Veuillez tout d’abord recevoir mes salutations déférentes. En ce mois béni du Ramadan, je vous prie de recevoir mes vœux de paix, de bonne santé, de longévité, de bonheur et de prospérité. Puisse Dieu vous maintenir longtemps à la tête du Sénégal afin que vous puissiez traduire en actes les immenses ambitions que vous nourrissez pour ce pays qui nous est si cher. Si j’ai pris la plume pour m’adresser solennellement à vous, aujourd’hui, Monsieur le Président, c’est justement pour parler de la situation du Sénégal et des conditions de vie de son peuple. Il y a un peu plus de 100 jours, vous accédiez au pouvoir au milieu des cris d’allégresse de ce peuple heureux de se débarrasser enfin d’un régime, celui du Président Abdoulaye Wade, qui, même s’il a à son actif d’innombrables réalisations — notamment dans le domaine des infrastructures mais pas seulement —, avait fini par connaître une dérive monarchique inquiétante sur fond d’un enrichissement effréné d’un petit clan de politicien et d’affairistes. Jamais la corruption n’avait connu un tel niveau que durant les 12 années du régime de Wade. Et pendant que le clan au pouvoir s’en mettait plein les poches, le peuple, lui, croupissait dans la misère. Bien évidemment, il serait fastidieux de dresser dans cet article un bilan des années Wade, un exercice pour lequel, sans doute, tout un livre ne suffirait pas.
Qu’il me suffise tout simplement de rappeler qu’à votre arrivée au pouvoir, vous symbolisiez les espoirs du peuple sénégalais à un point tel qu’il vous a plébiscité avec 65 % des suffrages exprimés, un score sans appel qui traduit le ras-le-bol de nos compatriotes vis-à-vis du président Abdoulaye Wade qu’ils ont chassé sans ménagement. L’ampleur de votre victoire était à la mesure des espoirs de tous les Sénégalais qui vous ont élu sur la base d’un programme de rupture en espérant que votre accession aux affaires constituerait pour eux l’aube d’un jour nouveau. Ils espéraient surtout, en vous élisant, que leurs conditions de vie s’amélioreraient, que le pays serait gouverné autrement, qu’une action vigoureuse serait entreprise contre les voleurs de l’ancien régime, que le mérite succèderait au népotisme et au clientélisme politique dans la nomination aux postes de responsabilités étatiques ou à la tête des sociétés nationales, que la famille présidentielle serait moins présente dans les affaires, que le pouvoir des lobbies, à défaut d’être supprimé, serait à tout le moins desserré etc. Les Sénégalais espéraient surtout que le train de vie de l’Etat serait réduit de manière drastique et que cet Etat vivrait enfin selon ses moyens, c’est-à-dire modestement. Oh certes, des mesures symboliques, mais qui allaient dans le bon sens, ont été prises durant les premiers jours de votre magistère comme la réduction du nombre de ministres avec un gouvernement resserré à 25 membres, votre décision de renoncer volontairement à deux années de votre mandat réduit ainsi à cinq ans contre sept, la durée pour laquelle vous avez été élu, la baisse des prix des denrées de première nécessité comme le riz, le sucre et l’huile, la suppression de 59 agences et directions de sociétés nationales, la réduction de la taille des délégations officielles à l’étranger, les quelque 34 milliards de francs consacrés au monde rural, la tenue de conseils des ministres dans les régions pour vous rapprocher davantage des administrés et mieux vous imprégner de leurs problèmes etc. Il y a aussi les convocations de pontes de l’ancien régime à la Police ou à la gendarmerie ou la réactivation de la Cour de répression de l’enrichissement illicite etc.
Seulement voilà, beaucoup de Sénégalais ont l’impression que la plupart de ces mesures, qui, j’en suis sûr personnellement, procèdent de bons sentiments ou d’intentions louables, sont, au mieux, vidées de leur substance et, au pire, de la poudre aux yeux. Prenons l’exemple de la taille du gouvernement : si, effectivement, l’équipe dirigée par M. Abdoul Mbaye ne compte que 25 ministres — qui ne sont pas tous des lumières mais passons… —, par contre la présidence de la République est en passe de battre le record du monde ministres-conseillers ! On nous dira, certes, que ces derniers ne coûtent que des salaires et qu’ils ne disposent ni de cabinets ni de budgets, mais force est de reconnaître que ce sont quand même des ministres qui ont un coût, un sacré coût, en plus des avantages forcément ministériels dont ils disposent. Autre exemple : vous aviez promis de donner un coup de pied dans la fourmilière des agences qui ont poussé comme champignons sous la pluie du temps de l’Alternance : or, à part quelques agences virtuelles et des directions de ministères qui n’existaient que de noms, la plupart des agences de Wade ont été maintenues en l’état. Ce alors que vous auriez pu supprimer toutes ces agences créées par le président Wade sans grand dommage pour le pays. Quant à la baisse des prix des denrées, le consommateur ne la ressent tout simplement pas. Pour cause, les commerçants refusent de l’appliquer. Et malgré ça, on n’a pas vu le gouvernement envoyer un seul d’entre eux en prison, ne serait-ce que pour l’exemple. S’agissant du train de vie de l’Etat, beaucoup de Sénégalais avaient cru qu’à votre arrivée au pouvoir, vous supprimeriez le Sénat dont tout le monde sait qu’il est non seulement inutile — s’il avait une quelconque utilité, ça se saurait, non ? — mais encore qu’il est terriblement coûteux pour nos finances publiques. Au lieu de quoi, vous vous apprêtez à y nommer vos souteneurs qui ont été recalés lors de la confection des listes pour les élections législatives. Encore une fois, le Sénégal a-t-il les moyens de maintenir tout à la fois une Assemblée nationale — une institution dont les Sénégalais ont montré le peu de cas qu’ils s’en font en s’abstenant massivement lors des élections législatives du 1er juillet dernier —, mais aussi un Sénat et un Conseil économique et social ? A propos du Sénat, d’ailleurs, même quelques-uns de vos alliés de la première heure comme le Pr Abdoulaye Bathily réclament sa suppression et ils ont bien raison. Vous aviez promis de diminuer le nombre des ambassades à l’étranger, on attend toujours.
S’agissant des nominations aux postes de responsabilités ou à la direction des sociétés nationales, plutôt que de procéder par des appels à candidatures et de mettre les postes en compétition, l’appartenance à l’APR a été privilégiée dans la plupart des cas, le critère de compétence étant relégué au second plan. De ce point de vue, le cas le plus emblématique de mal-gouvernance est sans doute celui de la Senelec, société nationale stratégique s’il en est. Conséquence de toutes ces nominations clientélistes, pour ne pas dire politiciennes, on est en train d’assister à la mise en place d’un Etat-Apr qui n’augure rien de bon. On pourrait multiplier les exemples à l’envi.
Monsieur le Président de la République,
Cent jours après votre élection à la tête du Sénégal, le désenchantement est grand et nombreux sont nos compatriotes qui commencent à se demander si ça valait finalement la peine de se mobiliser aussi massivement pour chasser les Wade si c’est pour aboutir à ce résultat. C’est que leurs conditions se sont tellement dégradées, ils se sont tellement appauvris ces derniers mois — mais ça, ça remonte au moins aux deux dernières années du régime de Wade — qu’ils se demandent s’il ne valait pas mieux, finalement, ce dernier continuer. Résultat : A l’allégresse a succédé le désenchantement, à l’espoir le découragement, à l’ivresse de la victoire, la gueule de bois. La morosité s’est installée partout. Et les fruits n’ont pas encore franchement tenu la promesse des fleurs du 25 mars. En cause : la situation économique catastrophique dans laquelle se trouve le Sénégal actuellement. Sans doute vivons-nous les douleurs de l’enfantement d’un monde nouveau mais le fait est que beaucoup d’entreprises sont par terre, les banques ne prêtent presque plus, l’Etat, moteur de l’activité économique ne paye pas ses fournisseurs, les investisseurs potentiels observent un attentisme préjudiciable à l’activité économique, et la peur des audits et des enrichissements illicites a poussé les détenteurs d’argent à le planquer.
Et c’est là justement que je ne comprends pas votre silence, Monsieur le Président. Vous savez parfaitement que vous avez hérité d’une situation économique catastrophique, que les finances publiques sont exsangues et que, n’eut été l’appui budgétaire de 85 milliards de francs que nous a accordé la France — une première tranche de 53 milliards de francs vient enfin d’être débloquée —, le Trésor public ne serait pas loin de la cessation de paiement. Partout ailleurs, les gouvernements confrontés à une situation aussi difficile ont mis en place des plans d’austérité drastiques et l’ont fait savoir. Pourquoi donc ne vous adressez-vous pas solennellement à nos compatriotes pour leur dire la vérité sur la situation des finances publique et, en même temps, leur demander de se serrer la ceinture ? Là où les gouvernements des Usa, de presque tous les pays européens, de beaucoup d’Etats asiatiques infiniment plus riches que le Sénégal ont adopté des budgets de rigueur, pourquoi ne feriez-vous pas la même chose plutôt que de bercer les Sénégalais d’illusions cruelles qui n’engendreront que des réveils encore plus douloureux pour eux ? Est-ce bien raisonnable de donner l’impression de pouvoir satisfaire, par exemple, les revendications irréalistes des syndicats d’enseignants avec lesquels des négociations vont être ouvertes ? Et ce alors que vous savez parfaitement qu’il n’y a rien à négocier, le Trésor public étant pratiquement en cessation de paiement. De même, est-ce responsable de faire preuve de compréhension à l’endroit des revendications des magistrats dont la corporation est celle qui a sans doute le plus bénéficié des prodigalités de l’Etat au cours des années Wade ? A ce rythme, les revendications catégorielles vont se multiplier et en satisfaire une seule, ce serait ouvrir la boîte de Pandore des grèves et des chantages sans fin. Egalement, au vu de la situation calamiteuse de ses finances, il est bien évident que l’Etat ne peut plus continuer de subventionner sans fin les prix de l’électricité et qu’il faudra bien se résoudre à leur augmentation. Pensez donc : c’est 120 milliards de francs que nous coûtent ces subventions ! Last but not least, le Sénégal ne peut plus se permettre d’offrir des bourses ou des aides à tous ses étudiants, ce n’est pas possible et il faut avoir le courage de le dire quitte à engager un bras de fer avec ces enfants gâtés de la République que sont les étudiants. Partout à travers le monde — et même au Sénégal avant l’avènement de Wade — les bourses ont toujours été attribuées selon des critères pédagogiques (aux excellents étudiants) ou sociaux (ceux d’entre eux orphelins ou issus de familles extrêmement modeste) Vouloir en donner à tout le monde, ça n’existe qu’au Sénégal et, de toute façon, on n’en a plus les moyens. Je sais, je sais que votre gouvernement est en train, sans le dire, d’appliquer une politique de rigueur. Et à la différence de M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, vous, vous savez que votre gouvernement fait une politique de rigueur, mais sans le dire ! Eh bien, dites-le donc aux Sénégalais afin qu’ils le sachent et s’y préparent en conséquence.
Monsieur le Président de la République,
Votre volonté de traduire dans les faits les changements que vous avez promis aux Sénégalais est sans doute intacte et je n’irai pas jusqu’à douter de votre détermination à prendre à bras-le-corps les problèmes du Sénégal afin de leur trouver des solutions appropriées. Oh, je sais que si vous avancez aussi prudemment, c’est parce que vous êtes obligé de vous déplacer au milieu d’un terrain miné par les bombes à retardement et les mines anti-personnel posées par votre prédécesseur. Reconnaissons-le aussi : les Sénégalais dans leur majorité vous accordent encore leur confiance même si celle-là s’érode dangereusement. Ils souhaitent également, de tout cœur, que vous réussissiez votre mission. Vous avez la compétence pour le faire, vous êtes un homme d’action comme vous l’avez démontré du temps où vous étiez le Premier ministre du Président Wade lorsque, alors que ce dernier discourait sans savoir par où commencer, vous avez su donner des couleurs à ses éléphants blancs en débutant notamment la construction des ponts et des échangeurs dans Dakar. Et ce alors que les bailleurs de fonds rechignaient à s’engager. Si vous le voulez, vous le pouvez, Monsieur le Président. Ce peuple vous aime encore, il est prêt à vous suivre mais agissez de grâce, Monsieur le Président. Car, la rupture promise tarde à se traduire dans les faits et jusqu’à présent, franchement, les choses ne bougent pas et les Sénégalais doutent, s’ils ne se découragent pas. A présent que les élections législatives sont derrière nous et que vous disposez d’une majorité plus que confortable pour gouverner, vous n’avez plus aucun prétexte : secouez énergiquement le cocotier. Sinon, si vous ne prenez pas votre courage à deux mains, si vous n’opérez pas de véritables ruptures à tous les niveaux par rapport à ce qui s’est fait de 2000 à 2012 — encore que ces gens, dont vous faisiez partie, on bien travaillé, ce qui rend le challenge encore plus difficile pour vous —, autrement dit, si vous ne vous reprenez pas pour gouverner autrement le Sénégal et ne châtiez pas sévèrement les voleurs —, alors, Monsieur le Président et cher frère, il est fort à craindre que votre réélection en 2017 sera pas très difficile. En fait, aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette réélection ne sera possible que si vous travaillez comme si vous ne vouliez jamais être réélu. Autrement dit, en prenant les mesures impopulaires qu’impose la situation actuelle du Sénégal. Car il faut bien des réformes structurelles de fond à tous les niveaux de notre cher pays. Un dernier conseil : N’écoutez pas ceux qui vous disent que tout va bien dans le meilleur des mondes au Sénégal ; ils vous racontent des histoires ! Rassurez-vous : cette situation n’est pas de votre fait, vous en avez hérité. Seulement voilà : il vous revient la mission de la transformer positivement pour le plus grand bonheur du peuple sénégalais.
Veuillez recevoir, encore une fois, mes salutations déférentes et, en même temps, croire à mes sentiments fraternels, Monsieur le Président de la République.
Abdoul Aziz Gaye
Qu’il me suffise tout simplement de rappeler qu’à votre arrivée au pouvoir, vous symbolisiez les espoirs du peuple sénégalais à un point tel qu’il vous a plébiscité avec 65 % des suffrages exprimés, un score sans appel qui traduit le ras-le-bol de nos compatriotes vis-à-vis du président Abdoulaye Wade qu’ils ont chassé sans ménagement. L’ampleur de votre victoire était à la mesure des espoirs de tous les Sénégalais qui vous ont élu sur la base d’un programme de rupture en espérant que votre accession aux affaires constituerait pour eux l’aube d’un jour nouveau. Ils espéraient surtout, en vous élisant, que leurs conditions de vie s’amélioreraient, que le pays serait gouverné autrement, qu’une action vigoureuse serait entreprise contre les voleurs de l’ancien régime, que le mérite succèderait au népotisme et au clientélisme politique dans la nomination aux postes de responsabilités étatiques ou à la tête des sociétés nationales, que la famille présidentielle serait moins présente dans les affaires, que le pouvoir des lobbies, à défaut d’être supprimé, serait à tout le moins desserré etc. Les Sénégalais espéraient surtout que le train de vie de l’Etat serait réduit de manière drastique et que cet Etat vivrait enfin selon ses moyens, c’est-à-dire modestement. Oh certes, des mesures symboliques, mais qui allaient dans le bon sens, ont été prises durant les premiers jours de votre magistère comme la réduction du nombre de ministres avec un gouvernement resserré à 25 membres, votre décision de renoncer volontairement à deux années de votre mandat réduit ainsi à cinq ans contre sept, la durée pour laquelle vous avez été élu, la baisse des prix des denrées de première nécessité comme le riz, le sucre et l’huile, la suppression de 59 agences et directions de sociétés nationales, la réduction de la taille des délégations officielles à l’étranger, les quelque 34 milliards de francs consacrés au monde rural, la tenue de conseils des ministres dans les régions pour vous rapprocher davantage des administrés et mieux vous imprégner de leurs problèmes etc. Il y a aussi les convocations de pontes de l’ancien régime à la Police ou à la gendarmerie ou la réactivation de la Cour de répression de l’enrichissement illicite etc.
Seulement voilà, beaucoup de Sénégalais ont l’impression que la plupart de ces mesures, qui, j’en suis sûr personnellement, procèdent de bons sentiments ou d’intentions louables, sont, au mieux, vidées de leur substance et, au pire, de la poudre aux yeux. Prenons l’exemple de la taille du gouvernement : si, effectivement, l’équipe dirigée par M. Abdoul Mbaye ne compte que 25 ministres — qui ne sont pas tous des lumières mais passons… —, par contre la présidence de la République est en passe de battre le record du monde ministres-conseillers ! On nous dira, certes, que ces derniers ne coûtent que des salaires et qu’ils ne disposent ni de cabinets ni de budgets, mais force est de reconnaître que ce sont quand même des ministres qui ont un coût, un sacré coût, en plus des avantages forcément ministériels dont ils disposent. Autre exemple : vous aviez promis de donner un coup de pied dans la fourmilière des agences qui ont poussé comme champignons sous la pluie du temps de l’Alternance : or, à part quelques agences virtuelles et des directions de ministères qui n’existaient que de noms, la plupart des agences de Wade ont été maintenues en l’état. Ce alors que vous auriez pu supprimer toutes ces agences créées par le président Wade sans grand dommage pour le pays. Quant à la baisse des prix des denrées, le consommateur ne la ressent tout simplement pas. Pour cause, les commerçants refusent de l’appliquer. Et malgré ça, on n’a pas vu le gouvernement envoyer un seul d’entre eux en prison, ne serait-ce que pour l’exemple. S’agissant du train de vie de l’Etat, beaucoup de Sénégalais avaient cru qu’à votre arrivée au pouvoir, vous supprimeriez le Sénat dont tout le monde sait qu’il est non seulement inutile — s’il avait une quelconque utilité, ça se saurait, non ? — mais encore qu’il est terriblement coûteux pour nos finances publiques. Au lieu de quoi, vous vous apprêtez à y nommer vos souteneurs qui ont été recalés lors de la confection des listes pour les élections législatives. Encore une fois, le Sénégal a-t-il les moyens de maintenir tout à la fois une Assemblée nationale — une institution dont les Sénégalais ont montré le peu de cas qu’ils s’en font en s’abstenant massivement lors des élections législatives du 1er juillet dernier —, mais aussi un Sénat et un Conseil économique et social ? A propos du Sénat, d’ailleurs, même quelques-uns de vos alliés de la première heure comme le Pr Abdoulaye Bathily réclament sa suppression et ils ont bien raison. Vous aviez promis de diminuer le nombre des ambassades à l’étranger, on attend toujours.
S’agissant des nominations aux postes de responsabilités ou à la direction des sociétés nationales, plutôt que de procéder par des appels à candidatures et de mettre les postes en compétition, l’appartenance à l’APR a été privilégiée dans la plupart des cas, le critère de compétence étant relégué au second plan. De ce point de vue, le cas le plus emblématique de mal-gouvernance est sans doute celui de la Senelec, société nationale stratégique s’il en est. Conséquence de toutes ces nominations clientélistes, pour ne pas dire politiciennes, on est en train d’assister à la mise en place d’un Etat-Apr qui n’augure rien de bon. On pourrait multiplier les exemples à l’envi.
Monsieur le Président de la République,
Cent jours après votre élection à la tête du Sénégal, le désenchantement est grand et nombreux sont nos compatriotes qui commencent à se demander si ça valait finalement la peine de se mobiliser aussi massivement pour chasser les Wade si c’est pour aboutir à ce résultat. C’est que leurs conditions se sont tellement dégradées, ils se sont tellement appauvris ces derniers mois — mais ça, ça remonte au moins aux deux dernières années du régime de Wade — qu’ils se demandent s’il ne valait pas mieux, finalement, ce dernier continuer. Résultat : A l’allégresse a succédé le désenchantement, à l’espoir le découragement, à l’ivresse de la victoire, la gueule de bois. La morosité s’est installée partout. Et les fruits n’ont pas encore franchement tenu la promesse des fleurs du 25 mars. En cause : la situation économique catastrophique dans laquelle se trouve le Sénégal actuellement. Sans doute vivons-nous les douleurs de l’enfantement d’un monde nouveau mais le fait est que beaucoup d’entreprises sont par terre, les banques ne prêtent presque plus, l’Etat, moteur de l’activité économique ne paye pas ses fournisseurs, les investisseurs potentiels observent un attentisme préjudiciable à l’activité économique, et la peur des audits et des enrichissements illicites a poussé les détenteurs d’argent à le planquer.
Et c’est là justement que je ne comprends pas votre silence, Monsieur le Président. Vous savez parfaitement que vous avez hérité d’une situation économique catastrophique, que les finances publiques sont exsangues et que, n’eut été l’appui budgétaire de 85 milliards de francs que nous a accordé la France — une première tranche de 53 milliards de francs vient enfin d’être débloquée —, le Trésor public ne serait pas loin de la cessation de paiement. Partout ailleurs, les gouvernements confrontés à une situation aussi difficile ont mis en place des plans d’austérité drastiques et l’ont fait savoir. Pourquoi donc ne vous adressez-vous pas solennellement à nos compatriotes pour leur dire la vérité sur la situation des finances publique et, en même temps, leur demander de se serrer la ceinture ? Là où les gouvernements des Usa, de presque tous les pays européens, de beaucoup d’Etats asiatiques infiniment plus riches que le Sénégal ont adopté des budgets de rigueur, pourquoi ne feriez-vous pas la même chose plutôt que de bercer les Sénégalais d’illusions cruelles qui n’engendreront que des réveils encore plus douloureux pour eux ? Est-ce bien raisonnable de donner l’impression de pouvoir satisfaire, par exemple, les revendications irréalistes des syndicats d’enseignants avec lesquels des négociations vont être ouvertes ? Et ce alors que vous savez parfaitement qu’il n’y a rien à négocier, le Trésor public étant pratiquement en cessation de paiement. De même, est-ce responsable de faire preuve de compréhension à l’endroit des revendications des magistrats dont la corporation est celle qui a sans doute le plus bénéficié des prodigalités de l’Etat au cours des années Wade ? A ce rythme, les revendications catégorielles vont se multiplier et en satisfaire une seule, ce serait ouvrir la boîte de Pandore des grèves et des chantages sans fin. Egalement, au vu de la situation calamiteuse de ses finances, il est bien évident que l’Etat ne peut plus continuer de subventionner sans fin les prix de l’électricité et qu’il faudra bien se résoudre à leur augmentation. Pensez donc : c’est 120 milliards de francs que nous coûtent ces subventions ! Last but not least, le Sénégal ne peut plus se permettre d’offrir des bourses ou des aides à tous ses étudiants, ce n’est pas possible et il faut avoir le courage de le dire quitte à engager un bras de fer avec ces enfants gâtés de la République que sont les étudiants. Partout à travers le monde — et même au Sénégal avant l’avènement de Wade — les bourses ont toujours été attribuées selon des critères pédagogiques (aux excellents étudiants) ou sociaux (ceux d’entre eux orphelins ou issus de familles extrêmement modeste) Vouloir en donner à tout le monde, ça n’existe qu’au Sénégal et, de toute façon, on n’en a plus les moyens. Je sais, je sais que votre gouvernement est en train, sans le dire, d’appliquer une politique de rigueur. Et à la différence de M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, vous, vous savez que votre gouvernement fait une politique de rigueur, mais sans le dire ! Eh bien, dites-le donc aux Sénégalais afin qu’ils le sachent et s’y préparent en conséquence.
Monsieur le Président de la République,
Votre volonté de traduire dans les faits les changements que vous avez promis aux Sénégalais est sans doute intacte et je n’irai pas jusqu’à douter de votre détermination à prendre à bras-le-corps les problèmes du Sénégal afin de leur trouver des solutions appropriées. Oh, je sais que si vous avancez aussi prudemment, c’est parce que vous êtes obligé de vous déplacer au milieu d’un terrain miné par les bombes à retardement et les mines anti-personnel posées par votre prédécesseur. Reconnaissons-le aussi : les Sénégalais dans leur majorité vous accordent encore leur confiance même si celle-là s’érode dangereusement. Ils souhaitent également, de tout cœur, que vous réussissiez votre mission. Vous avez la compétence pour le faire, vous êtes un homme d’action comme vous l’avez démontré du temps où vous étiez le Premier ministre du Président Wade lorsque, alors que ce dernier discourait sans savoir par où commencer, vous avez su donner des couleurs à ses éléphants blancs en débutant notamment la construction des ponts et des échangeurs dans Dakar. Et ce alors que les bailleurs de fonds rechignaient à s’engager. Si vous le voulez, vous le pouvez, Monsieur le Président. Ce peuple vous aime encore, il est prêt à vous suivre mais agissez de grâce, Monsieur le Président. Car, la rupture promise tarde à se traduire dans les faits et jusqu’à présent, franchement, les choses ne bougent pas et les Sénégalais doutent, s’ils ne se découragent pas. A présent que les élections législatives sont derrière nous et que vous disposez d’une majorité plus que confortable pour gouverner, vous n’avez plus aucun prétexte : secouez énergiquement le cocotier. Sinon, si vous ne prenez pas votre courage à deux mains, si vous n’opérez pas de véritables ruptures à tous les niveaux par rapport à ce qui s’est fait de 2000 à 2012 — encore que ces gens, dont vous faisiez partie, on bien travaillé, ce qui rend le challenge encore plus difficile pour vous —, autrement dit, si vous ne vous reprenez pas pour gouverner autrement le Sénégal et ne châtiez pas sévèrement les voleurs —, alors, Monsieur le Président et cher frère, il est fort à craindre que votre réélection en 2017 sera pas très difficile. En fait, aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette réélection ne sera possible que si vous travaillez comme si vous ne vouliez jamais être réélu. Autrement dit, en prenant les mesures impopulaires qu’impose la situation actuelle du Sénégal. Car il faut bien des réformes structurelles de fond à tous les niveaux de notre cher pays. Un dernier conseil : N’écoutez pas ceux qui vous disent que tout va bien dans le meilleur des mondes au Sénégal ; ils vous racontent des histoires ! Rassurez-vous : cette situation n’est pas de votre fait, vous en avez hérité. Seulement voilà : il vous revient la mission de la transformer positivement pour le plus grand bonheur du peuple sénégalais.
Veuillez recevoir, encore une fois, mes salutations déférentes et, en même temps, croire à mes sentiments fraternels, Monsieur le Président de la République.
Abdoul Aziz Gaye