Car la notion d’espace public a un sens moral et intellectuel avant d’avoir une signification empirique : dès que l’idée d’espace public est ancrée dans les consciences toutes les avenues et les rues sont spacieuses. Si nous ne pouvions pas concevoir notre commune dignité à avoir une perception des choses, nous ne saurions vivre en communauté. En effet, l’homme est un être fondamentalement social, même s’il lui arrive parfois de faire preuve d’insociabilité ; or la société humaine est par nature un espace d’échange, ce qui ne saurait se faire sans la communication. La première forme d’échange est probablement celui des idées et des valeurs, car sans cet échange aucune chose n’a ni sens ni importance. Nous cesserions de communiquer des idées et des valeurs et nous perdrions du coup tout sens de l’échange. Lorsque Aristote définissait l’homme comme un animal parlant, il ne croyait donc pas si bien dire, car sans la parole nous ne saurions communiquer ni les valeurs ni les significations qui font de nous des hommes.
On ne doit donc pas s’offusquer du caractère dynamique de la délibération publique au Sénégal et ce, d’autant plus que le premier gage de l’existence et de la pérennité d’un espace public, c’est le dialogue et le débat entre congénères. La société sénégalaise est donc, par bonheur, une société « ouverte » pour reprendre la formule de Carl Popper. C’est précisément ce qui fait que la démocratie n’a pas eu beaucoup de difficultés à s’y enraciner solidement et définitivement. Les différences de confessions et les options politiques ont trouvé sur place une diversité culturelle tellement abondante et fertile qu’il ne leur restait plus qu’à s’ajuster pour s’enraciner dans les mœurs du Sénégalais. La mosaïque d’ethnies et de coutumes s’arcboutant sur une profonde conscience de l’échange et de la communication est comme un fertilisant du sol démocratique.
Le jour où les ethnologues et les sociologues réussiront à exhumer les mécanismes sous-jacents et les valeurs qui ont permis d’édifier une société si fière de sa diversité, l’humanité comprendra que le modèle démocratique sénégalais est unique. Ce modèle démocratique n’a en fin de compte rien importé de nouveau, car les mécanismes qui l’ont rendu si huilé sont bien antérieurs à la démocratie. La démocratie ne saurait prospérer là où il n’y a pas d’échange d’idée, car sa vocation première est d’élever le commun des mortels à la dignité de citoyen accompli, d’où l’information et la communication en sont la trame essentielle ou la matrice principale. « Qu'est-ce que la société, quand la raison n'en forme pas les nœuds, quand le sentiment n'y jette pas d'intérêt, quand elle n'est pas un échange de pensées agréables et de vraie bienveillance? Une foire, un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et des petites maisons: c'est tout ce qu'elle est tour à tour pour la plupart de ceux qui la composent » disait justement Chamfort.
L’ostracisme, l’autarcie et l’autisme sont par nature contraires à la vie démocratique et c’est ce qui rend le commerce vital pour la démocratie. D’une façon générale d’ailleurs quand les idées ne circulent pas c’est le règne de la méfiance et de la défiance dans la société et celle-ci est bloquée par l’incompréhension. Quand les idées ne circulent pas, les passions qui aiment les ténèbres s’emparent de la société et c’est le règne de l’anarchie et de son destin final, à savoir la tyrannie. La conduite des âmes est une entreprise aussi nécessaire que la nourriture des corps, de sorte que toute société qui néglige les échanges intellectuels court à sa perte et sème les germes de sa propre destruction.
Il n’y a, en effet, rien de plus terrifiant qu’une assemblée d’hommes dans laquelle la culture de la délibération n’est pas ancrée dans les consciences : les seuls ressorts sur lesquels repose la vie d’une telle assemblée ne sont dès lors plus que l’intimidation, la suspicion et la méfiance. Taciturne et assemblée sont deux mots antinomiques : nous devons donc nous réjouir d’être dans une société aussi ouverte que la nôtre. On peut tout reprocher aux Sénégalais sauf un défaut de communication, or come celle-ci est à la fois la première forme d’échange et la condition de toutes les autres formes d’échange, l’espace public sénégalais est non seulement réel, mais aussi pérenne. Il y a certes des vides à remplir et des goulots d’étranglement, particulièrement dans le secteur médiatique, mais le taux et la qualité des échanges sont de réels motifs de satisfaction. L’explosion médiatique naguère tant redoutée a particulièrement contribué à amplifier et propager le goût de la délibération dans notre pays. Depuis 2000, en effet, on assiste à un engagement citoyen sans précédent et c’est perceptible aussi bien dans la rue que dans la presse écrite, parlée ou télévisuelle.
Le nombre d’articles, de chroniques et d’autres formes de contributions publié par les citoyens dans la presse écrite, le nombre et la qualité des débats radio-télévisuelles, le nombre de journalistes qui franchissent chaque jour la frontière des médias traditionnels pour publier des essais et des romans : tout a explosé de façon exponentielle. L’argent ne circule peut-être pas, parce que « Deuk bi dafa Macky », mais ce n’est guère le cas des idées. Le nouveau type de citoyen secoué par le vent du changement en 2000 est très entreprenant en matière de production de débat tant sur le plan politique que sur celui économique et religieux. Les contributeurs dans la presse écrite sont d’une étonnante fécondité intellectuelle et c’est tellement ancré dans les mentalités qu’on doit se demander comment la presse et ses lecteurs pourraient se passer aujourd’hui de telles productions. Jamais notre pays n’a connu un pareil bouillonnement intellectuel, jamais les Sénégalais, malgré les différences politiques et confessionnelles n’ont été aussi proches, jamais le tissage des idées n’a été aussi intense que ces dix dernières idées.
Jadis les universitaires étaient cloitrés dans les amphithéâtres, mais les médias et les journalistes intrépides ont réussi à aller les chercher pour les remettre au diapason de la société. Leur immixtion dans la scène politique et surtout dans les plateaux de radio et télé qui, à défaut d’agora et de banquet, ont la charge d’organiser le débat public et le commerce des idées entre citoyens, a radicalement changé la physionomie politique et intellectuelle de notre pays. Cette descente des universitaires dans l’espace public a servi d’émulation parmi les élites politiques. Comme si ces derniers voulaient upgrader, ils ont commencé à revoir leur posture programmatique et argumentative. Ordinairement allergiques à l’écriture, ils ont subitement senti la nécessité de prendre la plume pour ne pas se laisser dépasser par le train de l’évolution politique de notre pays. Des contributions, des tribunes médiatiques et même des livres sont souvent publiés par les hommes politiques pour prendre la place qui est la leur dans l’espace public.
Quand tout devient public dans la société par exigence de démocratie et de transparence, ne pas exposer ses idées devient synonyme d’absence ou d’inexistence. S’ils rivalisent d’ardeur dans une opération de charme envers le peuple c’est bien parce qu’ils savent le charisme à lui seul ne suffit plus pour se faire accepter par le peuple. Et le contexte de la dernière précampagne électorale illustre bien ce phénomène de mutation du débat politique qui est un aspect de l’espace public. En effet, ceux qui ne savent pas directement s’y prendre ont tout bonnement délégué des experts et des technocrates pour façonner leur communication et élaborer leur programme. L’impression de médiacratie que certains dénoncent trouve sa racine dans cette subtile mutation de l’espace public sénégalais : les débats d’idées y sont les principaux leviers sur lesquels on peut appuyer pour prétendre influencer l’opinion publique sénégalaise. L’espace public sénégalais est ainsi constitué d’une gamme très diversifiée d’opinions et d’actes qui offrent au public des repères et des choix très variés.
Ceux qui éprouvent des difficultés à rendre intelligibles les thèses du post-modernisme pourraient donc méditer l’évolution de l’espace public sénégalais. Car selon ces thèses, le principe même de l’ouverture de la société postmoderne est que tout principe, toute valeur, toute vérité et toute norme doivent faire l’objet d’une libre délibération entre citoyens. Il n’y a donc ni tabou ni d’absolu qui exclurait le débat. Et symétriquement à ce principe, il n’y a pas de citoyen exclu d’office dans cette délibération universelle car l’universalité de la raison est le fondement ultime de ce principe de délibération universelle. Dans la mesure où tout être humain est par nature pourvu de rationalité, il est potentiellement apte à rechercher la vérité et à la trouver. De facto tout citoyen, en vertu de ce principe, est un alter ego avec lequel on peut discuter ou dialoguer pour rechercher la vérité en sa compagnie. La société ouverte est donc, par essence, un espace de tolérance, c’est-à-dire un contexte de respect de la différence et de la diversité des opinions.
Dans la société sénégalaise, l’espace public est tellement bigarré qu’on a l’impression qu’il y a des pollueurs du débat public. Il y a effectivement une sorte de foire des idées comparable à la foire commerciale : de même que la foire des produits pour toutes les bourses, dans la foire des idées qu’est l’espace public sénégalais aussi on trouve des débats pour toutes les catégories. Si les intellectuels et les artistes (bref les hommes de culture) sont les principaux acteurs de ce débat, les autres acteurs de la vie sociale n’y sont pas exclus. Les différentes corporations qui se partagent cet espace public sont les représentants de toutes les couches sociales et leurs idées sont parfois d’une lucidité et d’une pertinence au-dessus de tout soupçon.
Les fréquentes contributions et critiques des associations paysannes, la nouvelle posture propositionnelle des syndicats d’enseignants et même les prises de position des étudiants et des élèves dans la vie de l’école, sont autant de facteurs illustrant le dynamisme de l’opinion publique sénégalaise. L’inertie des années d’avant 2000 est donc aujourd’hui un vieux souvenir, car on est passé brusquement au plein régime du moteur de la citoyenneté active. Nous sommes passés de l’indifférence du citoyen silencieux à la participation directe avec ardeur et bruit, de sorte que les conservateurs et les esprits réactionnaires ou ringards sont nostalgiques des années d’immobilisme. On suspecte la démocratie de produire un excès de liberté, voire du libertinage, on l’accuse d’avoir donné la parole à tout le monde et d’avoir de ce fait facilité une anarchie du verbe et du comportement dans la cité. Mais on oublie souvent les bienfaits de cette libération des esprits et de la parole, car nul ne sait ce que serait aujourd’hui notre pays si cette culture de la délibération universelle n’y était pas solidement ancrée.
Les démons de la violence squattent toujours les boulevards laissés vides par l’absence du dialogue, car à défaut d’argument, les différents protagonistes n’auraient d’autres choix que de recourir à l’intimidation. La richesse des arguments n’est donc pas pour nous étonner, elle est une conséquence directe de la morphologie de notre société et des atouts culturels qui nous sont propres. Á cause de la culture de l’oralité, la société sénégalaise est traditionnellement un univers d’expression universelle malgré la pudeur et la bienséance des principaux acteurs. Et le caractère démocratique de cette culture de la délibération est perceptible dans la diversité des sujets de débats et de la variété des acteurs : tout le monde a son mot à dire et toute idée y trouve preneur. Le 21 Août 1849, Victor Hugo prononçait au Congrès de la paix cette prophétie : « Un jour viendra où il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marchés s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes… ».
Si ce grand Monsieur de la littérature et de la politique ressuscitait aujourd’hui au Sénégal il n’aurait aucune difficulté à constater que sa prophétie a définitivement pris forme dans notre pays. Entre les idées de l’universitaire et les récriminations de l’étudiant, entre les promesses de l’homme politique et les pertinentes remarques et suggestion du paysan, entre les assertions du journaliste et la lucide interactivité des auditeurs, lecteurs et spectateurs, se constitue une opinion publique que rien ne peut plus anéantir dans ce pays.
Pape Sadio THIAM
Journaliste
Directeur du Cabinet
Enjeux Communication Stratégies
Doctorant en Sciences Politiques
Papesadio.thiam@gmail.com
77 242 50 18
On ne doit donc pas s’offusquer du caractère dynamique de la délibération publique au Sénégal et ce, d’autant plus que le premier gage de l’existence et de la pérennité d’un espace public, c’est le dialogue et le débat entre congénères. La société sénégalaise est donc, par bonheur, une société « ouverte » pour reprendre la formule de Carl Popper. C’est précisément ce qui fait que la démocratie n’a pas eu beaucoup de difficultés à s’y enraciner solidement et définitivement. Les différences de confessions et les options politiques ont trouvé sur place une diversité culturelle tellement abondante et fertile qu’il ne leur restait plus qu’à s’ajuster pour s’enraciner dans les mœurs du Sénégalais. La mosaïque d’ethnies et de coutumes s’arcboutant sur une profonde conscience de l’échange et de la communication est comme un fertilisant du sol démocratique.
Le jour où les ethnologues et les sociologues réussiront à exhumer les mécanismes sous-jacents et les valeurs qui ont permis d’édifier une société si fière de sa diversité, l’humanité comprendra que le modèle démocratique sénégalais est unique. Ce modèle démocratique n’a en fin de compte rien importé de nouveau, car les mécanismes qui l’ont rendu si huilé sont bien antérieurs à la démocratie. La démocratie ne saurait prospérer là où il n’y a pas d’échange d’idée, car sa vocation première est d’élever le commun des mortels à la dignité de citoyen accompli, d’où l’information et la communication en sont la trame essentielle ou la matrice principale. « Qu'est-ce que la société, quand la raison n'en forme pas les nœuds, quand le sentiment n'y jette pas d'intérêt, quand elle n'est pas un échange de pensées agréables et de vraie bienveillance? Une foire, un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et des petites maisons: c'est tout ce qu'elle est tour à tour pour la plupart de ceux qui la composent » disait justement Chamfort.
L’ostracisme, l’autarcie et l’autisme sont par nature contraires à la vie démocratique et c’est ce qui rend le commerce vital pour la démocratie. D’une façon générale d’ailleurs quand les idées ne circulent pas c’est le règne de la méfiance et de la défiance dans la société et celle-ci est bloquée par l’incompréhension. Quand les idées ne circulent pas, les passions qui aiment les ténèbres s’emparent de la société et c’est le règne de l’anarchie et de son destin final, à savoir la tyrannie. La conduite des âmes est une entreprise aussi nécessaire que la nourriture des corps, de sorte que toute société qui néglige les échanges intellectuels court à sa perte et sème les germes de sa propre destruction.
Il n’y a, en effet, rien de plus terrifiant qu’une assemblée d’hommes dans laquelle la culture de la délibération n’est pas ancrée dans les consciences : les seuls ressorts sur lesquels repose la vie d’une telle assemblée ne sont dès lors plus que l’intimidation, la suspicion et la méfiance. Taciturne et assemblée sont deux mots antinomiques : nous devons donc nous réjouir d’être dans une société aussi ouverte que la nôtre. On peut tout reprocher aux Sénégalais sauf un défaut de communication, or come celle-ci est à la fois la première forme d’échange et la condition de toutes les autres formes d’échange, l’espace public sénégalais est non seulement réel, mais aussi pérenne. Il y a certes des vides à remplir et des goulots d’étranglement, particulièrement dans le secteur médiatique, mais le taux et la qualité des échanges sont de réels motifs de satisfaction. L’explosion médiatique naguère tant redoutée a particulièrement contribué à amplifier et propager le goût de la délibération dans notre pays. Depuis 2000, en effet, on assiste à un engagement citoyen sans précédent et c’est perceptible aussi bien dans la rue que dans la presse écrite, parlée ou télévisuelle.
Le nombre d’articles, de chroniques et d’autres formes de contributions publié par les citoyens dans la presse écrite, le nombre et la qualité des débats radio-télévisuelles, le nombre de journalistes qui franchissent chaque jour la frontière des médias traditionnels pour publier des essais et des romans : tout a explosé de façon exponentielle. L’argent ne circule peut-être pas, parce que « Deuk bi dafa Macky », mais ce n’est guère le cas des idées. Le nouveau type de citoyen secoué par le vent du changement en 2000 est très entreprenant en matière de production de débat tant sur le plan politique que sur celui économique et religieux. Les contributeurs dans la presse écrite sont d’une étonnante fécondité intellectuelle et c’est tellement ancré dans les mentalités qu’on doit se demander comment la presse et ses lecteurs pourraient se passer aujourd’hui de telles productions. Jamais notre pays n’a connu un pareil bouillonnement intellectuel, jamais les Sénégalais, malgré les différences politiques et confessionnelles n’ont été aussi proches, jamais le tissage des idées n’a été aussi intense que ces dix dernières idées.
Jadis les universitaires étaient cloitrés dans les amphithéâtres, mais les médias et les journalistes intrépides ont réussi à aller les chercher pour les remettre au diapason de la société. Leur immixtion dans la scène politique et surtout dans les plateaux de radio et télé qui, à défaut d’agora et de banquet, ont la charge d’organiser le débat public et le commerce des idées entre citoyens, a radicalement changé la physionomie politique et intellectuelle de notre pays. Cette descente des universitaires dans l’espace public a servi d’émulation parmi les élites politiques. Comme si ces derniers voulaient upgrader, ils ont commencé à revoir leur posture programmatique et argumentative. Ordinairement allergiques à l’écriture, ils ont subitement senti la nécessité de prendre la plume pour ne pas se laisser dépasser par le train de l’évolution politique de notre pays. Des contributions, des tribunes médiatiques et même des livres sont souvent publiés par les hommes politiques pour prendre la place qui est la leur dans l’espace public.
Quand tout devient public dans la société par exigence de démocratie et de transparence, ne pas exposer ses idées devient synonyme d’absence ou d’inexistence. S’ils rivalisent d’ardeur dans une opération de charme envers le peuple c’est bien parce qu’ils savent le charisme à lui seul ne suffit plus pour se faire accepter par le peuple. Et le contexte de la dernière précampagne électorale illustre bien ce phénomène de mutation du débat politique qui est un aspect de l’espace public. En effet, ceux qui ne savent pas directement s’y prendre ont tout bonnement délégué des experts et des technocrates pour façonner leur communication et élaborer leur programme. L’impression de médiacratie que certains dénoncent trouve sa racine dans cette subtile mutation de l’espace public sénégalais : les débats d’idées y sont les principaux leviers sur lesquels on peut appuyer pour prétendre influencer l’opinion publique sénégalaise. L’espace public sénégalais est ainsi constitué d’une gamme très diversifiée d’opinions et d’actes qui offrent au public des repères et des choix très variés.
Ceux qui éprouvent des difficultés à rendre intelligibles les thèses du post-modernisme pourraient donc méditer l’évolution de l’espace public sénégalais. Car selon ces thèses, le principe même de l’ouverture de la société postmoderne est que tout principe, toute valeur, toute vérité et toute norme doivent faire l’objet d’une libre délibération entre citoyens. Il n’y a donc ni tabou ni d’absolu qui exclurait le débat. Et symétriquement à ce principe, il n’y a pas de citoyen exclu d’office dans cette délibération universelle car l’universalité de la raison est le fondement ultime de ce principe de délibération universelle. Dans la mesure où tout être humain est par nature pourvu de rationalité, il est potentiellement apte à rechercher la vérité et à la trouver. De facto tout citoyen, en vertu de ce principe, est un alter ego avec lequel on peut discuter ou dialoguer pour rechercher la vérité en sa compagnie. La société ouverte est donc, par essence, un espace de tolérance, c’est-à-dire un contexte de respect de la différence et de la diversité des opinions.
Dans la société sénégalaise, l’espace public est tellement bigarré qu’on a l’impression qu’il y a des pollueurs du débat public. Il y a effectivement une sorte de foire des idées comparable à la foire commerciale : de même que la foire des produits pour toutes les bourses, dans la foire des idées qu’est l’espace public sénégalais aussi on trouve des débats pour toutes les catégories. Si les intellectuels et les artistes (bref les hommes de culture) sont les principaux acteurs de ce débat, les autres acteurs de la vie sociale n’y sont pas exclus. Les différentes corporations qui se partagent cet espace public sont les représentants de toutes les couches sociales et leurs idées sont parfois d’une lucidité et d’une pertinence au-dessus de tout soupçon.
Les fréquentes contributions et critiques des associations paysannes, la nouvelle posture propositionnelle des syndicats d’enseignants et même les prises de position des étudiants et des élèves dans la vie de l’école, sont autant de facteurs illustrant le dynamisme de l’opinion publique sénégalaise. L’inertie des années d’avant 2000 est donc aujourd’hui un vieux souvenir, car on est passé brusquement au plein régime du moteur de la citoyenneté active. Nous sommes passés de l’indifférence du citoyen silencieux à la participation directe avec ardeur et bruit, de sorte que les conservateurs et les esprits réactionnaires ou ringards sont nostalgiques des années d’immobilisme. On suspecte la démocratie de produire un excès de liberté, voire du libertinage, on l’accuse d’avoir donné la parole à tout le monde et d’avoir de ce fait facilité une anarchie du verbe et du comportement dans la cité. Mais on oublie souvent les bienfaits de cette libération des esprits et de la parole, car nul ne sait ce que serait aujourd’hui notre pays si cette culture de la délibération universelle n’y était pas solidement ancrée.
Les démons de la violence squattent toujours les boulevards laissés vides par l’absence du dialogue, car à défaut d’argument, les différents protagonistes n’auraient d’autres choix que de recourir à l’intimidation. La richesse des arguments n’est donc pas pour nous étonner, elle est une conséquence directe de la morphologie de notre société et des atouts culturels qui nous sont propres. Á cause de la culture de l’oralité, la société sénégalaise est traditionnellement un univers d’expression universelle malgré la pudeur et la bienséance des principaux acteurs. Et le caractère démocratique de cette culture de la délibération est perceptible dans la diversité des sujets de débats et de la variété des acteurs : tout le monde a son mot à dire et toute idée y trouve preneur. Le 21 Août 1849, Victor Hugo prononçait au Congrès de la paix cette prophétie : « Un jour viendra où il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marchés s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes… ».
Si ce grand Monsieur de la littérature et de la politique ressuscitait aujourd’hui au Sénégal il n’aurait aucune difficulté à constater que sa prophétie a définitivement pris forme dans notre pays. Entre les idées de l’universitaire et les récriminations de l’étudiant, entre les promesses de l’homme politique et les pertinentes remarques et suggestion du paysan, entre les assertions du journaliste et la lucide interactivité des auditeurs, lecteurs et spectateurs, se constitue une opinion publique que rien ne peut plus anéantir dans ce pays.
Pape Sadio THIAM
Journaliste
Directeur du Cabinet
Enjeux Communication Stratégies
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