Paris Match. Une vidéo diffusée par la BBC montre la princesse Latifa en 2018. Elle y raconte comment elle a été enlevée alors qu'elle tentait de fuir les Émirats arabes unis. Qu’avez-vous pensé de ces images?
Rothna Begum. Les nouvelles vidéos de Latifa montrent bien ce que l’on craignait : depuis son enlèvement et son retour forcé aux Emirats arabes unis, elle est détenue dans un confinement contraint, dans ce qu’elle appelle une «prison déguisée en villa», avec des policiers à l’intérieur, à l’extérieur, ses mouvements sont complètement restreints et son accès au monde extérieur est également limité. Pourtant, aucune charge d’accusation n’a été retenue contre elle, ni condamnation. Mais parce que son père est le dirigeant de Dubaï, elle peut être maintenue comme prisonnière pour le restant de ses jours.
Le documentaire a mis en avant ce que l’on craignait, il a montré que ses amis ont perdu contact avec elle ces derniers mois. On n’a aucune idée de son état actuel, ni même si elle est toujours en vie. Les vidéos dévoilées dans le documentaire peuvent potentiellement la mettre en danger encore plus.
Dans la vidéo et la lettre qu'elle a en plus laissée, elle fait référence à l’enlèvement de sa soeur Shamsa, en 2000. Pouvez-vous revenir sur ces faits?
La princesse Shamsa a été enlevée en 2000 au Royaume-Uni, en pleine rue. A l’époque, peu d’éléments avaient été communiqués. Une enquête criminelle avait été ouverte mais avait été arrêtée car les services du procureur n’avaient pas autorisé la poursuite des investigations, qui auraient mené les enquêteurs à Dubaï. Le «Guardian» en avait parlé mais à l’époque, sans les réseaux sociaux ni Skype, il y avait moins de façons d’en parler. Dans la vidéo de 45 minutes enregistrée pendant sa fuite, Latifa détaille précisément l’enlèvement de Shamsa, les conditions dans lesquelles elle s’est trouvée de retour aux Emirats : elle a été torturée, placée sous traitement médicamenteux sans son accord. Puis dans la lettre révélée par la BBC, Latifa implore la police britannique de rouvrir l’enquête qui n’a jamais vraiment été conclue.
On a également appris des informations via une procédure judiciaire ouverte l’an dernier au Royaume-Uni, qui a révélé des informations inédites sur l’enquête policière, l’implication du gouvernement britannique et le fait que, malgré le temps et l’opportunité, aucune poursuite n’a été enregistrée ni aucune responsabilité dénoncée.
"Latifa a risqué sa vie"
La procédure en question est le divorce de la princesse Haya, qui a fui les Émirats arabes unis avec ses enfants et demandé le divorce au Royaume-Uni. Ce ne sont plus seulement des soupçons : la princesse Haya elle-même en a parlé dans les documents officiels, expliquant qu’elle craignait pour sa vie et celle de ses enfants après les précédents Shamsa et Latifa.
Les autorités émiraties espèrent que cela sera vite noyé dans les informations et que les gens oublieront. Ils continueront leurs activités, avec des opérations de communication, assurant qu’ils font de bonnes actions en faveur des droits des femmes et autres, et que le monde oubliera. Mais ce que confirment les images de Latifa est qu’elle a bel et bien été enlevée. La plainte de la princesse Haya donne des détails sur l’enlèvement de la princesse Shamsa. Ils ne peuvent plus se défendre comme ils le faisaient auparavant, assurant qu’ils avaient eux-mêmes sauvé ces femmes d’un enlèvement et les avaient ramenées au pays pour leur propre sécurité. Ces deux affaires ont été largement étayées par des preuves dans les documentaires de la BBC, les enquêtes de police, les documents judiciaires. Cela montre bien qu’il s’agissait de deux enlèvements et séquestrations, de torture et d’emprisonnement. Ils ne peuvent plus faire disparaître tout ça. Le problème vient d’ailleurs : le reste du monde, la communauté internationale en particulier, va appeler à la libération de ces deux femmes. Le gouvernement britannique, en dépit de toutes ces informations, n’a toujours pas demandé d’enquête. Il a simplement demandé des preuves de vie de Latifa. Aucun autre gouvernement non plus. Et c’est incroyablement inquiétant. Cette femme a risqué sa vie, la communauté internationale doit faire pression pour demander sa libération, celle de ces deux femmes, pour qu’elles puissent quitter leur pays et mener leurs vies.
Ce que vous pensez impossible sans pression internationale?
Exactement. Il faut une intervention de la communauté internationale, que ce soit les Nations unies ou des gouvernements, notamment le Royaume-Uni et les États-Unis qui sont des alliés majeurs des Émirats arabes unis. Il faut reconnaître le fait que si c’étaient n’importe quelles autres personnes, n’importe quel autre dissident, le gouvernement britannique appellerait à sa remise en liberté. Elles ont été enlevées à l’étranger, ramenées aux Émirats et détenues comme des prisonnières, sauf que les gouvernements ne disent rien et considèrent cela comme des affaires de famille. En agissant ainsi, ils enterrent tout cela. Ce n’est pas seulement triste et terrible mais cela donne un sentiment d’impunité : ces dirigeants peuvent aller à l’étranger et enlever leurs ressortissants, les gouvernements des pays en question ne diront rien. C’est terrifiant.
"On ne sait pas combien sont tombés en disgrâce et en ont payé le prix"
Quand vous parlez de sentiment d’impunité, les enlèvements de Shamsa et Latifa font écho à l’assassinat de Jamal Khashoggi, le journaliste saoudien tué dans le consulat de son propre pays à Istanbul, en octobre 2018.
Le meurtre de Jamal Khashoggi à Istanbul était effrayant sous bien des aspects : c’était un résident américain, il a été attiré au sein de cette ambassade dans un pays étranger, a été tué et démembré, et les autorités saoudiennes pensaient s’en sortir. Cela résonne durement en chacun des Saoudiens qui vit à l’étranger, encore plus les dissidents : le gouvernement peut s’en prendre à vous dans n’importe quel pays. Mais en réalité, cela arrive depuis bien longtemps : les dirigeants des Émirats arabes unis ont agi ainsi avec les membres de leur famille depuis des années. Mariages forcés, rapatriements forcés… cela n’avait jusqu’à présent peu été étayé de preuves. Les gens ne savaient pas exactement quelle mesure cela avait. Mais là, nous le voyons en temps réel, grâce aux réseaux sociaux. Cela révèle bien ce qui se passe.
Ce sont deux femmes qui ne voulaient pas vivre dans le cadre qu’elles avaient, au sein de cette famille royale. Elles n’étaient pas à proprement parler des dissidentes, elles n’appelaient pas à un changement de régime, mais elles voulaient simplement une vie différente. Et elles en subissent les conséquences. Le dirigeant de Dubaï utilise les forces de l’ordre pour détenir ses filles, les placer sous traitement médicamenteux, peut les enlever à l’étranger avec l’aide d’autres gouvernements, comme lors de l’enlèvement de Latifa avec l’intervention des garde-côte indiens. C’est très effrayant : voici ce qu’ils font à leurs propres filles. Que peuvent-ils faire à d’autres?
La diffusion de la vidéo de la princesse Latifa pourrait mettre sa vie en danger, comme vous l’avez dit. Mais sans de telles images et une telle médiatisation, rien ne peut avancer…
C’est cela. Latifa a choisi d’enregistrer ces vidéos. Elle ne les avait pas publiées à l’époque mais a agi ainsi au cas où les choses tourneraient mal, si ses amis n’avaient plus de nouvelle d’elle -et nous devons l’entendre. Elle a décidé qu’une vie derrière les barreaux, sans liberté de mouvement, de communication, n’était pas une vie. Elle l’a dit très clairement et a donc enregistré ces vidéos en sachant qu’elles pourraient être diffusées un jour. Nous devons comprendre pourquoi elle a pris un tel risque. Sa réalité est telle qu’elle est retenue comme prisonnière dans son propre pays, dans cette villa, sans poursuite ni procès, sans fin en vue. Personne ne vient l’aider donc elle en appelle au reste du monde et il est temps que nous l’entendions.
Le divorce entre Haya et l’émir a donc une importance cruciale.
Il a mis en lumière, et le juge l’a soulignée, une «campagne terrifiante de harcèlement et d’intimidation». Elle a raconté craindre pour sa vie, celles de ses enfants et le juge a pris son parti en statuant en sa faveur. C’est incroyablement effrayant : on ne sait pas combien sont tombés en disgrâce et en ont payé le prix. Ceux que l’on connaît sont surtout des militants des droits humains, des dissidents politiques dont les familles ont parlé. Mais il y a encore bien des personnes qui ont contredit ces dirigeants qui peuvent enlever, torturer, tuer.
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Rothna Begum. Les nouvelles vidéos de Latifa montrent bien ce que l’on craignait : depuis son enlèvement et son retour forcé aux Emirats arabes unis, elle est détenue dans un confinement contraint, dans ce qu’elle appelle une «prison déguisée en villa», avec des policiers à l’intérieur, à l’extérieur, ses mouvements sont complètement restreints et son accès au monde extérieur est également limité. Pourtant, aucune charge d’accusation n’a été retenue contre elle, ni condamnation. Mais parce que son père est le dirigeant de Dubaï, elle peut être maintenue comme prisonnière pour le restant de ses jours.
Le documentaire a mis en avant ce que l’on craignait, il a montré que ses amis ont perdu contact avec elle ces derniers mois. On n’a aucune idée de son état actuel, ni même si elle est toujours en vie. Les vidéos dévoilées dans le documentaire peuvent potentiellement la mettre en danger encore plus.
Dans la vidéo et la lettre qu'elle a en plus laissée, elle fait référence à l’enlèvement de sa soeur Shamsa, en 2000. Pouvez-vous revenir sur ces faits?
La princesse Shamsa a été enlevée en 2000 au Royaume-Uni, en pleine rue. A l’époque, peu d’éléments avaient été communiqués. Une enquête criminelle avait été ouverte mais avait été arrêtée car les services du procureur n’avaient pas autorisé la poursuite des investigations, qui auraient mené les enquêteurs à Dubaï. Le «Guardian» en avait parlé mais à l’époque, sans les réseaux sociaux ni Skype, il y avait moins de façons d’en parler. Dans la vidéo de 45 minutes enregistrée pendant sa fuite, Latifa détaille précisément l’enlèvement de Shamsa, les conditions dans lesquelles elle s’est trouvée de retour aux Emirats : elle a été torturée, placée sous traitement médicamenteux sans son accord. Puis dans la lettre révélée par la BBC, Latifa implore la police britannique de rouvrir l’enquête qui n’a jamais vraiment été conclue.
On a également appris des informations via une procédure judiciaire ouverte l’an dernier au Royaume-Uni, qui a révélé des informations inédites sur l’enquête policière, l’implication du gouvernement britannique et le fait que, malgré le temps et l’opportunité, aucune poursuite n’a été enregistrée ni aucune responsabilité dénoncée.
"Latifa a risqué sa vie"
La procédure en question est le divorce de la princesse Haya, qui a fui les Émirats arabes unis avec ses enfants et demandé le divorce au Royaume-Uni. Ce ne sont plus seulement des soupçons : la princesse Haya elle-même en a parlé dans les documents officiels, expliquant qu’elle craignait pour sa vie et celle de ses enfants après les précédents Shamsa et Latifa.
Les autorités émiraties espèrent que cela sera vite noyé dans les informations et que les gens oublieront. Ils continueront leurs activités, avec des opérations de communication, assurant qu’ils font de bonnes actions en faveur des droits des femmes et autres, et que le monde oubliera. Mais ce que confirment les images de Latifa est qu’elle a bel et bien été enlevée. La plainte de la princesse Haya donne des détails sur l’enlèvement de la princesse Shamsa. Ils ne peuvent plus se défendre comme ils le faisaient auparavant, assurant qu’ils avaient eux-mêmes sauvé ces femmes d’un enlèvement et les avaient ramenées au pays pour leur propre sécurité. Ces deux affaires ont été largement étayées par des preuves dans les documentaires de la BBC, les enquêtes de police, les documents judiciaires. Cela montre bien qu’il s’agissait de deux enlèvements et séquestrations, de torture et d’emprisonnement. Ils ne peuvent plus faire disparaître tout ça. Le problème vient d’ailleurs : le reste du monde, la communauté internationale en particulier, va appeler à la libération de ces deux femmes. Le gouvernement britannique, en dépit de toutes ces informations, n’a toujours pas demandé d’enquête. Il a simplement demandé des preuves de vie de Latifa. Aucun autre gouvernement non plus. Et c’est incroyablement inquiétant. Cette femme a risqué sa vie, la communauté internationale doit faire pression pour demander sa libération, celle de ces deux femmes, pour qu’elles puissent quitter leur pays et mener leurs vies.
Ce que vous pensez impossible sans pression internationale?
Exactement. Il faut une intervention de la communauté internationale, que ce soit les Nations unies ou des gouvernements, notamment le Royaume-Uni et les États-Unis qui sont des alliés majeurs des Émirats arabes unis. Il faut reconnaître le fait que si c’étaient n’importe quelles autres personnes, n’importe quel autre dissident, le gouvernement britannique appellerait à sa remise en liberté. Elles ont été enlevées à l’étranger, ramenées aux Émirats et détenues comme des prisonnières, sauf que les gouvernements ne disent rien et considèrent cela comme des affaires de famille. En agissant ainsi, ils enterrent tout cela. Ce n’est pas seulement triste et terrible mais cela donne un sentiment d’impunité : ces dirigeants peuvent aller à l’étranger et enlever leurs ressortissants, les gouvernements des pays en question ne diront rien. C’est terrifiant.
"On ne sait pas combien sont tombés en disgrâce et en ont payé le prix"
Quand vous parlez de sentiment d’impunité, les enlèvements de Shamsa et Latifa font écho à l’assassinat de Jamal Khashoggi, le journaliste saoudien tué dans le consulat de son propre pays à Istanbul, en octobre 2018.
Le meurtre de Jamal Khashoggi à Istanbul était effrayant sous bien des aspects : c’était un résident américain, il a été attiré au sein de cette ambassade dans un pays étranger, a été tué et démembré, et les autorités saoudiennes pensaient s’en sortir. Cela résonne durement en chacun des Saoudiens qui vit à l’étranger, encore plus les dissidents : le gouvernement peut s’en prendre à vous dans n’importe quel pays. Mais en réalité, cela arrive depuis bien longtemps : les dirigeants des Émirats arabes unis ont agi ainsi avec les membres de leur famille depuis des années. Mariages forcés, rapatriements forcés… cela n’avait jusqu’à présent peu été étayé de preuves. Les gens ne savaient pas exactement quelle mesure cela avait. Mais là, nous le voyons en temps réel, grâce aux réseaux sociaux. Cela révèle bien ce qui se passe.
Ce sont deux femmes qui ne voulaient pas vivre dans le cadre qu’elles avaient, au sein de cette famille royale. Elles n’étaient pas à proprement parler des dissidentes, elles n’appelaient pas à un changement de régime, mais elles voulaient simplement une vie différente. Et elles en subissent les conséquences. Le dirigeant de Dubaï utilise les forces de l’ordre pour détenir ses filles, les placer sous traitement médicamenteux, peut les enlever à l’étranger avec l’aide d’autres gouvernements, comme lors de l’enlèvement de Latifa avec l’intervention des garde-côte indiens. C’est très effrayant : voici ce qu’ils font à leurs propres filles. Que peuvent-ils faire à d’autres?
La diffusion de la vidéo de la princesse Latifa pourrait mettre sa vie en danger, comme vous l’avez dit. Mais sans de telles images et une telle médiatisation, rien ne peut avancer…
C’est cela. Latifa a choisi d’enregistrer ces vidéos. Elle ne les avait pas publiées à l’époque mais a agi ainsi au cas où les choses tourneraient mal, si ses amis n’avaient plus de nouvelle d’elle -et nous devons l’entendre. Elle a décidé qu’une vie derrière les barreaux, sans liberté de mouvement, de communication, n’était pas une vie. Elle l’a dit très clairement et a donc enregistré ces vidéos en sachant qu’elles pourraient être diffusées un jour. Nous devons comprendre pourquoi elle a pris un tel risque. Sa réalité est telle qu’elle est retenue comme prisonnière dans son propre pays, dans cette villa, sans poursuite ni procès, sans fin en vue. Personne ne vient l’aider donc elle en appelle au reste du monde et il est temps que nous l’entendions.
Le divorce entre Haya et l’émir a donc une importance cruciale.
Il a mis en lumière, et le juge l’a soulignée, une «campagne terrifiante de harcèlement et d’intimidation». Elle a raconté craindre pour sa vie, celles de ses enfants et le juge a pris son parti en statuant en sa faveur. C’est incroyablement effrayant : on ne sait pas combien sont tombés en disgrâce et en ont payé le prix. Ceux que l’on connaît sont surtout des militants des droits humains, des dissidents politiques dont les familles ont parlé. Mais il y a encore bien des personnes qui ont contredit ces dirigeants qui peuvent enlever, torturer, tuer.
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