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De «mon chéri» à «Bibiche», les surnoms amoureux ont une vraie fonction sociale


Rédigé par leral.net le Lundi 3 Décembre 2018 à 17:05 | | 0 commentaire(s)|

Mon cœur, mon amour / Mon amour, mon cœur / Ça dégouline d’amour / C’est beau, mais c’est insupportable / C’est un pudding bien lourd / De mots doux à chaque phrase.» C’est bon? L’air résonne dans votre tête? Parfait!

Passons aux choses sérieuses, en l'occurrence à ces petits surnoms tendres que se donnent les gens qui s’aiment et que vous ne devriez vraiment pas considérer avec mépris ni dégoût.  Déjà, parce que –n’ayez pas honte– vous faites sûrement partie de celles et ceux à qui échappe au moins parfois, un petit nom affectueux.

Un sondage TNS Sofres réalisé en 2009 pour Pèlerin révélait qu'il arrivait à 59% des personnes interrogées d’en utiliser un pour s’adresser à leur partenaire.  Grand vainqueur de cette tendre compétition: «ma chérie» / «mon chéri», avec 26% des voix romantiques. Viennent ensuite «mon (petit) cœur» (9%), «(mon) bébé» (8%) et «(mon) amour» (6%).

Et ce que ces termes transmettent, ce ne sont pas juste des bons sentiments. 

Petit monde à deux

Bien sûr, il s’agit de communiquer à l’autre son amour, en soulignant sa spécificité. «Comme les façons de se saluer, de s’embrasser, l’utilisation des petits noms est l'un des constituants de l’intimité du couple, un rituel qui marque une différence entre la personne à qui vous l’adressez et le reste du monde, et c’est en cela que c’est précieux», détaille le psychanalyste Robert Neuburger, entre autres auteur de l’ouvrage Les Territoires de l’intime – L’individu, le couple, la famille

Ainsi, «vous prendriez mal que votre conjoint appelle sa secrétaire avec le même petit nom que vous». Touché. Si votre cher et tendre vous appelle «mon chou», cette formule à la crème doit vous être réservée et rester un élément de votre univers de couple. Parce que sa fonction est avant tout d’«isoler le monde de la relation du reste du monde, de faire émerger un univers de sens “à nous” versus “les autres”», ajoute Chiara Piazzesi, professeure à l’Université du Québec à Montréal, spécialiste de la sociologie de l’intimité amoureuse. 

Eh oui, «on n’imagine pas à quel point vivre en couple et en famille, c’est construire un monde, un petit monde séparé du reste du monde, avec ses rites, ses scènes culte, ses valeurs, son langage, idéalement un petit monde d’amour. Le petit nom affectueux en est l'un des signes les plus visibles», poursuit Jean-Claude Kaufmann, notamment auteur de Sociologie du couple

Statut conjugal confirmé

Sans compter que ce rituel ne vient pas seulement délimiter les frontières du cocon sentimental: il les renforce. «Les gestes d’amour comme le langage amoureux servent aux deux amoureux pour se confirmer qu’ils sont encore un couple, qu’ils sont encore en amour, comme pour vérifier réciproquement qu’ils ont encore les mêmes intentions. C’est quelque chose qui veut dire “tu es ma ou mon partenaire”, avec toutes les obligations et les privilèges que cela implique», complète Chiara Piazzesi.

Et c’est en cela que «c’est un acte performatif», l’appellation «chéri» ne signifiant pas seulement «je t’aime» ni même «nous nous aimons», mais «nous nous aimons toujours».  Et ce, même quand le nom tendre devient un équivalent du prénom, à force d’avoir été utilisé. «Le principe de base, formule Jean-Claude Kaufmann, est la banalisation d’un terme amoureux, prononcé sans qu’il y ait forcément un engagement amoureux personnel à chaque fois.» 

Résultat: on peut le dégainer sans y penser, de manière automatique. Parfois, glisse Chiara Piazzesi, un «Chouchou» ou un «Loulou» surgit même lors des moments de tension, tout simplement parce que «ce rituel de la relation n’est pas réservé aux moments d’intimité» et qu’un couple, c’est aussi des disputes –ce qui ne fait pas disparaître pour autant le statut conjugal, ni l’amour que l’on se porte.   

Banalité qui fait sens

Au fil de la relation, «le petit nom perd sa signification originelle, celle qu’il peut avoir au tout début, où chaque petit geste est une surprise, une nouveauté, une création», pointe la chercheuse.  Mais cette banalité n’est pas forcément problématique, ni inutile: «Elle a une fonction du point de vue de la relation. Elle vient créer un sentiment de lien, montrer que le couple est en train de performer son unité et sa solidité, elle symbolise cette configuration qu’est la relation.» 

Si la banalité s’inscrit dans le rituel et fait sens, l’habitude pure et dure, elle, s’en distingue, précise Robert Neuburger. Ainsi, «beaucoup de dames ne supportent pas d’être appelées “mon chou”, car les dix d’avant ont été appelées pareil».  Il ne faut pas se mentir: il arrive effectivement que «les types de petit nom comme “mon chéri” et “mon ange” aient perdu leur valeur rituelle et soient devenus des habitudes», des mots plaqués, que l’on utilise sans les adapter à la personne à nos côtés. Un petit nom, ça se décide ensemble –sinon, il s'agit d'une coquille vide. 

Personnalisation complice

Et c’est bien pour cela que chaque couple crée son propre rituel en trouvant le sien et en l’investissant à sa façon. «L’écart entre l’intensité du principe amoureux et la banalisation qui le vide de sens, pousse certaines personnes à trouver un terme intermédiaire, évoquant la complicité et la tendresse sans qu’il s’inscrive dans le registre des grandes déclarations amoureuses, souvent en y ajoutant une petite dose d’humour», développe Jean-Claude Kaufmann.  On peut ainsi entendre des «puce», «bibiche», «poussin», «doudou», «minou», «maman» ou «papa», et tant d’autres petits noms: «titou», «boule», «patchou», citait ainsi –de manière non exhaustive– le sondage TNS Sofres pour Pèlerin

«Il y a des couples qui s’appellent “Monsieur Machin” et “Madame Machin” et c’est de l’intime, ça fait partie de leur rituel. Ce n’est pas toujours “mon chou” ou “sucre d’orge”», relève le psychanalyste. Pour Chiara Piazzesi, cette personnalisation confère aussi «une dimension supplémentaire d’exclusivité et de complicité au couple». 

Reste qu’utiliser des termes connus de tout le monde a aussi l’avantage de «rattacher à la norme, à la tradition, à la façon dont on fait les choses quand on se trouve dans une certaine position sociale», ici en couple ou dans une relation, renchérit la sociologue.  Dire «chérie», «chouchou», «loulou» ou «babe» –ah, l'influence anglophone de la culture pop– revient au même que d’opter pour le diminutif du prénom ou un surnom unique tiré de l’histoire de la relation.

«Marqueur de territoire»

Après tout, que vous entendiez quelqu’un dire «Bichon», «Papito», «Chérinette» ou «Ptit cœur», vous comprenez immédiatement la relation qui l’unit au destinataire de ces petits noms.  Au-delà de ce qu’il dit au couple, le surnom affectueux s’adresse aussi à l’entourage. «Le petit nom a une fonction interne, mais il permet aussi de s’afficher aux autres. Le seul fait de dire “chéri” ou “chérie” rappelle le principe amoureux, surtout si c'est prononcé en public», signale Jean-Claude Kaufmann. 

Il n'est pas vraiment question ici d’affirmer –innocemment?– «ce mec est le mien, pas touche» ou «c’est ma meuf, t’approche pas». Certes, l’emploi du surnom peut parfois servir de «petite stratégie pour renforcer le sentiment d’être en couple avec l’autre personne et prendre une nuance de “propriété” devant une personne que l’on sent menacer l’intégrité de la relation», indique Chiara Piazzesi.

Mais c’est généralement un «marqueur de territoire, selon les termes de Robert Neuburger, une façon de dire: “Nous sommes un couple”» en toute neutralité.  Un geste essentiel, quand on sait que «le couple a besoin d’être reconnu par le monde extérieur; c’est un de ses supports d’existence». Pas étonnant que dans la chanson d’Anaïs «Mon cœur, mon amour», on entende ces paroles: «Je hais les couples / qui me rappellent que je suis seule.» Il faut y voir le signe que les petits noms tendres, même banalisés par l’usage quotidien et/ou employés par des millions de couples, sont bien loin d’être vides de sens.








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