Quand Thomas, son mari, l’a complimentée sur la robe qu’elle portait, Marie a menti. « Je l’ai depuis longtemps, je ne la mettais pas : c’est pour ça que tu ne la connaissais pas. » En réalité, elle l’a achetée le jour même dans une boutique plutôt chère. Pourtant, Marie travaille. Elle est économiquement indépendante et libre de dépenser son argent comme elle l’entend. Les petits secrets ne sont pas de gros mensonges : leur aveu ne changerait pas la destinée de l’histoire à deux. Ils ne mettent pas la relation en péril, ils sont superflus. Qu’est-ce qui nous pousse à cacher des activités qui n’ont rien de répréhensible alors que nous nous sentons bien en couple ?
Se créer un espace d’intimité
Ces minuscules cachotteries servent d’abord à préserver notre intimité, un espace privé où nous éprouvons parfois le besoin de nous retirer. Tous les vendredis, en fin d’après-midi, Mathilde s’est inventé une réunion qui la retient au bureau alors qu’elle va suivre un cours de yoga. Adrien, lui, ne dit pas à sa compagne qu’il va régulièrement boire des bières avec sa bande de copains. Il prétend qu’il doit s’acquitter d’une corvée auprès d’une vague cousine pour justifier ses absences. Ces dissimulations sont le signe d’une soif d’opacité, assure la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle, auteure d’En cas d’amour (Payot, 2009) : « Nous devrions être transparents. Eh bien, nous ne le sommes pas ! Tant mieux. L’idéologie de la transparence s’assimile au totalitarisme. Les petits secrets sont indispensables : comme les rêves, ce sont des micro-lieux de résistance. » Surtout quand notre couple est fusionnel, car nous reproduisons alors le lien primitif entre la mère et le petit enfant, et nous avons besoin d’un espace préservé pour y échapper, pour nous offrir une respiration.
Tout cela nous relie directement à l’enfance, à nos parents, les premiers à qui nous avons menti. Nos mensonges apparemment dérisoires ont joué un rôle fondamental, ils nous ont permis de nous construire, de nous autonomiser, d’affirmer notre existence. Selon le pédiatre et psychanalyste anglais Donald W. Winnicott, auteur de Processus de maturation chez l’enfant (Payot, 1989), le sentiment d’exister suppose que l’on respecte le noyau du self (le « soi »). Ce dernier doit demeurer inatteignable et privé. En nous reliant à notre histoire personnelle, nos petits secrets nous parlent de nous, explique Anne Dufourmantelle : « Ils obéissent à la même logique que celle de l’inconscient. C’est un peu comme dans les rêves : l’intrigue principale n’a pas beaucoup d’importance, c’est dans le détail que se niche l’essentiel. » François a pour habitude de ne rien révéler à sa femme, Barbara, de ses dépenses « technologiques ». « Je ne sais pas trop pourquoi je le fais, tente-t-il d’expliquer, mais je tais tous mes achats de gadgets dernier cri, à commencer par mon dernier téléphone. Je le dissimule dès que je rentre à la maison. C’est bizarre parce que ça me complique la vie, mais je me sens rassuré et j’éprouve un plaisir secret à le sentir enfoui au fond de ma poche. » Quand on sait que les spécialistes du marketing rangent ce genre d’objet dans la catégorie des power toys, il devient difficile de ne pas faire l’analogie avec un symbole phallique : François détient dans sa poche une arme qui le rassure.
Dissimuler l’envie de séduire
Pour rien au monde, Jeanne ne révélerait à Vincent le prix de ce sac qu’elle prétend avoir acheté en solde. En s’interrogeant sur les raisons de son comportement, elle s’est souvenue que cet accessoire de mode onéreux est exactement de la même couleur que le brun patiné de la sacoche de plombier de son père. Sacoche dont elle avait terriblement honte, enfant. « Un petit secret peut servir à dissimuler quelque chose que nous ne pouvons pas nous avouer clairement », observe la psychiatre Sarah Stern, auteure du roman Chroniques d’un adultère (Léo Scheer, 2010). Chloé cache ses rendez-vous chez l’esthéticienne, Laurence impose à ses achats vestimentaires un purgatoire d’un mois ou deux avant de les porter devant son mari et en minimise toujours le prix : les femmes masquent volontiers les efforts (ou les frais) engagés pour être plus belles, ce dont pourtant leurs conjoints devraient se féliciter. Sauf qu’il ne s’agit pas là de plaire seulement à celui qui partage sa vie, analyse Sarah Stern, qui voit plutôt dans ces efforts une demande d’amour adressée au monde entier : « Le secret se situe dans ce besoin d’être désirable, regardée. » Et dissimuler l’envie de séduire répond à une culpabilité archaïque : l’impératif de la maternité des femmes.
Pendant des siècles, elles ont été élevées dans l’idée que leur corps doit être partagé, qu’il est fait pour mettre au monde des enfants, les nourrir, les protéger. Pour Anne Dufourmantelle, « cette nécessité qui intime l’ordre de se dévouer à l’autre – à l’enfant et, par extension, au travail, etc. – entre en contradiction avec le fait de prendre soin de soi. C’est de là que vient ce sentiment qui pousse les femmes à cacher ce qui est assimilé à de la coquetterie ». Le petit mensonge fait aussi partie du jeu amoureux. D’ailleurs, le plaisir de la séduction diffuse est une « façon de maintenir la fidélité, observe Anne Dufourmantelle. Freud expliquait le phénomène (in La Psychopathologie
de la vie quotidienne (Gallimard, “Folio”, 2010)) en démontrant que la séduction sociale féminine est réinvestie dans le couple : le désir de plaire à tous renforce le désir du conjoint. Conclusion : tout le monde y gagne ».
Préserver l’équilibre de la relation
Nous pouvons aussi taire ce que nous pensons d’un comportement qui nous agace chez l’autre. En trente ans de mariage, Claude n’a jamais dit et ne dira jamais à Jean-Pierre qu’elle ne supporte pas qu’il porte un tablier quand il cuisine. « Si je lui avouais que je n’aime pas son tablier, c’est comme si je lui disais que je ne l’aime plus », confie-t-elle. Le reproche sous-jacent n’est pas anodin : Claude s’est aperçue qu’ainsi « vêtu » Jean-Pierre endossait à ses yeux la tenue de sa mère dans la cuisine et occupait une place qui n’était plus celle d’un mari. Le petit secret permet de maintenir l’harmonie dans la relation. Justine fume en cachette d’Étienne, son mari. Anciens fumeurs tous les deux, ils ont arrêté ensemble. Elle ne peut pas avouer sa rechute. D’autant qu’Étienne lui a assené : « Si tu fumes, je bois, et si je bois, notre vie devient un cauchemar. » Le secret sert ici à préserver l’équilibre pulsionnel du couple. C’est ce que Donald W. Winnicott appelle le still point, le « point d’appui » ou « point immobile » de l’autre : Étienne a fait de Justine celle qui le protège de ses propres pulsions. « Si elle s’autorise à transgresser des limites tacites posées entre eux, alors il s’autorise à passer outre, explique Anne Dufourmantelle. C’est un pacte fondateur du couple. »
Sarah Stern ajoute que, dans certaines relations, nous faisons jouer à l’autre le rôle de notre surmoi, ce juge interne défini par Freud comme la somme des interdits parentaux et qui limite nos pulsions : « Ce que nous devrions pouvoir contrôler de notre propre comportement, nous le déposons en notre conjoint », éclaire la psychiatre. Le surmoi est partiellement délégué à l’autre qui devient notre gardien. Et si ce dernier se laisse aller, c’est tout l’équilibre de la relation qui se voit remis en jeu. Car, dans beaucoup de couples, chacun des partenaires est porteur d’une partie de ce que l’autre rêverait d’être. Il est un modèle. Une image parfois tyrannique qui nous condamne à ne pas nous sentir à la hauteur, donc à mentir, à faire comme si…
Au commencement du mensonge
Jusqu’à l’âge de 4 ans, l’enfant croit être transparent pour ses parents, s’imagine qu’ils savent tout ce qu’il pense. Puis, petit à petit, il comprend qu’ils ne lisent pas dans ses pensées. Vers 5-6 ans, il sait ce que signifie le mensonge parce qu’on le lui a expliqué, mais il est encore incapable de comprendre qu’il peut y avoir une mauvaise intention. Il se fait plaisir. L’univers mensonger fait partie du jeu qui lui permet de satisfaire ses désirs, d’échapper à la toute-puissance parentale. La (dis)simulation est alors « naturelle ». L’enfant joue à faire semblant. Il va ensuite mentir pour se conformer aux désirs parentaux réels ou supposés. Au risque de se construire ce que le pédiatre et psychanalyste anglais Donald W. Winnicott appelle un « faux self », une sorte de moi artificiel : il raconte des histoires pour être sûr de ne pas décevoir. Comment l’aider à trouver le juste équilibre ? En lui laissant ses petits mensonges pour éviter qu’il ne devienne un grand menteur
Se créer un espace d’intimité
Ces minuscules cachotteries servent d’abord à préserver notre intimité, un espace privé où nous éprouvons parfois le besoin de nous retirer. Tous les vendredis, en fin d’après-midi, Mathilde s’est inventé une réunion qui la retient au bureau alors qu’elle va suivre un cours de yoga. Adrien, lui, ne dit pas à sa compagne qu’il va régulièrement boire des bières avec sa bande de copains. Il prétend qu’il doit s’acquitter d’une corvée auprès d’une vague cousine pour justifier ses absences. Ces dissimulations sont le signe d’une soif d’opacité, assure la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle, auteure d’En cas d’amour (Payot, 2009) : « Nous devrions être transparents. Eh bien, nous ne le sommes pas ! Tant mieux. L’idéologie de la transparence s’assimile au totalitarisme. Les petits secrets sont indispensables : comme les rêves, ce sont des micro-lieux de résistance. » Surtout quand notre couple est fusionnel, car nous reproduisons alors le lien primitif entre la mère et le petit enfant, et nous avons besoin d’un espace préservé pour y échapper, pour nous offrir une respiration.
Tout cela nous relie directement à l’enfance, à nos parents, les premiers à qui nous avons menti. Nos mensonges apparemment dérisoires ont joué un rôle fondamental, ils nous ont permis de nous construire, de nous autonomiser, d’affirmer notre existence. Selon le pédiatre et psychanalyste anglais Donald W. Winnicott, auteur de Processus de maturation chez l’enfant (Payot, 1989), le sentiment d’exister suppose que l’on respecte le noyau du self (le « soi »). Ce dernier doit demeurer inatteignable et privé. En nous reliant à notre histoire personnelle, nos petits secrets nous parlent de nous, explique Anne Dufourmantelle : « Ils obéissent à la même logique que celle de l’inconscient. C’est un peu comme dans les rêves : l’intrigue principale n’a pas beaucoup d’importance, c’est dans le détail que se niche l’essentiel. » François a pour habitude de ne rien révéler à sa femme, Barbara, de ses dépenses « technologiques ». « Je ne sais pas trop pourquoi je le fais, tente-t-il d’expliquer, mais je tais tous mes achats de gadgets dernier cri, à commencer par mon dernier téléphone. Je le dissimule dès que je rentre à la maison. C’est bizarre parce que ça me complique la vie, mais je me sens rassuré et j’éprouve un plaisir secret à le sentir enfoui au fond de ma poche. » Quand on sait que les spécialistes du marketing rangent ce genre d’objet dans la catégorie des power toys, il devient difficile de ne pas faire l’analogie avec un symbole phallique : François détient dans sa poche une arme qui le rassure.
Dissimuler l’envie de séduire
Pour rien au monde, Jeanne ne révélerait à Vincent le prix de ce sac qu’elle prétend avoir acheté en solde. En s’interrogeant sur les raisons de son comportement, elle s’est souvenue que cet accessoire de mode onéreux est exactement de la même couleur que le brun patiné de la sacoche de plombier de son père. Sacoche dont elle avait terriblement honte, enfant. « Un petit secret peut servir à dissimuler quelque chose que nous ne pouvons pas nous avouer clairement », observe la psychiatre Sarah Stern, auteure du roman Chroniques d’un adultère (Léo Scheer, 2010). Chloé cache ses rendez-vous chez l’esthéticienne, Laurence impose à ses achats vestimentaires un purgatoire d’un mois ou deux avant de les porter devant son mari et en minimise toujours le prix : les femmes masquent volontiers les efforts (ou les frais) engagés pour être plus belles, ce dont pourtant leurs conjoints devraient se féliciter. Sauf qu’il ne s’agit pas là de plaire seulement à celui qui partage sa vie, analyse Sarah Stern, qui voit plutôt dans ces efforts une demande d’amour adressée au monde entier : « Le secret se situe dans ce besoin d’être désirable, regardée. » Et dissimuler l’envie de séduire répond à une culpabilité archaïque : l’impératif de la maternité des femmes.
Pendant des siècles, elles ont été élevées dans l’idée que leur corps doit être partagé, qu’il est fait pour mettre au monde des enfants, les nourrir, les protéger. Pour Anne Dufourmantelle, « cette nécessité qui intime l’ordre de se dévouer à l’autre – à l’enfant et, par extension, au travail, etc. – entre en contradiction avec le fait de prendre soin de soi. C’est de là que vient ce sentiment qui pousse les femmes à cacher ce qui est assimilé à de la coquetterie ». Le petit mensonge fait aussi partie du jeu amoureux. D’ailleurs, le plaisir de la séduction diffuse est une « façon de maintenir la fidélité, observe Anne Dufourmantelle. Freud expliquait le phénomène (in La Psychopathologie
de la vie quotidienne (Gallimard, “Folio”, 2010)) en démontrant que la séduction sociale féminine est réinvestie dans le couple : le désir de plaire à tous renforce le désir du conjoint. Conclusion : tout le monde y gagne ».
Préserver l’équilibre de la relation
Nous pouvons aussi taire ce que nous pensons d’un comportement qui nous agace chez l’autre. En trente ans de mariage, Claude n’a jamais dit et ne dira jamais à Jean-Pierre qu’elle ne supporte pas qu’il porte un tablier quand il cuisine. « Si je lui avouais que je n’aime pas son tablier, c’est comme si je lui disais que je ne l’aime plus », confie-t-elle. Le reproche sous-jacent n’est pas anodin : Claude s’est aperçue qu’ainsi « vêtu » Jean-Pierre endossait à ses yeux la tenue de sa mère dans la cuisine et occupait une place qui n’était plus celle d’un mari. Le petit secret permet de maintenir l’harmonie dans la relation. Justine fume en cachette d’Étienne, son mari. Anciens fumeurs tous les deux, ils ont arrêté ensemble. Elle ne peut pas avouer sa rechute. D’autant qu’Étienne lui a assené : « Si tu fumes, je bois, et si je bois, notre vie devient un cauchemar. » Le secret sert ici à préserver l’équilibre pulsionnel du couple. C’est ce que Donald W. Winnicott appelle le still point, le « point d’appui » ou « point immobile » de l’autre : Étienne a fait de Justine celle qui le protège de ses propres pulsions. « Si elle s’autorise à transgresser des limites tacites posées entre eux, alors il s’autorise à passer outre, explique Anne Dufourmantelle. C’est un pacte fondateur du couple. »
Sarah Stern ajoute que, dans certaines relations, nous faisons jouer à l’autre le rôle de notre surmoi, ce juge interne défini par Freud comme la somme des interdits parentaux et qui limite nos pulsions : « Ce que nous devrions pouvoir contrôler de notre propre comportement, nous le déposons en notre conjoint », éclaire la psychiatre. Le surmoi est partiellement délégué à l’autre qui devient notre gardien. Et si ce dernier se laisse aller, c’est tout l’équilibre de la relation qui se voit remis en jeu. Car, dans beaucoup de couples, chacun des partenaires est porteur d’une partie de ce que l’autre rêverait d’être. Il est un modèle. Une image parfois tyrannique qui nous condamne à ne pas nous sentir à la hauteur, donc à mentir, à faire comme si…
Au commencement du mensonge
Jusqu’à l’âge de 4 ans, l’enfant croit être transparent pour ses parents, s’imagine qu’ils savent tout ce qu’il pense. Puis, petit à petit, il comprend qu’ils ne lisent pas dans ses pensées. Vers 5-6 ans, il sait ce que signifie le mensonge parce qu’on le lui a expliqué, mais il est encore incapable de comprendre qu’il peut y avoir une mauvaise intention. Il se fait plaisir. L’univers mensonger fait partie du jeu qui lui permet de satisfaire ses désirs, d’échapper à la toute-puissance parentale. La (dis)simulation est alors « naturelle ». L’enfant joue à faire semblant. Il va ensuite mentir pour se conformer aux désirs parentaux réels ou supposés. Au risque de se construire ce que le pédiatre et psychanalyste anglais Donald W. Winnicott appelle un « faux self », une sorte de moi artificiel : il raconte des histoires pour être sûr de ne pas décevoir. Comment l’aider à trouver le juste équilibre ? En lui laissant ses petits mensonges pour éviter qu’il ne devienne un grand menteur