Retrouver parents et proches de l’accusatrice de Dominique Strauss-Kahn revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. Une méprise médiatique globale a dû être corrigée par Blake Diallo, un ami sénégalais de Nafissatou Diallo, patron du Café 2115 à New York, dans le quartier de Harlem.
Blake Diallo, l’homme à qui la victime a téléphoné tout de suite après son agression, porte le même nom qu’elle mais n’est pas de son pays, de sa famille et encore moins son frère de sang —en-dehors du sens africain du terme, assez vague, qu’il a eu le malheur d’utiliser devant des journalistes non-avertis.
En Afrique, tous les gens du même village peuvent en effet se considérer comme frères et sœurs. Et quand un Africain dit « ma sœur », c’est pour signaler qu’une amitié forte le lie avec une fille ou une femme —en tout bien, tout honneur.
Les Diallo, au même titre que les Ba, Ka, Dia, Dicko, Diaw, Dioum, Sow, Niane, Sall, Baldé et autres Barry, sont présents en Guinée comme dans tous les pays de la bande sahélienne ; au Sénégal, au Mali, mais également de la Mauritanie au Soudan, en passant par le Nigeria et jusqu’au Cameroun.
A l’origine
Même s’ils ne font pas beaucoup parler d’eux, les Peuls représentent l’un des plus grands peuples d’Afrique : ils sont plus de 20 millions, anciens éleveurs nomades islamisés qui parlent la même langue, partagent la même culture, avec des accents et des expressions différentes en fonction des régions.
Selon les recherches de Cheikh Anta Diop, célèbre scientifique sénégalais, les Peuls seraient originaires de la vallée du Nil, en Egypte. Ou plus précisément du Sinaï, explique l’écrivain guinéen Tierno Monénembo (Diallo de son vrai nom), auteur d’un roman, Peuls (Seuil, 2004), qui retrace l’épopée de son ethnie.
« Les Peuls disent que leur origine remontent à “l’homme de Thor”, une ville du Sinaï d’où ils sont ensuite partis vers l’Egypte. A l’origine, il n’y avait que deux clans chez les Peuls, les Ba et les Ka. Les Ka ont donné les Kane, les Dia les Diallo, un surnom de guerre qui veut dire “le résistant, l’indomptable”. De la même manière, chez les Malinkés le nom Keita est en fait un surnom de guerre, pour dire que “c’est un homme”. »
Une certitude pour Rabiatou Diallo, ancienne militante syndicale et présidente du Conseil national de transition (CNT), l’équivalent du Parlement en Guinée :
« Nafissatou Diallo vient de Labé, mais elle n’est pas de la même famille que Cellou Dalein Diallo [principal opposant, tenu depuis la présidentielle de 2010 pour le candidat des Peuls en Guinée, ndlr], contrairement aux rumeurs qui ont d’abord circulé à Conakry. »
« Les Diallo viennent de Labé, la capitale du Fouta Djallon, la région qui compte la population la plus fortement islamisée d’Afrique de l’Ouest », explique pour sa part Alpha-Mohamed Loppe Sow, professeur d’histoire à Paris et auteur d’un ouvrage sur la question (Ethnies et société islamique en Afrique, un paradoxe ? Le cas du Fuuta Dyallöö guinéen du XVIe au XXe siècles, L’Harmattan, 2007).
« Les Diallo ayant joué un rôle important dans l’islamisation, leur nom a été associé à une certaine noblesse. Beaucoup de gens l’ont adopté par la suite. »
Autrement dit, tous les Diallo sont loin d’être de la même famille. Les descendants des princes érudits des zawiyas (écoles religieuses et monastères) de Mamou ou de Medina Gonasse s’appellent Diallo, et se moquent parfois gentiment de leurs « esclaves », les Ba, dans la tradition de la kalinté, « parenté à plaisanterie ». Cette pratique permet de se taquiner et de s’entraider entre différents patronymes peuls, mais aussi entre Peuls et Sérères, une ethnie du Sénégal à laquelle appartenait le poète-président Léopold Sédar Senghor.
Les noms peuls ne correspondent pas à des métiers, des spécialités ou des castes (griots et forgerons) comme ce peut être le cas dans d’autres ethnies ouest-africaines.
« La seule spécialité des Peuls, c’est l’élevage, rappelle Alpha-Mohamed Loppe Sow. S’ils ont la réputation d’être endogames, c’est parce que la propriété du bétail passe par la femme. On fait donc de telle sorte que le bétail ne sorte pas de la famille ou du clan. Quant à l’image d’une communauté assez fermée, elle correspond sans doute à une certaine réalité. Les Peuls se sont toujours suffi à eux-mêmes du point de vue économique, grâce au bétail. »
Quelle est la place de la femme dans la société peule ? Celle-ci est changeante, explique Tierno Monénembo.
« Avant l’islamisation, le matriarcat était en vigueur. Il y avait Dieu, la vache et la femme, qui venait en troisième parce qu’elle donne le lait, sacré chez les Peuls. L’islamisation, entre les XIe et XVIIIe siècles, a tout changé. Il n’y a plus que les Peuls Bororos du Niger qui pratiquent encore les coutumes d’avant l’islam. Ailleurs, les traditions musulmanes ont pris le dessus. Les mariages sont arrangés tôt, à l’âge de la puberté pour les filles, en milieu rural, par peur du déshonneur.
Dans les temps anciens, avant l’islam, il existait chez les Peuls une fiancée d’honneur : un garçon et sa famille se voyaient confier une jeune fille dont ils devaient veiller à la virginité jusqu’au mariage. Aujourd’hui, dans les villes, les femmes sont beaucoup plus libres. Mes soeurs m’ont par exemple juste tenu informé de leurs mariages, sans me demander mon accord sur leurs partenaires, comme la tradition l’aurait demandé. »
Les « juifs » de l’Afrique
« Nous sommes les juifs de l’Afrique », affirme Abdoulaye, commerçant dans le Bronx. Ce rapprochement a été fait par le grand écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, dans plusieurs travaux de recherche. Il est parfois jugé dangereux, dans un contexte politique délétère en Guinée, où les reproches adressés aux Peuls rappellent l’antisémitisme de l’Europe d’avant-guerre.
Dans un pays durablement marqué par le régime de parti-Etat soviétique, les carrières dans la fonction publique sont mieux considérées que les activités de commerce. Or, ce sont les Peuls qui détiennent le grand marché de Madina à Conakry et le commerce de détail à travers le pays. Ils sont souvent accusés —entre autres—de ne penser qu’à l’argent et à leurs intérêts.
Pour Thierno Monénembo, la comparaison avec les Juifs se justifie pleinement, dans la mesure où l’origine des Peuls se situe dans le Sinaï :
« L’étoile de David est appelée chez nous le “pas de l’autruche”. Les Peuls tiennent Salomon, qui était un grand éleveur d’autruches, pour leur oncle. Dans l’étoile de David des Peuls, il y a les points cardinaux, les couleurs et les éléments.
Par exemple, le point cardinal des Diallo, le génie du peuple peul, correspond à la couleur jaune et à l’air, la fluidité, la sagesse. Le point cardinal des Ba, les guerriers, correspond à l’Ouest, tandis que les Sow, au Sud, sont les gardiens du temple et de tout ce qui relève du sacré. »
Les préjugés contre les Peuls, tenaces en Guinée, remontent à l’époque de Sékou Touré, le premier président du pays indépendant. Le nationaliste africain, qui confie à son ethnie, les Malinkés, les postes clés, dénoncera plusieurs tentatives de déstabilisation menées contre lui. En 1960, le « complot Diallo Ibrahima » lui permet d’éliminer un avocat peul qui l’avait rabroué et se préparait à fonder un parti politique. Sous prétexte de « complot des enseignants », un an plus tard, il fait emprisonner des intellectuels tels que l’historien Djibril Tamsir Niane (père du célèbre mannequin Katoucha Niane).
Enfin, le prétendu « complot peul » de 1976 mène à l’arrestation, puis la mort, au camp Boiro, du brillant Telli Diallo. Ministre de la Justice, ancien ambassadeur de la Guinée aux Nations unies et ex-secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), ce diplomate chevronné sera soumis à la « diète noire » et mourra de faim et de soif.
A cette occasion, Sékou Touré prononce en août 1976 trois discours anti-Peuls restés dans les mémoires : les accusant d’alcoolisme, de débauche et de vol, il propose de supprimer toute bourse aux étudiants peuls qui veulent se former à l’étranger, tant que ceux qui sont à l’extérieur ne seront pas rentrés :
« Ils sont sans patrie, ces racistes peuls forcenés, parce qu’ils se disent ne pas être des noirs. Ils sont encore et toujours à la recherche de leur patrie. Ils ne peuvent pas avoir de patrie, parce qu’ils n’ont pas une ligne de conduite exigeant l’accomplissement de devoirs sacrés. Aliénés qu’ils sont, ils ne pensent qu’à l’argent, et à eux. Il faut que la trahison soit extirpée et bannie définitivement du comportement du Peul ».
Il n’y a pas qu’en Guinée que les clichés ont la vie dure. « Woor ni Peul » (traître comme un Peul), dit une expression wolof, la principale langue du Sénégal…
Source : Slateafrique.fr
Blake Diallo, l’homme à qui la victime a téléphoné tout de suite après son agression, porte le même nom qu’elle mais n’est pas de son pays, de sa famille et encore moins son frère de sang —en-dehors du sens africain du terme, assez vague, qu’il a eu le malheur d’utiliser devant des journalistes non-avertis.
En Afrique, tous les gens du même village peuvent en effet se considérer comme frères et sœurs. Et quand un Africain dit « ma sœur », c’est pour signaler qu’une amitié forte le lie avec une fille ou une femme —en tout bien, tout honneur.
Les Diallo, au même titre que les Ba, Ka, Dia, Dicko, Diaw, Dioum, Sow, Niane, Sall, Baldé et autres Barry, sont présents en Guinée comme dans tous les pays de la bande sahélienne ; au Sénégal, au Mali, mais également de la Mauritanie au Soudan, en passant par le Nigeria et jusqu’au Cameroun.
A l’origine
Même s’ils ne font pas beaucoup parler d’eux, les Peuls représentent l’un des plus grands peuples d’Afrique : ils sont plus de 20 millions, anciens éleveurs nomades islamisés qui parlent la même langue, partagent la même culture, avec des accents et des expressions différentes en fonction des régions.
Selon les recherches de Cheikh Anta Diop, célèbre scientifique sénégalais, les Peuls seraient originaires de la vallée du Nil, en Egypte. Ou plus précisément du Sinaï, explique l’écrivain guinéen Tierno Monénembo (Diallo de son vrai nom), auteur d’un roman, Peuls (Seuil, 2004), qui retrace l’épopée de son ethnie.
« Les Peuls disent que leur origine remontent à “l’homme de Thor”, une ville du Sinaï d’où ils sont ensuite partis vers l’Egypte. A l’origine, il n’y avait que deux clans chez les Peuls, les Ba et les Ka. Les Ka ont donné les Kane, les Dia les Diallo, un surnom de guerre qui veut dire “le résistant, l’indomptable”. De la même manière, chez les Malinkés le nom Keita est en fait un surnom de guerre, pour dire que “c’est un homme”. »
Une certitude pour Rabiatou Diallo, ancienne militante syndicale et présidente du Conseil national de transition (CNT), l’équivalent du Parlement en Guinée :
« Nafissatou Diallo vient de Labé, mais elle n’est pas de la même famille que Cellou Dalein Diallo [principal opposant, tenu depuis la présidentielle de 2010 pour le candidat des Peuls en Guinée, ndlr], contrairement aux rumeurs qui ont d’abord circulé à Conakry. »
« Les Diallo viennent de Labé, la capitale du Fouta Djallon, la région qui compte la population la plus fortement islamisée d’Afrique de l’Ouest », explique pour sa part Alpha-Mohamed Loppe Sow, professeur d’histoire à Paris et auteur d’un ouvrage sur la question (Ethnies et société islamique en Afrique, un paradoxe ? Le cas du Fuuta Dyallöö guinéen du XVIe au XXe siècles, L’Harmattan, 2007).
« Les Diallo ayant joué un rôle important dans l’islamisation, leur nom a été associé à une certaine noblesse. Beaucoup de gens l’ont adopté par la suite. »
Autrement dit, tous les Diallo sont loin d’être de la même famille. Les descendants des princes érudits des zawiyas (écoles religieuses et monastères) de Mamou ou de Medina Gonasse s’appellent Diallo, et se moquent parfois gentiment de leurs « esclaves », les Ba, dans la tradition de la kalinté, « parenté à plaisanterie ». Cette pratique permet de se taquiner et de s’entraider entre différents patronymes peuls, mais aussi entre Peuls et Sérères, une ethnie du Sénégal à laquelle appartenait le poète-président Léopold Sédar Senghor.
Les noms peuls ne correspondent pas à des métiers, des spécialités ou des castes (griots et forgerons) comme ce peut être le cas dans d’autres ethnies ouest-africaines.
« La seule spécialité des Peuls, c’est l’élevage, rappelle Alpha-Mohamed Loppe Sow. S’ils ont la réputation d’être endogames, c’est parce que la propriété du bétail passe par la femme. On fait donc de telle sorte que le bétail ne sorte pas de la famille ou du clan. Quant à l’image d’une communauté assez fermée, elle correspond sans doute à une certaine réalité. Les Peuls se sont toujours suffi à eux-mêmes du point de vue économique, grâce au bétail. »
Quelle est la place de la femme dans la société peule ? Celle-ci est changeante, explique Tierno Monénembo.
« Avant l’islamisation, le matriarcat était en vigueur. Il y avait Dieu, la vache et la femme, qui venait en troisième parce qu’elle donne le lait, sacré chez les Peuls. L’islamisation, entre les XIe et XVIIIe siècles, a tout changé. Il n’y a plus que les Peuls Bororos du Niger qui pratiquent encore les coutumes d’avant l’islam. Ailleurs, les traditions musulmanes ont pris le dessus. Les mariages sont arrangés tôt, à l’âge de la puberté pour les filles, en milieu rural, par peur du déshonneur.
Dans les temps anciens, avant l’islam, il existait chez les Peuls une fiancée d’honneur : un garçon et sa famille se voyaient confier une jeune fille dont ils devaient veiller à la virginité jusqu’au mariage. Aujourd’hui, dans les villes, les femmes sont beaucoup plus libres. Mes soeurs m’ont par exemple juste tenu informé de leurs mariages, sans me demander mon accord sur leurs partenaires, comme la tradition l’aurait demandé. »
Les « juifs » de l’Afrique
« Nous sommes les juifs de l’Afrique », affirme Abdoulaye, commerçant dans le Bronx. Ce rapprochement a été fait par le grand écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, dans plusieurs travaux de recherche. Il est parfois jugé dangereux, dans un contexte politique délétère en Guinée, où les reproches adressés aux Peuls rappellent l’antisémitisme de l’Europe d’avant-guerre.
Dans un pays durablement marqué par le régime de parti-Etat soviétique, les carrières dans la fonction publique sont mieux considérées que les activités de commerce. Or, ce sont les Peuls qui détiennent le grand marché de Madina à Conakry et le commerce de détail à travers le pays. Ils sont souvent accusés —entre autres—de ne penser qu’à l’argent et à leurs intérêts.
Pour Thierno Monénembo, la comparaison avec les Juifs se justifie pleinement, dans la mesure où l’origine des Peuls se situe dans le Sinaï :
« L’étoile de David est appelée chez nous le “pas de l’autruche”. Les Peuls tiennent Salomon, qui était un grand éleveur d’autruches, pour leur oncle. Dans l’étoile de David des Peuls, il y a les points cardinaux, les couleurs et les éléments.
Par exemple, le point cardinal des Diallo, le génie du peuple peul, correspond à la couleur jaune et à l’air, la fluidité, la sagesse. Le point cardinal des Ba, les guerriers, correspond à l’Ouest, tandis que les Sow, au Sud, sont les gardiens du temple et de tout ce qui relève du sacré. »
Les préjugés contre les Peuls, tenaces en Guinée, remontent à l’époque de Sékou Touré, le premier président du pays indépendant. Le nationaliste africain, qui confie à son ethnie, les Malinkés, les postes clés, dénoncera plusieurs tentatives de déstabilisation menées contre lui. En 1960, le « complot Diallo Ibrahima » lui permet d’éliminer un avocat peul qui l’avait rabroué et se préparait à fonder un parti politique. Sous prétexte de « complot des enseignants », un an plus tard, il fait emprisonner des intellectuels tels que l’historien Djibril Tamsir Niane (père du célèbre mannequin Katoucha Niane).
Enfin, le prétendu « complot peul » de 1976 mène à l’arrestation, puis la mort, au camp Boiro, du brillant Telli Diallo. Ministre de la Justice, ancien ambassadeur de la Guinée aux Nations unies et ex-secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), ce diplomate chevronné sera soumis à la « diète noire » et mourra de faim et de soif.
A cette occasion, Sékou Touré prononce en août 1976 trois discours anti-Peuls restés dans les mémoires : les accusant d’alcoolisme, de débauche et de vol, il propose de supprimer toute bourse aux étudiants peuls qui veulent se former à l’étranger, tant que ceux qui sont à l’extérieur ne seront pas rentrés :
« Ils sont sans patrie, ces racistes peuls forcenés, parce qu’ils se disent ne pas être des noirs. Ils sont encore et toujours à la recherche de leur patrie. Ils ne peuvent pas avoir de patrie, parce qu’ils n’ont pas une ligne de conduite exigeant l’accomplissement de devoirs sacrés. Aliénés qu’ils sont, ils ne pensent qu’à l’argent, et à eux. Il faut que la trahison soit extirpée et bannie définitivement du comportement du Peul ».
Il n’y a pas qu’en Guinée que les clichés ont la vie dure. « Woor ni Peul » (traître comme un Peul), dit une expression wolof, la principale langue du Sénégal…
Source : Slateafrique.fr