Après avoir soulevé des vagues, beaucoup de rapports d’audit semblent finir en eau de boudin. Les rares dossiers transmis au procureur finissent en un non-lieu et de ce fait, les personnes poursuivies sont blanchies. Dernièrement, des non-lieux ont été prononcés dans les dossiers de la Loterie nationale sénégalaise (LONASE) et du ministère de la Femme dirigé à l’époque par Awa Ndiaye. Ces deux entités avaient été épinglées par le rapport 2008 de l’Autorité de régulation des marchés publics (ARMP).
Concernant la Lonase, son ancien directeur général, Baïla Wane, était poursuivi pour détournement de deniers publics portant sur 3,4 milliards et 300 millions, corruption, abus de biens sociaux, faux et usage de faux en écritures authentiques et association de malfaiteurs. L’ex-DG avait été inculpé en même temps qu’Ibrahima Condetto Niang, président du Conseil d’administration de la Lonase au moment des faits. Après plusieurs mois passés en prison, les deux inculpés ont bénéficié d’une liberté provisoire, avant d’être finalement blanchis récemment.
Pour Awa Ndiaye, le rapport de l’ARMP avait relevé plusieurs sur-facturations dans des marchés passés par le ministère de la Femme qu’elle dirigeait. L’organe de contrôle faisait état de l’achat de matériels à des prix plus qu’exorbitants : des clés USB d’un giga au prix unitaire Hors TVA à 97 500 F CFA, des cuillères à 37 500 F CFA l’unité, des couteaux à 42 000 F CFA, des carafes à 47 100 F CFA et des cuisinières à 2 100 000 F CFA. Ce scandale avait même valu à l’ancien ministre le sobriquet d’Awa "Koudou" Ndiaye, de la part du célèbre humoriste Koutia.
Les nommés Alassane Bâ, ancien secrétaire de l’administration et de l’équipement (Sage) du ministère, ainsi qu’Amadou Faye et Ismael̈ Ndir, membres à l’époque de la cellule de passation des marchés, furent inculpés au même titre que le fournisseur, un commerçant libanais. L’ex-ministre n’avait pas été inculpée, en raison de son privilège de juridiction. Mais, l’affaire était perçue comme une épée de Damoclès qui ne pendait plus sur sa tête, puisque les mis en cause viennent d’être blanchis.
Ces deux décisions de justice interpellent, même s’il ne s’agit pas d’une décision définitive. En effet, le parquet n’a pas encore dit son dernier mot (il peut désavouer le doyen des juges). Mais, le fait est que ces non-lieux ne manquent pas de créer la suspicion, dans un contexte politique où le débat sur l’ingérence de l’Exécutif dans le judiciaire est plus que présent. D’ailleurs, commentant le non-lieu obtenu par Awa Ndiaye et ses co-prévenus, le porte-parole du PDS interrogé par nos confrères de l’Observateur, parle d’une "justice sélective". "Elle a une démarche sélective. Elle n'est pas à égale distance des citoyens. Ceux qui sont restés au Pds sont traqués, poursuivis, vilipendés. Alors que certains de nos frères et sœurs de parti, qui ont choisi le chemin de la transhumance, ont bénéficié de la mansuétude de cette même justice", fustige Babacar Gaye.
"L’incompétence" des magistrats évoquée
Donc, ces non-lieux suscitent beaucoup d’interrogations. Les rapports sont-ils bien faits ? Les vrais coupables sont-ils ceux qui font l’objet de poursuite ? Qu’est-ce qui explique ces décisions surprenantes pour le citoyen lambda ? Des professionnels du droit apportent des réponses. Un magistrat auditeur, interpellé par "EnQuête", explique cette situation par "l’incompétence" de ses collègues magistrats. Selon son argumentaire, ces derniers n’ont pas souvent les compétences pour "bien lire" un rapport. Cette incompréhension, analyse-t-il, fait que ce sont souvent des personnes qui n’ont rien à voir avec les malversations qui sont arrêtées.
A titre d’exemple, notre interlocuteur cite le cas des agents comptables particuliers (ACP) dont plusieurs sont inculpés dans la plupart des dossiers concernant la traque des biens mal acquis. "Les ACP ont des responsabilités limitées. Ils ne jugent pas de la matérialité d’une opération. Quand ils reçoivent un procès-verbal de réception d’un matériel, ils sont obligés de le payer", soutient le magistrat. Il évoque également "les combinaisons politiciennes" qui, dit-il, "impactent sur le travail de la justice" et pose à son avis le problème de l’indépendance de la justice.
Une idée que semble conforter Me Seydou Diagne. Conseil de la plupart des personnes poursuivies dans le cadre de la traque des biens mal acquis, l’avocat évoque plusieurs raisons pour justifier les multiples non-lieux. D’une part, argue-t-il : "les poursuites sont faites sur une base sélective, donc purement politique". Dans ces cas, poursuit-il : "l’Exécutif suit la clameur publique et instruit le Parquet à ouvrir une information". A titre d’exemple, il cite le cas de l’ex-ministre Awa Ndiaye. "Qu’est-ce qu’un ministre a à voir avec une procédure de passation de marché ?", s’interroge la robe noire, tout en rappelant que le décret 1964 sur la comptabilité publique indique clairement que le ministre exprime les besoins.
Outre la "politisation" des dossiers, Me Diagne pointe la légèreté des accusations. En effet, l’avocat poursuit son argumentaire en révélant que dans les dossiers Awa Ndiaye, COSEC et Sudatel, les montants des préjudices ont drastiquement baissé. De 8 milliards, le montant est passé à 108 millions, avant de devenir 0 franc, dans le dossier de l’ex-ministre de la Femme. Dans le dossier du Conseil sénégalais des chargeurs (COSEC), l’expertise ordonnée par le juge d’instruction a abouti à 3 millions, contre une centaine de millions de francs CFA initialement visée par la poursuite.
Outre la légèreté des accusations, Me Diagne évoque l’existence du double degré de juridiction. Selon l’avocat, le fait que ces dossiers soient transmis à un juge d’instruction est une garantie des droits de la défense, dans la mesure où la chambre d’accusation "contrôle" le magistrat instructeur. Ici, contrairement à la CREI, les avocats peuvent faire des recours pouvant aboutir à des non-lieux.
Un rapport d’audit ne suffit pas pour asseoir une infraction
Interrogé, Me Mouhamadou Bamba Cissé réfute l’argument politique, même s’il estime que le procureur, qui est maître des poursuites, ne peut pas se prévaloir de son indépendance, vu qu’il a un supérieur hiérarchique qui est le ministre de la Justice. Néanmoins, pour expliquer le non-lieu, l’avocat avance la latitude du juge d’instruction à mener une enquête beaucoup plus approfondie, afin d’apprécier l’existence d’une infraction ou non.
Donc, à son avis, il y a lieu de faire une différence entre l’enquête administrative et celle judiciaire qui obéit à des règles bien définies. Il considère donc qu’un rapport d’audit ne suffit pas pour asseoir une infraction. "Si cela devait suffire, le juge n’aurait même pas besoin d’ouvrir une infraction. Il renverrait les personnes épinglées directement devant la juridiction de jugement", souligne notre interlocuteur. Sur sa lancée, Me Cissé indique "qu’un rapport ne lie pas un juge", mais ajoute-t-il : "c’est juste un avis".
Dans le même sillage, son confrère Me Baba Diop relève une confusion entre une faute de gestion et une infraction. "Ce n’est pas parce qu’il y a manquement ou malversation qu’il y a nécessairement un délit, car le juge et l’auditeur n’ont pas les mêmes objectifs", a insisté l’avocat. Quid alors des poursuites faites sur la base de rapport d’audit? "Etant l’allié de l’Etat qui commande les audits par le biais de ses organes, le Parquet joue son rôle en ouvrant une information", répond la robe noire. N’en déplaise à ceux qui convoquent la politique dans ces dossiers pour justifier leur issue, Me Diop déclare : "on a beau tergiverser, la réalité d’un dossier politique est tout autre".
Une thèse que conforte un de ses confrères constitués dans les dossiers de traque des biens mal acquis. Car, selon notre interlocuteur qui a préféré garder l’anonymat, "le juge d’instruction ne peut pas travestir les faits et s’il n’a pas suffisamment d’éléments à charge, il est obligé de décerner un non-lieu, à la fin de l’instruction". Toutefois, la robe noire souligne que les rapports sont d’abord transmis aux autorités politiques, notamment le président de la République.
EnQuête
Concernant la Lonase, son ancien directeur général, Baïla Wane, était poursuivi pour détournement de deniers publics portant sur 3,4 milliards et 300 millions, corruption, abus de biens sociaux, faux et usage de faux en écritures authentiques et association de malfaiteurs. L’ex-DG avait été inculpé en même temps qu’Ibrahima Condetto Niang, président du Conseil d’administration de la Lonase au moment des faits. Après plusieurs mois passés en prison, les deux inculpés ont bénéficié d’une liberté provisoire, avant d’être finalement blanchis récemment.
Pour Awa Ndiaye, le rapport de l’ARMP avait relevé plusieurs sur-facturations dans des marchés passés par le ministère de la Femme qu’elle dirigeait. L’organe de contrôle faisait état de l’achat de matériels à des prix plus qu’exorbitants : des clés USB d’un giga au prix unitaire Hors TVA à 97 500 F CFA, des cuillères à 37 500 F CFA l’unité, des couteaux à 42 000 F CFA, des carafes à 47 100 F CFA et des cuisinières à 2 100 000 F CFA. Ce scandale avait même valu à l’ancien ministre le sobriquet d’Awa "Koudou" Ndiaye, de la part du célèbre humoriste Koutia.
Les nommés Alassane Bâ, ancien secrétaire de l’administration et de l’équipement (Sage) du ministère, ainsi qu’Amadou Faye et Ismael̈ Ndir, membres à l’époque de la cellule de passation des marchés, furent inculpés au même titre que le fournisseur, un commerçant libanais. L’ex-ministre n’avait pas été inculpée, en raison de son privilège de juridiction. Mais, l’affaire était perçue comme une épée de Damoclès qui ne pendait plus sur sa tête, puisque les mis en cause viennent d’être blanchis.
Ces deux décisions de justice interpellent, même s’il ne s’agit pas d’une décision définitive. En effet, le parquet n’a pas encore dit son dernier mot (il peut désavouer le doyen des juges). Mais, le fait est que ces non-lieux ne manquent pas de créer la suspicion, dans un contexte politique où le débat sur l’ingérence de l’Exécutif dans le judiciaire est plus que présent. D’ailleurs, commentant le non-lieu obtenu par Awa Ndiaye et ses co-prévenus, le porte-parole du PDS interrogé par nos confrères de l’Observateur, parle d’une "justice sélective". "Elle a une démarche sélective. Elle n'est pas à égale distance des citoyens. Ceux qui sont restés au Pds sont traqués, poursuivis, vilipendés. Alors que certains de nos frères et sœurs de parti, qui ont choisi le chemin de la transhumance, ont bénéficié de la mansuétude de cette même justice", fustige Babacar Gaye.
"L’incompétence" des magistrats évoquée
Donc, ces non-lieux suscitent beaucoup d’interrogations. Les rapports sont-ils bien faits ? Les vrais coupables sont-ils ceux qui font l’objet de poursuite ? Qu’est-ce qui explique ces décisions surprenantes pour le citoyen lambda ? Des professionnels du droit apportent des réponses. Un magistrat auditeur, interpellé par "EnQuête", explique cette situation par "l’incompétence" de ses collègues magistrats. Selon son argumentaire, ces derniers n’ont pas souvent les compétences pour "bien lire" un rapport. Cette incompréhension, analyse-t-il, fait que ce sont souvent des personnes qui n’ont rien à voir avec les malversations qui sont arrêtées.
A titre d’exemple, notre interlocuteur cite le cas des agents comptables particuliers (ACP) dont plusieurs sont inculpés dans la plupart des dossiers concernant la traque des biens mal acquis. "Les ACP ont des responsabilités limitées. Ils ne jugent pas de la matérialité d’une opération. Quand ils reçoivent un procès-verbal de réception d’un matériel, ils sont obligés de le payer", soutient le magistrat. Il évoque également "les combinaisons politiciennes" qui, dit-il, "impactent sur le travail de la justice" et pose à son avis le problème de l’indépendance de la justice.
Une idée que semble conforter Me Seydou Diagne. Conseil de la plupart des personnes poursuivies dans le cadre de la traque des biens mal acquis, l’avocat évoque plusieurs raisons pour justifier les multiples non-lieux. D’une part, argue-t-il : "les poursuites sont faites sur une base sélective, donc purement politique". Dans ces cas, poursuit-il : "l’Exécutif suit la clameur publique et instruit le Parquet à ouvrir une information". A titre d’exemple, il cite le cas de l’ex-ministre Awa Ndiaye. "Qu’est-ce qu’un ministre a à voir avec une procédure de passation de marché ?", s’interroge la robe noire, tout en rappelant que le décret 1964 sur la comptabilité publique indique clairement que le ministre exprime les besoins.
Outre la "politisation" des dossiers, Me Diagne pointe la légèreté des accusations. En effet, l’avocat poursuit son argumentaire en révélant que dans les dossiers Awa Ndiaye, COSEC et Sudatel, les montants des préjudices ont drastiquement baissé. De 8 milliards, le montant est passé à 108 millions, avant de devenir 0 franc, dans le dossier de l’ex-ministre de la Femme. Dans le dossier du Conseil sénégalais des chargeurs (COSEC), l’expertise ordonnée par le juge d’instruction a abouti à 3 millions, contre une centaine de millions de francs CFA initialement visée par la poursuite.
Outre la légèreté des accusations, Me Diagne évoque l’existence du double degré de juridiction. Selon l’avocat, le fait que ces dossiers soient transmis à un juge d’instruction est une garantie des droits de la défense, dans la mesure où la chambre d’accusation "contrôle" le magistrat instructeur. Ici, contrairement à la CREI, les avocats peuvent faire des recours pouvant aboutir à des non-lieux.
Un rapport d’audit ne suffit pas pour asseoir une infraction
Interrogé, Me Mouhamadou Bamba Cissé réfute l’argument politique, même s’il estime que le procureur, qui est maître des poursuites, ne peut pas se prévaloir de son indépendance, vu qu’il a un supérieur hiérarchique qui est le ministre de la Justice. Néanmoins, pour expliquer le non-lieu, l’avocat avance la latitude du juge d’instruction à mener une enquête beaucoup plus approfondie, afin d’apprécier l’existence d’une infraction ou non.
Donc, à son avis, il y a lieu de faire une différence entre l’enquête administrative et celle judiciaire qui obéit à des règles bien définies. Il considère donc qu’un rapport d’audit ne suffit pas pour asseoir une infraction. "Si cela devait suffire, le juge n’aurait même pas besoin d’ouvrir une infraction. Il renverrait les personnes épinglées directement devant la juridiction de jugement", souligne notre interlocuteur. Sur sa lancée, Me Cissé indique "qu’un rapport ne lie pas un juge", mais ajoute-t-il : "c’est juste un avis".
Dans le même sillage, son confrère Me Baba Diop relève une confusion entre une faute de gestion et une infraction. "Ce n’est pas parce qu’il y a manquement ou malversation qu’il y a nécessairement un délit, car le juge et l’auditeur n’ont pas les mêmes objectifs", a insisté l’avocat. Quid alors des poursuites faites sur la base de rapport d’audit? "Etant l’allié de l’Etat qui commande les audits par le biais de ses organes, le Parquet joue son rôle en ouvrant une information", répond la robe noire. N’en déplaise à ceux qui convoquent la politique dans ces dossiers pour justifier leur issue, Me Diop déclare : "on a beau tergiverser, la réalité d’un dossier politique est tout autre".
Une thèse que conforte un de ses confrères constitués dans les dossiers de traque des biens mal acquis. Car, selon notre interlocuteur qui a préféré garder l’anonymat, "le juge d’instruction ne peut pas travestir les faits et s’il n’a pas suffisamment d’éléments à charge, il est obligé de décerner un non-lieu, à la fin de l’instruction". Toutefois, la robe noire souligne que les rapports sont d’abord transmis aux autorités politiques, notamment le président de la République.
EnQuête