moi ni mes collaborateurs n’avaient pensé, qui débloquait la situation. Je suis toujours en prière. Chaque acte que je pose, je le pose après avoir prié. Et après l’avoir posé, je suis en action de grâce. Je le dis en toute humilité : mes succès, je les attribue à Dieu. Tous. Pour les échecs, je considère que je n’ai pas été à la hauteur de la mission que Dieu m’a confiée. Je ne parle pas de la prière, assis sur une natte de prière, sans action ! J’agis ! Quand on est un responsable politique à un niveau national, international, on est toujours un citoyen du monde. Et il faut, dans chaque acte qu’on pose, envisager ses répercussions internationales. Il n’y a pas d’acte neutre.
De plus en plus, avec la mondialisation, vous voyez fonctionner ce gouvernement mondiale, cet échange entre les chefs d’État ?
Il est inachevé, imparfait, mais il s’ébauche. On l’a vu dans les évènements récents en Côte-d’Ivoire : la mobilisation internationale a permis le départ de Laurent Gbagbo, parce qu’il ne voulait pas accepter le verdict des urnes. Elle a permis également de stopper l’avancée de Kadhafi qui avait promis de noyer son peuple dans le sang à Benghazi. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a pris ses responsabilités. Je ne dis pas qu’il faudra intervenir systématiquement, mais le cas libyen est un cas patent. De mon point de vue, cela doit devenir une jurisprudence, une doctrine des Nations Unies. Désormais, d’autres chefs d’État, tentés de faire violence à leur peuple, sauront qu’ils ne peuvent invoquer la souveraineté nationale pour couvrir leurs actes.
Comment analysez-vous ce qui se passe depuis plusieurs mois dans les pays arabes, le printemps arabe ?
C’est le progrès des valeurs universelles auxquelles nous croyons. Les jeunes manifestants, en Tunisie, en Égypte, disaient : « Nous manifestons au nom des valeurs que nous partageons tous ensemble. » Tout le monde, maintenant, se réclame des valeurs universelles. Il n’y a plus ce relativisme que nous avons déploré dans le passé : « Attention à la démocratie à l’occidentale… » Il n’y a pas de démocratie à l’occidentale, il y a la démocratie. Vous diriez que le citoyen occidental a droit au respect des droits de l’homme et que le citoyen arabe n’y a pas droit ? L’État de droit est universel. La liberté de conscience, de pensée, d’expression, est universelle. Je n’accepte jamais qu’on dise : « Vous nous imposez les valeurs de l’Occident. » Les particularismes concernant la culture, les traditions. C’est dû à l’histoire, à la géographie de chaque peuple, mais les valeurs universelles fondent notre humanité commune. Et nous devons les pratiquer tous ensemble.
Une gouvernance mondiale s’ébauche, mais la mondialisation est surtout sous la loi de l’économie. Comment voyez-vous l’avenir de l’Afrique ?
La mondialisation crée des richesses. Mais on l’impression que plus il y a la croissance, plus le fossé s’agrandit entre les plus riches et les plus pauvres. Les problèmes est de trouver les règles qui permettent de partager les fruits de la mondialisation inéluctable et nécessaire, non pas également, mais équitable, mais équitablement. Pour plus d’harmonie, plus de justice. La mondialisation doit de plus en plus intégrer les éléments culturels. Car ils apportent un plus d’harmonie, de paix et peut-être de lumière dans les échanges.
Les échanges culturels aident à reconnaître l’altérité, à se décentrer ?
L’enrichissement qu’on peut tirer du dialogue des cultures pourrait « réenchanter » le monde. Tout en termes matériels nous tue.
Vous avez de l’espérance pour ce monde ?
Je vis d’espérance ! Je dis souvent – tous ne comprennent pas cette formule – que je suis un pessimiste de la raison mais un optimiste de la volonté et de la foi. J’aime le triptyque que l’on trouve dans les textes chrétiens : la foi, l’espérance et la charité. Cela va ensemble. Tant que les hommes accepteront de s’entraider, de s’aimer, je pense le monde ira d’éclaircie en éclaircie, et qu’au bout du compte la lumière l’emportera sur les forces des ténèbres. Le professeur de philosophie qui m’avait amené vers l’athéisme disait : « dans la règle d’or de Jésus de Nazareth existe l’exemple le plus parfait d’une morale humaniste : aimer son prochain comme soi-même. » Et il le croyait. C’est comme ce cinéaste français incroyant mais grand admirateur de Thérèse de Lisieux…
Alain Cavalier…
Oui. Il a appelé son film « Thérèse », et non pas « Sainte Thérèse », mais il admirait ses vertus. Soit dit en passant, sainte Thérèse, c’est ma sainte aussi. Dans mon panthéon avec Abraham, le Christ, Mahomet et d’autres, il y a la vierge Marie et sainte Thérèse de Lisieux. Dans ma ville natale de Louga, l’église est dédiée à sainte Thérèse de Lisieux…
Source : Panorama, Mensuel chrétien de spiritualité