11 mois après l'accident tragique qui a emporté deux de ses trois enfants, Fatou Thiandoum ressasse, encore et sans cesse, les circonstances horribles dans lesquelles sa fille aînée de 7 ans et son fils cadet de 3 ans sont partis. Le vide laissé par les deux anges est durement ressenti dans la maison familiale sise à Yoff. Leur frère (de 5 ans) est, depuis, rongé par la solitude. La scène horrible de l'accident hante toujours le sommeil de cette mère et défile en boucle dans ses pensées.
Le mercredi 22 juillet 2020, à 10 jours de la fête de l'Aïd El Kébir (Tabaski) alors qu'ils partaient avec leur oncle chez le couturier pour la confection de leurs habits- qu'ils ne porteront hélas jamais- pour la fête, les deux bouts de choux avaient rendez-vous avec la mort. Un camion de type Berliet dérape, écrase un vieux avant de finir sa funeste course sur leur taxi. C'est la consternation ! L'état du véhicule jaune et noir, renseigne sur la violence du choc.
Aujourd'hui, le temps est passé mais l'usure n'a toujours pas fait effet. Les souvenirs s'amoncellent et laissent encore béante cette plaie dans le cœur de cette mère dévastée. "Perdre ses deux enfants de 7 et 3 ans, c'est atroce", lance-t-elle le cœur lourd. "Ce qui me fait le plus mal c'est que ce camion qui a tué mes enfants n'avait pas de visite technique. Il a été recalé à deux reprises. Je pense que si le propriétaire avait garé son camion qui est totalement hors la loi, mes enfants seraient aujourd'hui à mes côtés. L'État n'a manifesté aucune compassion à mon égard. Même pas un petit 'nous vous présentons nos sincères condoléances' ne m'a été servi", martèle cette mère de famille.
Son vœu le plus ardent, c'est de voir ces cercueils roulants à la casse et pour de bon. "Ces camions de plus de 40 ans qui circulent sans freins sur nos routes, on lance un appel solennel, nous supplions même le chef de l'État, pour qu'ils soient définitivement écartés de la circulation. Je pense que les autorités ne mesurent pas assez les dégâts qu'ils font et les séquelles à vie que subissent les victimes et leurs familles", lance Fatou Thiandoum en cri de cœur.
Camions briseurs de vie
Comme ces deux enfants, d'autres ont trouvé la mort dans les mêmes circonstances d'une atrocité indescriptible. Le 25 mai 2011 à 13 heures sur la Vdn, Pape Cheikh Sall, Ramatoulaye Dramé et un jeune talibé ont été, à leur tour, tués par un camion déchaîné, sans frein. Le camion fou (un Berliet) a d'abord percuté un poteau électrique qui a atteint le talibé (mort sur le coup) avant d'écraser Pape Cheikh et Rama qui, de dos, ne se doutaient point que la faucheuse roulait à vive allure derrière eux. Le couple de collégiens de MashaAllah a succombé à ses blessures lors de leur transfert à l'hôpital.
Le lundi 13 mai 2019, peu avant la rupture du jeûne (Ramadan), un autre vieux camion de la même marque (Berliet) a provoqué la mort de 4 personnes (dont l'animateur de Dtv, Baye Fallou Cissé) et des blessures graves à plusieurs personnes, à hauteur de Poste Thiaroye. La liste des morts est loin d'être exhaustive.
D'autres ont vu leur quotidien se transformer en cauchemar car handicapés à vie suite à des accidents causés par des camions. C'est le cas d'Adama Ndiaye, menuisier qui gagnait très bien sa vie avant que deux camions, engagés dans une course folle, ne viennent lui infliger une amputation des deux jambes et briser, chemin faisant, sa famille. Depuis, il n'arrive plus à joindre les deux bouts et son atelier (sis à Grand-Dakar), son unique gagne-pain, qu'il essaie de relancer avec l'aide de son fils aîné, tourne au ralenti pour ne pas dire qu'il est presqu'à l'arrêt. Sa femme, affligée par ce drame social, l'a quitté. Lui laissant ainsi la lourde charge d'éduquer et de nourrir leurs enfants, deux jambes en moins.
Sur tous ces accidents aux conséquences tragiques, négligence coupable des chauffeurs, l'absence de sanctions, défaut de visite technique mais surtout l'état de vétusté très avancé du parc… sont pointés du doigt.
Indulgence coupable de dame justice
L'absence de sanction est une réalité patente au Sénégal. Au tribunal, les 'chauffards' auteurs d'homicide involontaire par négligence s'en sortent toujours avec des peines pas du tout proportionnelles à la gravité de leurs actes. Par exemple, malgré les lourdes charges à son encontre (défaut de visite technique, défaut de frein et homicide involontaire), le chauffeur de camion, A. Diop 29 ans, qui a tué un vieux et les deux enfants (de 7 et 3 ans) de Fatou Thiandoum le 22 juillet 2020, n'a écopé que d'une détention préventive de 6 mois. Une indulgence de dame justice, face à la négligence coupable des chauffeurs et propriétaire des camions, fortement critiquée.
Pour Moustapha Guèye, expert en sécurité routière, autorités judiciaires et étatiques sont toutes coupables. "Conduire un camion, c'est une science. Le chirurgien qui doit opérer un patient, il a une concentration d'ange parce qu'il connaît la lourdeur de la tâche qu'il a. son matériel biologique et expérimental, c'est l'homme. La moindre inattention peut être fatale pour le patient", explique-t-il.
Qu'en est-il alors du chauffeur de camion ? "Le chirurgien, il tue une seule personne en cas d'erreur ou d'inattention. Mais le chauffeur de camion quant à lui peut tuer plusieurs personnes et détruire plusieurs familles en cas d'inattention", caricature Guèye, histoire de donner une image du danger tout en se désolant de la législation hyper permissive qui ne sanctionne pratiquement pas.
Contrôle technique au rabais, fraude et corruption
À côté, un autre laxisme vient corser la donne. Il s'agit des exigences au rabais du centre de contrôle technique où la tricherie, la fraude et la corruption sont légion. Ces maux sont, eux-aussi, des facteurs non négligeables qui favorisent la persistance des accidents notamment chez les gros-porteurs. Pourtant muni d'une technologie de pointe, le centre de visite technique a été obligé de revoir à la baisse ses critères vu l'état de vétusté très avancé du parc automobile en général et celui des gros-porteurs en particulier.
Cependant, malgré un contrôle technique totalement au rabais, d'après Moustapha Guèye, la plupart des gros-porteurs font dans la fraude. "Certains louent des organes neufs pour aller passer la visite technique et les rendent aussitôt après. Cette tricherie, c'est en bande organisée. Des fois, c'est à la porte du centre de visite technique que ces magouilles se font", indique-t-il.
À cela s'ajoute le laxisme des agents de police routière. Leur posture a d'ailleurs été fortement critiquée dans l'accident du 22 juillet 2020. Comment comprendre qu'après avoir été recalé à deux reprises, le camion qui a tué les enfants à Yoff, continuait de rouler ? "Dans les normes, la notification que le propriétaire du camion en question a reçue ne lui permettait pas de rouler. Les forces de contrôle ont été laxistes. Si cela s'était passé dans un pays sérieux, on allait remonter toute la chaîne pour voir tous les forces de l'ordre qui ont laissé circuler ce camion et les sanctionner", fulmine Guèye.
Selon lui, les autorités administratives font preuve d'un manque de sérieux sidérant par rapport à la sécurité routière. Les décisions qu'elles prennent, sont souvent du tape-à-l'œil le temps que les familles de victimes fassent leur deuil. L'autre réalité, c'est que ces mesures de 'tolérance zéro' qu'elles brandissent, ne sont jamais respectées. En atteste la dernière organisation des horaires de circulation des camions mis en place par le gouverneur de Dakar en réponse à la recrudescence des accidents des gros-porteurs. Ces cercueils roulant en font fi et continuent de circuler à toutes les heures et sur toutes les routes, au vu et au su de tous.
Plus de 79% des 35 000 véhicules du parc des gros-porteurs ont plus de 20 ans
Selon une évaluation, le parc des gros-porteurs est estimé à quelque 35 000 véhicules, dont 29 000, soit près de 79%, ont plus de vingt ans. Et ces 79% sont composés, pour la plupart, de Berliet de plus de 40 ans d'âge. Ces cercueils roulants qui coûtent la vie à plusieurs Sénégalais ont largement dépassé leur durée de vie. Ironie du sort, le constructeur à l'origine de la conception de ces camions, Automobiles Marius Berliet, a été racheté depuis 1978 par Renault et est devenu Renault véhicules industriels (Rvi).
Pire encore, il n'existe plus aucune pièce de rechange neuve à ce jour. Résultat : c'est le système D (comme débrouille) qui est utilisé pour bricoler aussi bien la carrosserie que les pièces nécessaires au fonctionnement du véhicule. Sous la poussière et le chaud soleil, Mame Mor, mécanicien au garage de camions sis au rond-point Nord-Foire, est en plein œuvre. Difficile de croire qu'il est en train de redonner vie à cette épave.
"Ce camion a un problème de frein, de lumière et de carrosserie. Il marchera comme neuf quand on aura fini", promet-il. "C'est vrai qu'on ne trouve plus de pièces neuves. Ce que nous faisons c'est qu'on essaie de modifier les pièces et si on n'y arrive pas, on essaie de trouver une pièce chez Baye Serigne Diop à Case- ba", confie-t-il. Chez Baye Serigne Diop, c'est un "cimetière pour camions". Les camions, notamment des Berliet, qui n'arrivent plus à rouler, y sont transformés en pièces détachées bon marché.
Renouvellement du parc des gros porteur, un gros scandale
Face à cette situation, du reste très inquiétante, l'État du Sénégal a décidé, depuis 2016, d'encadrer un ambitieux programme d'acquisition de 3000 gros-porteurs. Mais le contrat de 250 milliards de francs CFA qui devait être exécuté en deux temps (1600 camions en 2016 pour une enveloppe de 120 milliards et 1400 autres en 2020 pour 107 milliards) par un assembleur marocain (en lieu et place des traditionnels constructeurs automobiles) Riad Motors, a vite viré au scandale. Les marocains qui ont déjà livré 145 camions (73 en février 2016 et 72 en 2017) de marque Howo du constructeur chinois Sinotruck, n'ont fait en réalité que du courtage et n'ont pas respecté leurs engagements. Riad Motors a déjà encaissé 10,4 milliards de francs CFA de la Banque nationale du développement du Sénégal (Bnde).
Ce programme qui devait permettre aux transporteurs, regroupés au sein de la coopérative nationale des transports de marchandises (CNETM) dirigée par Mbargou Badiane, d'acquérir des camions neufs, devait également créer à terme, 5000 emplois directs, 1000 emplois indirects et des milliers d'emplois induits. "Dans le projet, il était prévu de former les chauffeurs et les transporteurs. Riad Motors s'était engagé à amener deux ingénieurs en automobile, deux camions de pièces de rechange. Il devait aussi installer quatre succursales genre garage qui allaient assurer l'entretien des camions et les pièces de rechanges (3 sur l'axe Dakar-Bamako) et un sur l'axe Dakar-Saint-Louis", explique Mbargou Badiane qui a reçu Seneweb à son domicile.
Hélas, Riad Motors n'a pas joué franc jeu. "Ils se sont limités à amener les camions et prendre l'argent", se désole Badiane qui dit avoir porté plainte contre l'assembleur marocain qui leur a joué un sale coup. En effet, pour des camions vendus à moins de 40 millions l'unité en Chine et au Sénégal par Ccbm (avec des avantages de paiement), Riad Motors a revendu à 73 millions l'unité. "73 millions c'est un prix package (formation, pièce de rechange, dépannage)", tente d'expliquer Mbargou Badiane. Clou du spectacle, ces camions sont revendus aux transporteurs à près de 120 millions.
Là aussi Badiane trouve une autre excuse. "Cela se comprend parce qu'ils (les transporteurs de la CNETM) n'ont pas donné d'apport personnel. On leur donne une assurance tout risque (3 millions par an pendant 5 ans), on met à leur disposition un cabinet qui les accompagne dans leurs décaissements. C'est un bureau d'étude qu'on payait 70 millions par an soit 60 mille francs par véhicule par mois. En plus de l'intérêt de la banque qui avait proposé un crédit payable en 60 mois. Les transporteurs ont demandé que le crédit soit étalé sur 120 mois soit 10 ans. C'est ce qui explique ces 120 millions de francs CFA".
22 camions repris pour difficultés de paiement
Aujourd'hui, les transporteurs qui avaient mis leurs 145 camions à la casse pour acquérir des véhicules neufs, sont confrontés à d'énormes difficultés de paiement du dépôt de 1 060 000 francs CFA par mois par véhicule. A ce jour, 22 camions ont déjà été repris pour défaut de paiement. La responsabilité de l'État est pointée du doigt. Et pour cause : depuis 2016, les transporteurs n'ont jamais reçu de la part de l'État la prime à la casse qui est estimée à 5 millions par véhicule amenée à la casse (2,5 millions pour le tracteur et 2,5 millions pour le wagon).
Mais aussi, l'État, selon les transporteurs, a tué le marché des gros-porteurs en délivrant aux industriels, principaux partenaires des transporteurs, des licences privées. "L'État a autorisé à Dangote d'amener 450 camions pour assurer lui-même son transport. On a autorisé aux Ics 400 véhicules, 800 à la cimenterie du Sahel", dénonce Badiane. Et bonjour la concurrence déloyale. "Ils achètent le carburant à prix exonéré, normal qu'ils récupèrent le marché", se désole le président du CNETM.
Seneweb a tenté de recueillir la version du ministère des Transports, mais après un faux bond, le directeur du transport a finalement annulé l'entretien qu'il nous avait promis. Nos tentatives de reprendre contact ont été vaines.
Sénéweb.com
Le mercredi 22 juillet 2020, à 10 jours de la fête de l'Aïd El Kébir (Tabaski) alors qu'ils partaient avec leur oncle chez le couturier pour la confection de leurs habits- qu'ils ne porteront hélas jamais- pour la fête, les deux bouts de choux avaient rendez-vous avec la mort. Un camion de type Berliet dérape, écrase un vieux avant de finir sa funeste course sur leur taxi. C'est la consternation ! L'état du véhicule jaune et noir, renseigne sur la violence du choc.
Aujourd'hui, le temps est passé mais l'usure n'a toujours pas fait effet. Les souvenirs s'amoncellent et laissent encore béante cette plaie dans le cœur de cette mère dévastée. "Perdre ses deux enfants de 7 et 3 ans, c'est atroce", lance-t-elle le cœur lourd. "Ce qui me fait le plus mal c'est que ce camion qui a tué mes enfants n'avait pas de visite technique. Il a été recalé à deux reprises. Je pense que si le propriétaire avait garé son camion qui est totalement hors la loi, mes enfants seraient aujourd'hui à mes côtés. L'État n'a manifesté aucune compassion à mon égard. Même pas un petit 'nous vous présentons nos sincères condoléances' ne m'a été servi", martèle cette mère de famille.
Son vœu le plus ardent, c'est de voir ces cercueils roulants à la casse et pour de bon. "Ces camions de plus de 40 ans qui circulent sans freins sur nos routes, on lance un appel solennel, nous supplions même le chef de l'État, pour qu'ils soient définitivement écartés de la circulation. Je pense que les autorités ne mesurent pas assez les dégâts qu'ils font et les séquelles à vie que subissent les victimes et leurs familles", lance Fatou Thiandoum en cri de cœur.
Camions briseurs de vie
Comme ces deux enfants, d'autres ont trouvé la mort dans les mêmes circonstances d'une atrocité indescriptible. Le 25 mai 2011 à 13 heures sur la Vdn, Pape Cheikh Sall, Ramatoulaye Dramé et un jeune talibé ont été, à leur tour, tués par un camion déchaîné, sans frein. Le camion fou (un Berliet) a d'abord percuté un poteau électrique qui a atteint le talibé (mort sur le coup) avant d'écraser Pape Cheikh et Rama qui, de dos, ne se doutaient point que la faucheuse roulait à vive allure derrière eux. Le couple de collégiens de MashaAllah a succombé à ses blessures lors de leur transfert à l'hôpital.
Le lundi 13 mai 2019, peu avant la rupture du jeûne (Ramadan), un autre vieux camion de la même marque (Berliet) a provoqué la mort de 4 personnes (dont l'animateur de Dtv, Baye Fallou Cissé) et des blessures graves à plusieurs personnes, à hauteur de Poste Thiaroye. La liste des morts est loin d'être exhaustive.
D'autres ont vu leur quotidien se transformer en cauchemar car handicapés à vie suite à des accidents causés par des camions. C'est le cas d'Adama Ndiaye, menuisier qui gagnait très bien sa vie avant que deux camions, engagés dans une course folle, ne viennent lui infliger une amputation des deux jambes et briser, chemin faisant, sa famille. Depuis, il n'arrive plus à joindre les deux bouts et son atelier (sis à Grand-Dakar), son unique gagne-pain, qu'il essaie de relancer avec l'aide de son fils aîné, tourne au ralenti pour ne pas dire qu'il est presqu'à l'arrêt. Sa femme, affligée par ce drame social, l'a quitté. Lui laissant ainsi la lourde charge d'éduquer et de nourrir leurs enfants, deux jambes en moins.
Sur tous ces accidents aux conséquences tragiques, négligence coupable des chauffeurs, l'absence de sanctions, défaut de visite technique mais surtout l'état de vétusté très avancé du parc… sont pointés du doigt.
Indulgence coupable de dame justice
L'absence de sanction est une réalité patente au Sénégal. Au tribunal, les 'chauffards' auteurs d'homicide involontaire par négligence s'en sortent toujours avec des peines pas du tout proportionnelles à la gravité de leurs actes. Par exemple, malgré les lourdes charges à son encontre (défaut de visite technique, défaut de frein et homicide involontaire), le chauffeur de camion, A. Diop 29 ans, qui a tué un vieux et les deux enfants (de 7 et 3 ans) de Fatou Thiandoum le 22 juillet 2020, n'a écopé que d'une détention préventive de 6 mois. Une indulgence de dame justice, face à la négligence coupable des chauffeurs et propriétaire des camions, fortement critiquée.
Pour Moustapha Guèye, expert en sécurité routière, autorités judiciaires et étatiques sont toutes coupables. "Conduire un camion, c'est une science. Le chirurgien qui doit opérer un patient, il a une concentration d'ange parce qu'il connaît la lourdeur de la tâche qu'il a. son matériel biologique et expérimental, c'est l'homme. La moindre inattention peut être fatale pour le patient", explique-t-il.
Qu'en est-il alors du chauffeur de camion ? "Le chirurgien, il tue une seule personne en cas d'erreur ou d'inattention. Mais le chauffeur de camion quant à lui peut tuer plusieurs personnes et détruire plusieurs familles en cas d'inattention", caricature Guèye, histoire de donner une image du danger tout en se désolant de la législation hyper permissive qui ne sanctionne pratiquement pas.
Contrôle technique au rabais, fraude et corruption
À côté, un autre laxisme vient corser la donne. Il s'agit des exigences au rabais du centre de contrôle technique où la tricherie, la fraude et la corruption sont légion. Ces maux sont, eux-aussi, des facteurs non négligeables qui favorisent la persistance des accidents notamment chez les gros-porteurs. Pourtant muni d'une technologie de pointe, le centre de visite technique a été obligé de revoir à la baisse ses critères vu l'état de vétusté très avancé du parc automobile en général et celui des gros-porteurs en particulier.
Cependant, malgré un contrôle technique totalement au rabais, d'après Moustapha Guèye, la plupart des gros-porteurs font dans la fraude. "Certains louent des organes neufs pour aller passer la visite technique et les rendent aussitôt après. Cette tricherie, c'est en bande organisée. Des fois, c'est à la porte du centre de visite technique que ces magouilles se font", indique-t-il.
À cela s'ajoute le laxisme des agents de police routière. Leur posture a d'ailleurs été fortement critiquée dans l'accident du 22 juillet 2020. Comment comprendre qu'après avoir été recalé à deux reprises, le camion qui a tué les enfants à Yoff, continuait de rouler ? "Dans les normes, la notification que le propriétaire du camion en question a reçue ne lui permettait pas de rouler. Les forces de contrôle ont été laxistes. Si cela s'était passé dans un pays sérieux, on allait remonter toute la chaîne pour voir tous les forces de l'ordre qui ont laissé circuler ce camion et les sanctionner", fulmine Guèye.
Selon lui, les autorités administratives font preuve d'un manque de sérieux sidérant par rapport à la sécurité routière. Les décisions qu'elles prennent, sont souvent du tape-à-l'œil le temps que les familles de victimes fassent leur deuil. L'autre réalité, c'est que ces mesures de 'tolérance zéro' qu'elles brandissent, ne sont jamais respectées. En atteste la dernière organisation des horaires de circulation des camions mis en place par le gouverneur de Dakar en réponse à la recrudescence des accidents des gros-porteurs. Ces cercueils roulant en font fi et continuent de circuler à toutes les heures et sur toutes les routes, au vu et au su de tous.
Plus de 79% des 35 000 véhicules du parc des gros-porteurs ont plus de 20 ans
Selon une évaluation, le parc des gros-porteurs est estimé à quelque 35 000 véhicules, dont 29 000, soit près de 79%, ont plus de vingt ans. Et ces 79% sont composés, pour la plupart, de Berliet de plus de 40 ans d'âge. Ces cercueils roulants qui coûtent la vie à plusieurs Sénégalais ont largement dépassé leur durée de vie. Ironie du sort, le constructeur à l'origine de la conception de ces camions, Automobiles Marius Berliet, a été racheté depuis 1978 par Renault et est devenu Renault véhicules industriels (Rvi).
Pire encore, il n'existe plus aucune pièce de rechange neuve à ce jour. Résultat : c'est le système D (comme débrouille) qui est utilisé pour bricoler aussi bien la carrosserie que les pièces nécessaires au fonctionnement du véhicule. Sous la poussière et le chaud soleil, Mame Mor, mécanicien au garage de camions sis au rond-point Nord-Foire, est en plein œuvre. Difficile de croire qu'il est en train de redonner vie à cette épave.
"Ce camion a un problème de frein, de lumière et de carrosserie. Il marchera comme neuf quand on aura fini", promet-il. "C'est vrai qu'on ne trouve plus de pièces neuves. Ce que nous faisons c'est qu'on essaie de modifier les pièces et si on n'y arrive pas, on essaie de trouver une pièce chez Baye Serigne Diop à Case- ba", confie-t-il. Chez Baye Serigne Diop, c'est un "cimetière pour camions". Les camions, notamment des Berliet, qui n'arrivent plus à rouler, y sont transformés en pièces détachées bon marché.
Renouvellement du parc des gros porteur, un gros scandale
Face à cette situation, du reste très inquiétante, l'État du Sénégal a décidé, depuis 2016, d'encadrer un ambitieux programme d'acquisition de 3000 gros-porteurs. Mais le contrat de 250 milliards de francs CFA qui devait être exécuté en deux temps (1600 camions en 2016 pour une enveloppe de 120 milliards et 1400 autres en 2020 pour 107 milliards) par un assembleur marocain (en lieu et place des traditionnels constructeurs automobiles) Riad Motors, a vite viré au scandale. Les marocains qui ont déjà livré 145 camions (73 en février 2016 et 72 en 2017) de marque Howo du constructeur chinois Sinotruck, n'ont fait en réalité que du courtage et n'ont pas respecté leurs engagements. Riad Motors a déjà encaissé 10,4 milliards de francs CFA de la Banque nationale du développement du Sénégal (Bnde).
Ce programme qui devait permettre aux transporteurs, regroupés au sein de la coopérative nationale des transports de marchandises (CNETM) dirigée par Mbargou Badiane, d'acquérir des camions neufs, devait également créer à terme, 5000 emplois directs, 1000 emplois indirects et des milliers d'emplois induits. "Dans le projet, il était prévu de former les chauffeurs et les transporteurs. Riad Motors s'était engagé à amener deux ingénieurs en automobile, deux camions de pièces de rechange. Il devait aussi installer quatre succursales genre garage qui allaient assurer l'entretien des camions et les pièces de rechanges (3 sur l'axe Dakar-Bamako) et un sur l'axe Dakar-Saint-Louis", explique Mbargou Badiane qui a reçu Seneweb à son domicile.
Hélas, Riad Motors n'a pas joué franc jeu. "Ils se sont limités à amener les camions et prendre l'argent", se désole Badiane qui dit avoir porté plainte contre l'assembleur marocain qui leur a joué un sale coup. En effet, pour des camions vendus à moins de 40 millions l'unité en Chine et au Sénégal par Ccbm (avec des avantages de paiement), Riad Motors a revendu à 73 millions l'unité. "73 millions c'est un prix package (formation, pièce de rechange, dépannage)", tente d'expliquer Mbargou Badiane. Clou du spectacle, ces camions sont revendus aux transporteurs à près de 120 millions.
Là aussi Badiane trouve une autre excuse. "Cela se comprend parce qu'ils (les transporteurs de la CNETM) n'ont pas donné d'apport personnel. On leur donne une assurance tout risque (3 millions par an pendant 5 ans), on met à leur disposition un cabinet qui les accompagne dans leurs décaissements. C'est un bureau d'étude qu'on payait 70 millions par an soit 60 mille francs par véhicule par mois. En plus de l'intérêt de la banque qui avait proposé un crédit payable en 60 mois. Les transporteurs ont demandé que le crédit soit étalé sur 120 mois soit 10 ans. C'est ce qui explique ces 120 millions de francs CFA".
22 camions repris pour difficultés de paiement
Aujourd'hui, les transporteurs qui avaient mis leurs 145 camions à la casse pour acquérir des véhicules neufs, sont confrontés à d'énormes difficultés de paiement du dépôt de 1 060 000 francs CFA par mois par véhicule. A ce jour, 22 camions ont déjà été repris pour défaut de paiement. La responsabilité de l'État est pointée du doigt. Et pour cause : depuis 2016, les transporteurs n'ont jamais reçu de la part de l'État la prime à la casse qui est estimée à 5 millions par véhicule amenée à la casse (2,5 millions pour le tracteur et 2,5 millions pour le wagon).
Mais aussi, l'État, selon les transporteurs, a tué le marché des gros-porteurs en délivrant aux industriels, principaux partenaires des transporteurs, des licences privées. "L'État a autorisé à Dangote d'amener 450 camions pour assurer lui-même son transport. On a autorisé aux Ics 400 véhicules, 800 à la cimenterie du Sahel", dénonce Badiane. Et bonjour la concurrence déloyale. "Ils achètent le carburant à prix exonéré, normal qu'ils récupèrent le marché", se désole le président du CNETM.
Seneweb a tenté de recueillir la version du ministère des Transports, mais après un faux bond, le directeur du transport a finalement annulé l'entretien qu'il nous avait promis. Nos tentatives de reprendre contact ont été vaines.
Sénéweb.com