La Croix. Est-ce que quelque chose a changé dans la politique de la France en Afrique depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy ?
Abdoulaye Wade : Bien sûr, des choses ont changé. J’apprécie beaucoup le caractère direct du président Sarkozy. Sans attendre l’élection de Barack Obama, il a mis l’accent sur la diversité, en prenant dans son gouvernement des ministres d’origines différentes. Ça a été accepté par les Français et c’est une bonne chose. Je l’apprécie aussi sur le plan personnel, mais nous avons un point de divergence, qui n’est au fond pas très grave, sur l’immigration.
Pourquoi les discussions sur ce sujet achoppent-elles toujours ?
En réalité, Nicolas Sarkozy est opposé à l’immigration, comme je le suis moi-même. On devrait donc se comprendre ! Je suis contre le fait que des Africains, des Sénégalais partent en masse clandestinement. Sur cette base, j’ai construit une coopération avec l’Espagne qui nous a donné des moyens. Désormais, ce sont nos hélicoptères, nos avions qui pourchassent les pirogues clandestines.
Le problème, c’est l’immigration choisie. J’avais préconisé l’immigration « concertée » : consultons-nous avant de prendre des décisions. Or, la France est toujours dans la disposition de ne laisser venir que des diplômés. C’est cette fuite des cerveaux qu’on ne peut accepter. Le Sénégal consacre 40 % de son budget à l’éducation. Si nos meilleurs étudiants partent en Europe, c’est absurde.
Des chefs d’État africains se montrent circonspects à l’égard de l’Union pour la Méditerranée. Est-ce votre cas ?
Au fond, ce projet a pour objectif d’attirer les pays du Maghreb vers l’Europe, afin de les absorber finalement dans l’Union européenne. Je considère que cela revient à isoler l’Afrique noire. Le projet était au départ essentiellement économique, mais le fait que les Allemands aient voulu que toute l’UE soit impliquée a changé la donne.
Cela dit, j’ai dit au président Sarkozy que le fait d’attirer vers l’Europe le nord de l’Afrique ne me gênait pas. Cela renforce la communauté historique existant entre les pays situés au sud du Sahara et cela nous oblige à nouer des relations avec, à l’ouest, l’Amérique du Sud, à l’est, l’Inde et des pays d’Asie du Sud-Est. L’idée est de construire un ensemble économique Sud-Sud-Sud. Je travaille à la constitution d’un Conseil de coopération entre ces trois régions.
Vous ne citez pas la Chine ?
La Chine, c’est trop gros. Nous coopérons avec elle, mais ce Conseil que nous voulons construire, je n’ai pas pensé l’y inclure.
On a appris la semaine dernière que la France allait accorder au Sénégal un prêt de 125 millions d’euros pour l’aider à régler sa dette au secteur privé. Le pays est-il en cessation de paiement ?
Absolument pas. Si c’était le cas, les investisseurs ne continueraient pas à venir. Je viens d’inaugurer la seconde unité d’une usine de construction automobile au Sénégal, qui va produire mille voitures dès sa première année.
Depuis que je suis à sa tête, le Sénégal a toujours eu des budgets à l’équilibre, avec les félicitations du FMI et de la Banque mondiale. Seulement, l’année 2007-2008 a été problématique. Nous avons été frappés par la hausse des prix de l’énergie et des denrées de première nécessité. Au lieu de répercuter ces hausses, nous avons dit : non, les gens sont trop pauvres. Le gouvernement a donc pris cela sur lui. Cela a entraîné des coupes budgétaires et des projets engagés ont dû être arrêtés, ce qui a entraîné des pénalités.
La deuxième composante de cette crise budgétaire tient au fait que le ministre du budget, que j’ai remplacé depuis, s’est permis de faire des financements hors budget, en permettant aux ministres d’engager des fonds qui n’étaient pas dans les caisses de l’État. L’ensemble de la dette au secteur privé ne représente que 174 milliards de francs CFA (255 millions d’euros). Or, le budget de l’État est de 1 700 milliards de francs CFA. Cela représente donc à peine 10 %, ce n’est quand même pas énorme !
Vous suivez de près la crise au Zimbabwe, où vous vous êtes rendu cette année. À vos yeux, Robert Mugabe devrait-il quitter le pouvoir ?
J’ai soutenu dans le passé le président Mugabe. Mais je ne suis pas loin de croire aujourd’hui qu’il constitue le problème du Zimbabwe. Personnellement, je pense qu’il faudrait qu’il parte. J’ai cru qu’il allait accepter de faire des concessions, accepter une transition douce, mais il refuse. Alors que l’opposant Morgan Tsvangirai, qui est un homme modéré, a fait d’importantes concessions.
Si je retourne au Zimbabwe, ce sera pour conseiller fortement à Robert Mugabe de partir. Toutefois, cet homme est une figure historique, il ne mérite pas d’être jeté par la fenêtre. Il faut lui aménager une porte de sortie et lui garantir qu’il ne sera pas poursuivi dans son pays. Beaucoup de chefs d’État ont refusé de partir par crainte de poursuites judiciaires.
À ce propos, que répondez-vous à ceux qui reprochent au Sénégal de mettre de la mauvaise volonté à juger l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré ?
Sur ce dossier, le Sénégal est victime de sa bonne volonté. Ma conviction, c’est que des chefs d’État africains doivent être jugés par des Africains. Compte tenu de cela, j’ai accepté que le Sénégal juge Hissène Habré, à la demande de l’Union africaine. Nous avons modifié notre Constitution afin de pouvoir le faire. Restait le problème du coût du procès. Nous avons fait une évaluation avec l’Union européenne et l’ONG Human Rights Watch. Nous sommes parvenus à un accord sur la somme nécessaire à la tenue du procès, en précisant que ce serait un trésorier ad hoc et non le Sénégal qui gérerait ces fonds. Mais personne ne donne un franc !
Je vais donc mettre en garde mes homologues lors du prochain sommet de l’Union africaine en janvier et, si des dispositions ne sont pas prises, peut-être renverrai-je Hissène Habré au Tchad. Mais en tout cas, si le procès ne se tient pas, je ne le garderai pas encore longtemps au Sénégal.
Recueilli par Laurent d’Ersu
Abdoulaye Wade : Bien sûr, des choses ont changé. J’apprécie beaucoup le caractère direct du président Sarkozy. Sans attendre l’élection de Barack Obama, il a mis l’accent sur la diversité, en prenant dans son gouvernement des ministres d’origines différentes. Ça a été accepté par les Français et c’est une bonne chose. Je l’apprécie aussi sur le plan personnel, mais nous avons un point de divergence, qui n’est au fond pas très grave, sur l’immigration.
Pourquoi les discussions sur ce sujet achoppent-elles toujours ?
En réalité, Nicolas Sarkozy est opposé à l’immigration, comme je le suis moi-même. On devrait donc se comprendre ! Je suis contre le fait que des Africains, des Sénégalais partent en masse clandestinement. Sur cette base, j’ai construit une coopération avec l’Espagne qui nous a donné des moyens. Désormais, ce sont nos hélicoptères, nos avions qui pourchassent les pirogues clandestines.
Le problème, c’est l’immigration choisie. J’avais préconisé l’immigration « concertée » : consultons-nous avant de prendre des décisions. Or, la France est toujours dans la disposition de ne laisser venir que des diplômés. C’est cette fuite des cerveaux qu’on ne peut accepter. Le Sénégal consacre 40 % de son budget à l’éducation. Si nos meilleurs étudiants partent en Europe, c’est absurde.
Des chefs d’État africains se montrent circonspects à l’égard de l’Union pour la Méditerranée. Est-ce votre cas ?
Au fond, ce projet a pour objectif d’attirer les pays du Maghreb vers l’Europe, afin de les absorber finalement dans l’Union européenne. Je considère que cela revient à isoler l’Afrique noire. Le projet était au départ essentiellement économique, mais le fait que les Allemands aient voulu que toute l’UE soit impliquée a changé la donne.
Cela dit, j’ai dit au président Sarkozy que le fait d’attirer vers l’Europe le nord de l’Afrique ne me gênait pas. Cela renforce la communauté historique existant entre les pays situés au sud du Sahara et cela nous oblige à nouer des relations avec, à l’ouest, l’Amérique du Sud, à l’est, l’Inde et des pays d’Asie du Sud-Est. L’idée est de construire un ensemble économique Sud-Sud-Sud. Je travaille à la constitution d’un Conseil de coopération entre ces trois régions.
Vous ne citez pas la Chine ?
La Chine, c’est trop gros. Nous coopérons avec elle, mais ce Conseil que nous voulons construire, je n’ai pas pensé l’y inclure.
On a appris la semaine dernière que la France allait accorder au Sénégal un prêt de 125 millions d’euros pour l’aider à régler sa dette au secteur privé. Le pays est-il en cessation de paiement ?
Absolument pas. Si c’était le cas, les investisseurs ne continueraient pas à venir. Je viens d’inaugurer la seconde unité d’une usine de construction automobile au Sénégal, qui va produire mille voitures dès sa première année.
Depuis que je suis à sa tête, le Sénégal a toujours eu des budgets à l’équilibre, avec les félicitations du FMI et de la Banque mondiale. Seulement, l’année 2007-2008 a été problématique. Nous avons été frappés par la hausse des prix de l’énergie et des denrées de première nécessité. Au lieu de répercuter ces hausses, nous avons dit : non, les gens sont trop pauvres. Le gouvernement a donc pris cela sur lui. Cela a entraîné des coupes budgétaires et des projets engagés ont dû être arrêtés, ce qui a entraîné des pénalités.
La deuxième composante de cette crise budgétaire tient au fait que le ministre du budget, que j’ai remplacé depuis, s’est permis de faire des financements hors budget, en permettant aux ministres d’engager des fonds qui n’étaient pas dans les caisses de l’État. L’ensemble de la dette au secteur privé ne représente que 174 milliards de francs CFA (255 millions d’euros). Or, le budget de l’État est de 1 700 milliards de francs CFA. Cela représente donc à peine 10 %, ce n’est quand même pas énorme !
Vous suivez de près la crise au Zimbabwe, où vous vous êtes rendu cette année. À vos yeux, Robert Mugabe devrait-il quitter le pouvoir ?
J’ai soutenu dans le passé le président Mugabe. Mais je ne suis pas loin de croire aujourd’hui qu’il constitue le problème du Zimbabwe. Personnellement, je pense qu’il faudrait qu’il parte. J’ai cru qu’il allait accepter de faire des concessions, accepter une transition douce, mais il refuse. Alors que l’opposant Morgan Tsvangirai, qui est un homme modéré, a fait d’importantes concessions.
Si je retourne au Zimbabwe, ce sera pour conseiller fortement à Robert Mugabe de partir. Toutefois, cet homme est une figure historique, il ne mérite pas d’être jeté par la fenêtre. Il faut lui aménager une porte de sortie et lui garantir qu’il ne sera pas poursuivi dans son pays. Beaucoup de chefs d’État ont refusé de partir par crainte de poursuites judiciaires.
À ce propos, que répondez-vous à ceux qui reprochent au Sénégal de mettre de la mauvaise volonté à juger l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré ?
Sur ce dossier, le Sénégal est victime de sa bonne volonté. Ma conviction, c’est que des chefs d’État africains doivent être jugés par des Africains. Compte tenu de cela, j’ai accepté que le Sénégal juge Hissène Habré, à la demande de l’Union africaine. Nous avons modifié notre Constitution afin de pouvoir le faire. Restait le problème du coût du procès. Nous avons fait une évaluation avec l’Union européenne et l’ONG Human Rights Watch. Nous sommes parvenus à un accord sur la somme nécessaire à la tenue du procès, en précisant que ce serait un trésorier ad hoc et non le Sénégal qui gérerait ces fonds. Mais personne ne donne un franc !
Je vais donc mettre en garde mes homologues lors du prochain sommet de l’Union africaine en janvier et, si des dispositions ne sont pas prises, peut-être renverrai-je Hissène Habré au Tchad. Mais en tout cas, si le procès ne se tient pas, je ne le garderai pas encore longtemps au Sénégal.
Recueilli par Laurent d’Ersu