Artiste pluridisciplinaire, Fatou Kandé Senghor est une touche-à-tout. Du cinéma à l’écriture, de la photographie à l’installation, tous les mediums lui sont utiles pour déconstruire et remodeler les récits.
Du rose, du rouge, un balcon festonné, des paillettes ! La structure a une forme à mi-chemin entre la pagode et le château fort. Elle trône dans la cour du Musée de l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan). Quand tombe le soir, les lumières qui s’allument déposent un voile enchanteur sur ce fanal. L’installation de Fatou Kandé Senghor, Fanal (2024), est une réinterprétation d’une vieille tradition de Saint-Louis, la première capitale du Sénégal. Dans Le Larousse, le fanal a plusieurs significations. Le mot désigne la lanterne placée à l’avant de la locomotive ou à l’arrière du dernier véhicule d’un train. Il peut aussi désigner une lampe à pétrole employée à bord des anciens navires pour signaler leur position. Enfin, sur les côtes, le fanal érigé en phare servait de repère lumineux aux navires et prévenait les naufrages. Mais à Saint-Louis, la ville côtière située le plus au Nord du Sénégal, le fanal a depuis longtemps pris une autre tournure. A la Saint-Sylvestre, le fanal devient un évènement culturel qui célèbre l’histoire complexe de la ville. Pendant une nuit, Saint-Louis est envahie par une féerie de lumières. Les maquettes des bâtiments les plus emblématiques de la ville ou du pays sont promenées à bord de chars rutilants, accompagnées de chants et danses des belles Saint-Louisiennes qui, pour l’occasion, retrouvent les costumes de leurs aïeules. Ce sont les origines de cette vieille tradition que Fatou Kandé Senghor interroge à travers son installation.
Dans la cour de l’Ifan, la structure imposante attire le regard. Un porche d’une couleur verte, où sont inscrits des signes cabalistiques noirs, fait office de porte d’entrée. Tout autour de la pièce festonnée de rubans, une véranda couverte à la façon des vieilles bâtisses coloniales du Sénégal sur laquelle des lumières sont accrochées. Sur les côtés, un fragile escalier montre le chemin de l’étage et de sa toiture rose. Le tout est une féerie de couleurs et de lumières. Les passants s’arrêtent, s’interrogent ou parfois, prennent une photo. A l’image de ce fanal que les Saint-Louisiens se sont réapproprié en choisissant plutôt de représenter les plus beaux édifices de leur ville, Fatou Kandé Senghor, artiste pluridisciplinaire qui vogue du cinéma à la photographie, de l’installation à l’écriture, ne cesse de se réapproprier et d’interroger les histoires cachées dans les symboles qui l’entourent. Quelle que soit l’œuvre ou la thématique, elle cherche inlassablement à travers ses œuvres, à expliquer au public, à décanter l’histoire, éclaircir ses zones d’ombre, démêler les choses. «En tant qu’artiste, on est obligé de démêler des choses. A mon âge, je veux démêler fil par fil», dit-elle comme une profession de foi. Cette entreprise passe ici par une réappropriation du récit de ces femmes réduites désormais dans l’imaginaire collectif, à de simples objets sexuels. Un récit qui, pour elle, doit être délesté de ses relents colonialistes imbriqués dans l’histoire de cette ville.
A l’origine du Fanal de Saint-Louis, de vieilles traditions de Signares, ces riches femmes métisses qui se sont bâties un mode de vie particulier sur les bords du fleuve Sénégal, au 18e siècle. Le dernier jour de l’an, elles se rendaient à l’église à minuit, parées de leurs plus beaux bijoux et accompagnées de leurs servantes et chambellans. Ces derniers portaient des lanternes illuminées de l’intérieur par des chandelles. Ensemble, les Signares et leurs servantes formaient une lente procession lumineuse à travers les rues obscures de l’île. Au fil des décennies, les Saint-Louisiens se sont réappropriés cette coutume pour en faire une véritable fête traditionnelle. De lanternes de bois et papiers, on en est arrivé à de gigantesques créations, reconstituant le plus souvent les grandes bâtisses, les édifices ou monuments de la ville (la Grande Mosquée, l’église, le palais du Gouverneur ou le Pont Faidherbe). Si le fanal de Fatou Kandé Senghor recrée ce qui est devenu le symbole de Saint-Louis, c’est paradoxalement pour en dépasser les aspects esthétiques et festifs, et en interroger l’histoire, mais surtout interroger la mémoire de ces femmes pionnières.
De «reines» à «maîtresses»
«Toutes nos histoires ont été changées», estime Fatou Kandé Senghor. Celle des Signares l’interpelle tout particulièrement. En effet, tout commence quand les Lançados, ces juifs portugais, arrivèrent sur les côtes africaines au 16e siècle. Par des jeux d’alliance, ils s’unissent aux filles des chefs locaux dont l’activité commerciale autour des cotonnades ou du cuir était florissante. Devenues des Señoras, ces femmes tiennent d’une main de maître le commerce. Les Señoras de la petite côte sénégalaise jouissent alors d’une liberté que même leurs sœurs d’Occident n’avaient pas. C’est seulement au 19e siècle, avec la Révolution industrielle, que les femmes occidentales seront reconnues pour leur participation à la vie économique. Au Sénégal, quand les Français mettent la main sur cette colonie vers 1639, la donne change. Saint-Louis devient la capitale de l’empire colonial français en Afrique occidentale. De puissantes femmes d’affaires, les compagnes des nouveaux maîtres, deviennent dans la nouvelle version de l’histoire réécrite et disséminée par les Français, de simples et vulgaires «maîtresses». «1854- 1857, Général Faidherbe a une grande mission : installer la capitale du tout jeune empire colonial français. Ils sont venus faire fortune. Indigènes ou métisses, c’est du pareil au même pour eux. Le mépris est bien distribué. Nous avons un nouveau statut et de nouveaux rôles. La coquetterie, la fête, les nouvelles us et coutumes. Nous passons de cheffes à maîtresses», écrit FKS sur les murs intérieurs de son fanal. Le nouveau Code civil appliqué vers 1830 interdit aux femmes les activités commerciales. Le pouvoir économique leur est arraché.
En quête d’identité
Pour comprendre cette quête incessante de restauration de récits historiques, il faut revenir sur le parcours de l’artiste. Fatoumata Bintou Kandé de son vrai nom navigue dans l’interdisciplinarité et passe d’un médium à un autre. «Je m’intéresse à toutes les sociétés, leurs mutations, leurs perceptions des uns et des autres. Je m’intéresse à l’éveil, à la conscience, à la connaissance, à la psychologie. Je suis une citoyenne du monde, un produit du voyage, de la rencontre. C’est le côté universel qui m’intéresse dans tout», confie-t-elle. Elle aurait pu rajouter qu’elle s’intéressait également au travail des autres artistes. Fidèle à son désir de transmission, elle met ses talents de documentariste au service d’autres artistes sénégalais pour présenter leur travail au public. Tantôt elle filme l’artiste céramiste Seyni Awa Camara en Casamance dans son acte de création, tantôt c’est l’émergence d’une jeune chanteuse de rap qu’elle fige à l’écran dans la série Walabok, issue de l’ouvrage du même titre qu’elle a écrit. Walabok, une histoire orale du hip-hop au Sénégal, paru chez Amalion Publishing en 2015, est la synthèse de 30 années de travail. Pendant ces années, elle écoute et photographie les pionniers du hip-hop sénégalais. Et ce qui devait devenir un documentaire au départ finit en une anthologie du rap sénégalais, puis en série. La série met en avant le personnage d’une jeune fille qui lutte pour son indépendance et sa liberté dans un monde masculin par excellence, celui du hip-hop. Walabok, comment va la jeunesse ? (2020, 30 épisodes) remporte le Prix de la meilleure série au Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco) en 2021. Quant à l’ouvrage de 304 pages, il plonge dans cet univers du rap qu’elle a côtoyé depuis toute jeune. Le rap, ce rythme revendicateur et engagé d’une jeunesse en quête d’identité, fait écho aux interrogations internes de la jeune fille qu’était Fatou Kandé Senghor à l’époque, à ces mêmes questions qui la taraudent depuis son plus jeune âge. Dans le court métrage documentaire Giving Birth (2015) que Fatou Kandé Senghor a présenté à la Biennale de Venise en 2015, elle filme l’artiste céramiste Seyni Awa Camara qui n’a pas d’enfants, mais dont la cour est remplie des enfants de son mari. Et à travers les statuettes anthropomorphes qu’elle réalise, des sculptures hybrides mi-humaines mi- monstres tout droit sorties d’un autre monde, et toujours accompagnée d’enfants, l’artiste transcende sa condition de femme sans enfants dans une société où l’on ne peut être femme qu’en donnant la vie.
Raconter nos propres histoires, sur notre vie en communauté, développer à l’écran, dans les installations et d’autres mediums, des contre-récits qui restaurent la vérité historique, telles sont les invitations constantes de l’artiste dans ses œuvres. Fatou Kandé cherche à restaurer une version de l’histoire des Signares. Mais en fin de compte, quand elle décide d’exhumer la vérité autour de la vie des Signares, elle choisit de mettre en lumière des pans occultés de la vie de ces belles femmes. De «maîtresses» de ces conquérants européens, elles prennent dans l’œuvre de l’artiste, les habits d’habiles femmes d’affaires dont la puissance économique est avant tout un héritage familial.

Source : https://www.seneplus.com/culture/deconstruire-et-r...