Les deux jours de colère qui ont suivi, dans un climat tendu depuis des semaines, n’étaient pas seulement liés à la profanation du lieu saint. "Il y avait un esprit de revanche chez les tidjanes vis-à-vis de la confrérie des mourides, favorisée par le pouvoir", explique Fadel Barro, l’un des leaders de Y’en a marre, le mouvement de jeunes opposé au président sortant, Abdoulaye Wade, candidat à sa succession.
Abdou Diouf, son prédécesseur, avait réussi à s’allier les bonnes grâces du calife des mourides de l’époque. Mais "Gorgui" Wade, "le vieux" en langue wolof, est allé plus loin. Il est le premier président mouride, "un président talibé" (président disciple), dit-on à Dakar. Et il le revendique.
Presque tous les candidats au scrutin présidentiel ont fait leur pèlerinage à Touba, la ville emblème des mourides, à 200 kilomètres à l’est de Dakar. Là, se dresse une somptueuse mosquée dont les quatre minarets s’imposent à la vue de très loin. C’est à Touba, dans sa vaste et modeste demeure, que Cheikh Bassirou Mbacké Abdou Khadre, porte-parole du calife des mourides, reçoit ses visiteurs, en boubou brodé. Ils s’agenouillent sur des tapis à ses pieds, baisant sa main, infiniment respectueux. Le cheikh a la parole rare, le ton bas, un visage presque enfantin.
"Il est puissant, assure l’un de ses visiteurs. C’est l’oeil, la voix, les jambes et l’oreille du calife." Autrement dit du Cheikh Maty Lèye Mbacké, l’autorité suprême des mourides. Cette confrérie musulmane d’obédience soufie, typiquement sénégalaise, pourtant moins nombreuse que les tidjanes, est considérée comme la plus puissante du pays, avec ses quatre millions de disciples revendiqués, soit un tiers de la population.
Les mourides sont un Etat dans l’Etat. Touba est placée sous l’administration exclusive du calife, puissance spirituelle, politique et économique. Et donc activement courtisée par les candidats.
A l’approche du scrutin, Cheikh Bassirou Abdou Khadre reçoit évidemment beaucoup. Le défilé n’a pas cessé pour le Grand Magal du 12 janvier, la fête annuelle célébrant l’exil forcé au Gabon, en 1895, du fondateur de la confrérie, Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké - un mystique musulman chassé par l’autorité coloniale française qui redouta son influence avant de l’utiliser.
En pénétrant humblement dans la mosquée de cette ville sortie des sables il y a un siècle, les hommes politiques n’avaient qu’une idée en tête : repartir avec un "ndiguel", un ordre donné par le calife à ses disciples. Autrement dit, une consigne de vote.
Le plus ostentatoire et singulier des requérants était sans aucun doute Abdoulaye Wade, concourant pour un troisième mandat. Une candidature soutenue malgré ses 86 ans, malgré une grogne populaire large et hétéroclite, et malgré l’avis de juristes indépendants qui la jugent anticonstitutionnelle.
A la présidentielle de 1988, le calife général de l’époque, Cheikh Abdoul Ahad, avait été clair : "Celui qui ne votera pas pour Abdou Diouf aura trahi Cheikh Bamba." Abdou Diouf, successeur de Léopold Sédar Senghor en 1981, fut réélu avec 73 % des voix. Un "ndiguel" du calife des mourides assurerait donc l’élection à la présidence du Sénégal ? Pas si simple. La victoire de 1988, triomphale sur le plan comptable, déclencha des violences puis l’état d’urgence. Pour l’opposition, cette réélection relevait davantage de fraudes électorales.
Moustapha Diop est mouride, comme la plupart de ses collègues chauffeurs de taxi. En atteste, collée sur son tableau de bord, la reproduction de la seule photo connue de Cheikh Bamba : une frêle silhouette en boubou blanc animée d’un regard perçant. "Ce n’est pas un marabout qui va me dire pour qui voter", tranche pourtant Moustapha Diop. "Les Sénégalais sont très croyants mais ils font la différence entre leur vote et leur confrérie", décrypte Abdou Latif Coulibaly, un journaliste d’investigation célèbre au Sénégal, passé depuis peu en politique. "Cela dit, c’est toujours mieux d’avoir le soutien des marabouts", reconnaît-il.
Au lendemain de sa victoire de 2000, Abdoulaye Wade avait couru se prosterner aux pieds du calife de l’époque, Cheikh Saliou Mbacké. Son geste lui valut un éditorial acide d’Ousseynou Kane, professeur de philosophie à la prestigieuse université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), dans le quotidien Walfadjri. Sous le titre "La République couchée", l’éditorialiste s’indignait : "En allant avec autant de précipitation et d’ostentation faire acte d’allégeance ailleurs, c’est comme si l’on volait au peuple sa victoire. L’image du futur président, crâne baissé devant le calife a choqué jusqu’aux plus croyants."
Douze ans plus tard, avant le Grand Magal de Touba, le président récidive : "Le pouvoir que je détiens vient de Touba. C’est pourquoi, je privilégie Touba sur tout." Conviction religieuse ou espoir d’un retour sur investissement ? Hélas pour lui, le calife général a (officiellement) choisi de rester neutre avant cette bataille électorale explosive.
"Avant, les grands marabouts étaient comme des grands électeurs. Ils faisaient gagner les élections facilement. Le monde est plus complexe aujourd’hui", explique Sidy Lamine Niasse, directeur du groupe de presse Walfadjri. Si les grands marabouts hésitent à soutenir ouvertement Wade, "ce n’est pas le cas dans les mosquées de quartier. Les mourides constituent encore sa base électorale", analyse Babacar Gueye, président de l’université privée des sciences sociales de Dakar.
"Wade fait du communautarisme", tranche sans ménagements Cheikh Bamba Dieye, le maire de Saint-Louis, candidat anti-Wade à la présidentielle, et lui-même mouride. "Il essaie d’acheter les consciences", ajoute, sous couvert d’anonymat, un autre mouride influent. Une enquête de l’hebdomadaire La Gazette révèle ainsi qu’à la veille de l’élection présidentielle de 2007, Wade avait offert "plus de 900 hectares de forêts" à Cheikh Saliou Mbacké. Le président avait aussi lancé le programme quinquennal de modernisation de Touba. Les rues principales de la deuxième ville du Sénégal se sont couvertes d’asphalte.
Des cadeaux auxquels la confrérie n’est pas insensible. "Les mourides sont des grands marabouts charismatiques et cultivateurs d’arachide dont le prestige tient davantage à la qualité de thaumaturge et de "patron" qu’à la science islamique", écrivait Christian Coulon, dans Les Musulmans et le pouvoir en Afrique noire (Karthala, 1983).
Des "patrons" ? Dans les rues sablonneuses du quartier de la Petite gare à Touba, les camions et les boutiques débordent de sacs en toile de jute gonflés comme des baudruches. L’arachide brute ou transformée en huile figure parmi les principales exportations du pays. "Bienvenue dans le centre national du commerce des arachides", s’exclame Diadji Fall, prospère commerçant de Touba. Un monopole né pendant la période coloniale que les mourides ont su diversifier. "Le travail accompagne l’éducation des mourides et comme nous sommes nombreux - un vrai lobby -, nous avons la mainmise sur l’économie", se réjouit-il.
"La religion est incontournable et ses intérêts recoupent ceux de l’Etat", confirme Sidy Lamine Niasse. Le patron de presse souligne que l’urbanisation, l’électrification, le développement, tout passe par les chefs religieux qui peuvent mobiliser de la main-d’oeuvre, des terrains, des réseaux. "C’est utile même pour obtenir un passeport, constate-t-il. Et à ce jeu, les mourides sont meilleurs que les autres." Ce fin islamologue, et tidjane influent, estime pourtant que "l’étroite complicité entre les religieux et les politiques se termine".
Car l’engagement ostentatoire d’Abdoulaye Wade, président en fin de parcours, en faveur des mourides dérange. "L’islam sénégalais est très ouvert mais il est important de préserver la laïcité de l’Etat", explique l’abbé Alphonse Seck, secrétaire exécutif de la commission épiscopale Justice et paix.
"Wade favorise une confrérie au détriment des autres", dénonce un disciple layène, une autre confrérie sénégalaise, minoritaire. Les layènes de Dakar se battent depuis des années pour faire déplacer la centrale d’épuration des eaux de la capitale qui vomit ses miasmes sur la plage de leur commune. "Si nous étions mourides, le pouvoir aurait trouvé une solution", s’offusque Libasse Hane, l’un des animateurs du collectif écologiste des layènes.
Pas de quoi nourrir pourtant les ferments d’un affrontement entre confréries. "Le Sénégal n’est menacé ni par l’ethnicisme ni par le radicalisme religieux", tempère Sidy Lamine Niasse.
Mais les confréries pèsent toujours de façon diffuse sur le débat politique. "Il n’y a pas un animal politique au Sénégal comme Wade. Il sait ce qu’il fait en favorisant Touba", commente le directeur de Walfadjri. Quitte à écorner le principe de laïcité. Cheikh Bassirou Mbacké Abdou Khadre illustre la question à sa façon : "Le mouridisme et l’Etat sénégalais sont comme les deux cornes d’un boeuf : elles ne se rencontrent jamais mais sont inséparables." Abdoulaye Wade l’a compris depuis longtemps.
Christophe Châtelot (SOURCE LE MONDE)
Abdou Diouf, son prédécesseur, avait réussi à s’allier les bonnes grâces du calife des mourides de l’époque. Mais "Gorgui" Wade, "le vieux" en langue wolof, est allé plus loin. Il est le premier président mouride, "un président talibé" (président disciple), dit-on à Dakar. Et il le revendique.
Presque tous les candidats au scrutin présidentiel ont fait leur pèlerinage à Touba, la ville emblème des mourides, à 200 kilomètres à l’est de Dakar. Là, se dresse une somptueuse mosquée dont les quatre minarets s’imposent à la vue de très loin. C’est à Touba, dans sa vaste et modeste demeure, que Cheikh Bassirou Mbacké Abdou Khadre, porte-parole du calife des mourides, reçoit ses visiteurs, en boubou brodé. Ils s’agenouillent sur des tapis à ses pieds, baisant sa main, infiniment respectueux. Le cheikh a la parole rare, le ton bas, un visage presque enfantin.
"Il est puissant, assure l’un de ses visiteurs. C’est l’oeil, la voix, les jambes et l’oreille du calife." Autrement dit du Cheikh Maty Lèye Mbacké, l’autorité suprême des mourides. Cette confrérie musulmane d’obédience soufie, typiquement sénégalaise, pourtant moins nombreuse que les tidjanes, est considérée comme la plus puissante du pays, avec ses quatre millions de disciples revendiqués, soit un tiers de la population.
Les mourides sont un Etat dans l’Etat. Touba est placée sous l’administration exclusive du calife, puissance spirituelle, politique et économique. Et donc activement courtisée par les candidats.
A l’approche du scrutin, Cheikh Bassirou Abdou Khadre reçoit évidemment beaucoup. Le défilé n’a pas cessé pour le Grand Magal du 12 janvier, la fête annuelle célébrant l’exil forcé au Gabon, en 1895, du fondateur de la confrérie, Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké - un mystique musulman chassé par l’autorité coloniale française qui redouta son influence avant de l’utiliser.
En pénétrant humblement dans la mosquée de cette ville sortie des sables il y a un siècle, les hommes politiques n’avaient qu’une idée en tête : repartir avec un "ndiguel", un ordre donné par le calife à ses disciples. Autrement dit, une consigne de vote.
Le plus ostentatoire et singulier des requérants était sans aucun doute Abdoulaye Wade, concourant pour un troisième mandat. Une candidature soutenue malgré ses 86 ans, malgré une grogne populaire large et hétéroclite, et malgré l’avis de juristes indépendants qui la jugent anticonstitutionnelle.
A la présidentielle de 1988, le calife général de l’époque, Cheikh Abdoul Ahad, avait été clair : "Celui qui ne votera pas pour Abdou Diouf aura trahi Cheikh Bamba." Abdou Diouf, successeur de Léopold Sédar Senghor en 1981, fut réélu avec 73 % des voix. Un "ndiguel" du calife des mourides assurerait donc l’élection à la présidence du Sénégal ? Pas si simple. La victoire de 1988, triomphale sur le plan comptable, déclencha des violences puis l’état d’urgence. Pour l’opposition, cette réélection relevait davantage de fraudes électorales.
Moustapha Diop est mouride, comme la plupart de ses collègues chauffeurs de taxi. En atteste, collée sur son tableau de bord, la reproduction de la seule photo connue de Cheikh Bamba : une frêle silhouette en boubou blanc animée d’un regard perçant. "Ce n’est pas un marabout qui va me dire pour qui voter", tranche pourtant Moustapha Diop. "Les Sénégalais sont très croyants mais ils font la différence entre leur vote et leur confrérie", décrypte Abdou Latif Coulibaly, un journaliste d’investigation célèbre au Sénégal, passé depuis peu en politique. "Cela dit, c’est toujours mieux d’avoir le soutien des marabouts", reconnaît-il.
Au lendemain de sa victoire de 2000, Abdoulaye Wade avait couru se prosterner aux pieds du calife de l’époque, Cheikh Saliou Mbacké. Son geste lui valut un éditorial acide d’Ousseynou Kane, professeur de philosophie à la prestigieuse université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), dans le quotidien Walfadjri. Sous le titre "La République couchée", l’éditorialiste s’indignait : "En allant avec autant de précipitation et d’ostentation faire acte d’allégeance ailleurs, c’est comme si l’on volait au peuple sa victoire. L’image du futur président, crâne baissé devant le calife a choqué jusqu’aux plus croyants."
Douze ans plus tard, avant le Grand Magal de Touba, le président récidive : "Le pouvoir que je détiens vient de Touba. C’est pourquoi, je privilégie Touba sur tout." Conviction religieuse ou espoir d’un retour sur investissement ? Hélas pour lui, le calife général a (officiellement) choisi de rester neutre avant cette bataille électorale explosive.
"Avant, les grands marabouts étaient comme des grands électeurs. Ils faisaient gagner les élections facilement. Le monde est plus complexe aujourd’hui", explique Sidy Lamine Niasse, directeur du groupe de presse Walfadjri. Si les grands marabouts hésitent à soutenir ouvertement Wade, "ce n’est pas le cas dans les mosquées de quartier. Les mourides constituent encore sa base électorale", analyse Babacar Gueye, président de l’université privée des sciences sociales de Dakar.
"Wade fait du communautarisme", tranche sans ménagements Cheikh Bamba Dieye, le maire de Saint-Louis, candidat anti-Wade à la présidentielle, et lui-même mouride. "Il essaie d’acheter les consciences", ajoute, sous couvert d’anonymat, un autre mouride influent. Une enquête de l’hebdomadaire La Gazette révèle ainsi qu’à la veille de l’élection présidentielle de 2007, Wade avait offert "plus de 900 hectares de forêts" à Cheikh Saliou Mbacké. Le président avait aussi lancé le programme quinquennal de modernisation de Touba. Les rues principales de la deuxième ville du Sénégal se sont couvertes d’asphalte.
Des cadeaux auxquels la confrérie n’est pas insensible. "Les mourides sont des grands marabouts charismatiques et cultivateurs d’arachide dont le prestige tient davantage à la qualité de thaumaturge et de "patron" qu’à la science islamique", écrivait Christian Coulon, dans Les Musulmans et le pouvoir en Afrique noire (Karthala, 1983).
Des "patrons" ? Dans les rues sablonneuses du quartier de la Petite gare à Touba, les camions et les boutiques débordent de sacs en toile de jute gonflés comme des baudruches. L’arachide brute ou transformée en huile figure parmi les principales exportations du pays. "Bienvenue dans le centre national du commerce des arachides", s’exclame Diadji Fall, prospère commerçant de Touba. Un monopole né pendant la période coloniale que les mourides ont su diversifier. "Le travail accompagne l’éducation des mourides et comme nous sommes nombreux - un vrai lobby -, nous avons la mainmise sur l’économie", se réjouit-il.
"La religion est incontournable et ses intérêts recoupent ceux de l’Etat", confirme Sidy Lamine Niasse. Le patron de presse souligne que l’urbanisation, l’électrification, le développement, tout passe par les chefs religieux qui peuvent mobiliser de la main-d’oeuvre, des terrains, des réseaux. "C’est utile même pour obtenir un passeport, constate-t-il. Et à ce jeu, les mourides sont meilleurs que les autres." Ce fin islamologue, et tidjane influent, estime pourtant que "l’étroite complicité entre les religieux et les politiques se termine".
Car l’engagement ostentatoire d’Abdoulaye Wade, président en fin de parcours, en faveur des mourides dérange. "L’islam sénégalais est très ouvert mais il est important de préserver la laïcité de l’Etat", explique l’abbé Alphonse Seck, secrétaire exécutif de la commission épiscopale Justice et paix.
"Wade favorise une confrérie au détriment des autres", dénonce un disciple layène, une autre confrérie sénégalaise, minoritaire. Les layènes de Dakar se battent depuis des années pour faire déplacer la centrale d’épuration des eaux de la capitale qui vomit ses miasmes sur la plage de leur commune. "Si nous étions mourides, le pouvoir aurait trouvé une solution", s’offusque Libasse Hane, l’un des animateurs du collectif écologiste des layènes.
Pas de quoi nourrir pourtant les ferments d’un affrontement entre confréries. "Le Sénégal n’est menacé ni par l’ethnicisme ni par le radicalisme religieux", tempère Sidy Lamine Niasse.
Mais les confréries pèsent toujours de façon diffuse sur le débat politique. "Il n’y a pas un animal politique au Sénégal comme Wade. Il sait ce qu’il fait en favorisant Touba", commente le directeur de Walfadjri. Quitte à écorner le principe de laïcité. Cheikh Bassirou Mbacké Abdou Khadre illustre la question à sa façon : "Le mouridisme et l’Etat sénégalais sont comme les deux cornes d’un boeuf : elles ne se rencontrent jamais mais sont inséparables." Abdoulaye Wade l’a compris depuis longtemps.
Christophe Châtelot (SOURCE LE MONDE)