De notre envoyée spéciale à Toribio
Toute la nuit, les toits de tôles de Toribio ont tremblé sous le ballet des hélicoptères de combat. Le village andin semble se réveiller d'une mauvaise nuit quand retentit une déflagration, sourde et funeste. À quelques pas du poste de police, une bombe vient d'exploser. Pas de victimes, aucun mouvement de panique, mais un degré de plus dans la tension ambiante. Ce jour-là, le président, Juan Manuel Santos, est attendu avec ses ministres, pour un conseil extraordinaire au cœur de la guerre du Cauca, sur le territoire ancestral des Indiens Nasas.
Depuis le matin, sur les montagnes qui cernent le village résonnent les tirs des guérilleros des Farc. «Ils essayent de descendre les hélicos au calibre 50», observe un militaire. En réponse, les mitrailleuses des hélicoptères déchirent le ciel de rafales assourdissantes. «C'est comme ça tous les jours ici», rétorque sous son casque un policier désabusé.
Toribio, fief de la résistance civile des Nasas, est devenu le nouvel épicentre du conflit colombien. Les Farc se sont juré de rayer du village le poste de police, un imposant bunker bardé de sacs de sable. Régulièrement, des guérilleros postés sur les hauteurs le prennent pour cible. Avec ses maisons éventrées et ses rues semées de gravats, Toribio porte les cicatrices de cet acharnement: le village a subi plus de 600 attaques de la guérilla depuis 1983.
«L'autoroute de la révolution»
Les Farc maintiennent depuis quatre décennies leur emprise sur cette vaste région montagneuse, stratégique pour leurs mouvements et le trafic de drogue, en raison de sa position entre le Pacifique et la plaine amazonienne. Le fondateur des Farc, Manuel Marulanda, avait baptisé cette Cordillère centrale «l'autoroute de la révolution». Non loin de là, leur dernier grand chef, Alfonso Cano, a été abattu l'année dernière par l'armée.
Mais depuis quelques mois, la guérilla aurait envoyé des renforts d'autres régions et l'offensive s'est intensifiée. Des francs-tireurs harcèlent soldats et policiers ou les bombardent à coup d'obus de mortiers artisanaux, redoutablement imprécis. De temps à autre, l'un d'eux vient s'écraser sur des civils, comme le 8 juillet sur un centre de santé, faisant neuf blessés. Sur la place de Toribio, les gardes indigènes fouillent les villageois venus voir le président. Les Nasas ont leurs propres autorités: les conseils indiens et la garde indigène, des hommes et femmes de tous âges, volontaires et armés de seuls bâtons, symboles d'autorité. Hilares, détendus, rodés à la guerre. Un garde interpelle un général: «A quoi ça sert, tout ce déploiement de force, tout cet argent gâché? Vous ne contrôlez rien du tout ici! Dès que ça tire, les policiers se cachent dans leur bunker…»
Dans une nuée vert olive, le président colombien fait son entrée sur la place. Quelques huées çà et là, puis il disparaît pour un conseil à huis clos avec le maire et ses ministres. Point de réunion publique avec la communauté, comme le réclamaient les Nasas, chez qui tout se décide en assemblée.
Devant une foule dispersée, Juan Manuel Santos prononce un discours qui résonne à Toribio comme l'annonce de temps difficiles. Des promesses d'investissement social, certes, mais surtout celle, sans appel, d'une militarisation accrue.
«Vous nous avez fait assez de mal comme ça»
«Les Farc ne prendront jamais le pouvoir, et ce n'est pas à coups de fusil que l'armée va en finir avec la guérilla», tonne sur la place le leader indigène Feliciano Valencia. «Alors que nous, avec nos bâtons, la parole et notre dignité comme seules armes, nous résistons depuis quarante ans ici à Toribio.» Les Nasas, fatigués de cette guerre qui n'est pas la leur, exigent le départ de la guérilla marxiste, de l'armée et de la police de leurs territoires. De plus en plus, leur mouvement de résistance civile prend de l'ampleur.
Ce jour-là sur la place, deux actions sont décidées par l'ensemble des assistants: chasser l'armée installée sur une montagne sacrée, et démonter un barrage routier des Farc, à quelques kilomètres du village. Aussitôt un groupe de Nasas escalade la montagne. Un autre, en bus, à pied, à moto, se dirige vers le check-point et entoure un petit groupe de guérilleros perplexes. Une jeune femme hurle: «Dehors! Vous nous avez fait assez de mal comme ça!» Visiblement agacés, les Farc acceptent de lever le barrage, mais annoncent qu'ils continueront à attaquer le village «tant que la police sera présente».
Un peu plus bas, la garde confisque quatre obus artisanaux cachés dans la végétation. Presque tous les jours, les Nasas défient les Farc comme la force publique. Récemment, devant des policiers impuissants, ils ont démonté les tranchées de sacs de sable installées dans les rues de Toribio. Puis ils ont capturé quatre guérilleros qui transportaient des armes, et un tribunal indigène les a condamnés à trente coups de fouet chacun (Voir la vidéo).
La semaine dernière, les Nasas sont parvenus à expulser des militaires d'une de leurs bases. L'image d'un sergent en larmes, chassé et humilié, a marqué les esprits. Certains y voient le symbole d'un tournant du conflit colombien.
Menaces de mort et intimidations
Mais la posture des Indiens est délicate. Le gouvernement les accuse d'être infiltrés par les Farc, et parle de poursuivre les leaders en justice. Les Nasas reçoivent menaces de mort et intimidations de la guérilla. Ces derniers jours, deux des leurs ont été tués lors de heurts avec les autorités. Pour calmer les tensions, un dialogue s'est ouvert entre le gouvernement et des représentants indiens.
Quelle qu'en soit l'issue, le conflit dans le Cauca a désormais une résonance nationale. À l'instar des Nasas, de plus en plus de Colombiens posent ouvertement cette question historique: n'est-il pas temps de mettre un terme à cette guerre éternelle?
Par Pascale Mariani
Toute la nuit, les toits de tôles de Toribio ont tremblé sous le ballet des hélicoptères de combat. Le village andin semble se réveiller d'une mauvaise nuit quand retentit une déflagration, sourde et funeste. À quelques pas du poste de police, une bombe vient d'exploser. Pas de victimes, aucun mouvement de panique, mais un degré de plus dans la tension ambiante. Ce jour-là, le président, Juan Manuel Santos, est attendu avec ses ministres, pour un conseil extraordinaire au cœur de la guerre du Cauca, sur le territoire ancestral des Indiens Nasas.
Depuis le matin, sur les montagnes qui cernent le village résonnent les tirs des guérilleros des Farc. «Ils essayent de descendre les hélicos au calibre 50», observe un militaire. En réponse, les mitrailleuses des hélicoptères déchirent le ciel de rafales assourdissantes. «C'est comme ça tous les jours ici», rétorque sous son casque un policier désabusé.
Toribio, fief de la résistance civile des Nasas, est devenu le nouvel épicentre du conflit colombien. Les Farc se sont juré de rayer du village le poste de police, un imposant bunker bardé de sacs de sable. Régulièrement, des guérilleros postés sur les hauteurs le prennent pour cible. Avec ses maisons éventrées et ses rues semées de gravats, Toribio porte les cicatrices de cet acharnement: le village a subi plus de 600 attaques de la guérilla depuis 1983.
«L'autoroute de la révolution»
Les Farc maintiennent depuis quatre décennies leur emprise sur cette vaste région montagneuse, stratégique pour leurs mouvements et le trafic de drogue, en raison de sa position entre le Pacifique et la plaine amazonienne. Le fondateur des Farc, Manuel Marulanda, avait baptisé cette Cordillère centrale «l'autoroute de la révolution». Non loin de là, leur dernier grand chef, Alfonso Cano, a été abattu l'année dernière par l'armée.
Mais depuis quelques mois, la guérilla aurait envoyé des renforts d'autres régions et l'offensive s'est intensifiée. Des francs-tireurs harcèlent soldats et policiers ou les bombardent à coup d'obus de mortiers artisanaux, redoutablement imprécis. De temps à autre, l'un d'eux vient s'écraser sur des civils, comme le 8 juillet sur un centre de santé, faisant neuf blessés. Sur la place de Toribio, les gardes indigènes fouillent les villageois venus voir le président. Les Nasas ont leurs propres autorités: les conseils indiens et la garde indigène, des hommes et femmes de tous âges, volontaires et armés de seuls bâtons, symboles d'autorité. Hilares, détendus, rodés à la guerre. Un garde interpelle un général: «A quoi ça sert, tout ce déploiement de force, tout cet argent gâché? Vous ne contrôlez rien du tout ici! Dès que ça tire, les policiers se cachent dans leur bunker…»
Dans une nuée vert olive, le président colombien fait son entrée sur la place. Quelques huées çà et là, puis il disparaît pour un conseil à huis clos avec le maire et ses ministres. Point de réunion publique avec la communauté, comme le réclamaient les Nasas, chez qui tout se décide en assemblée.
Devant une foule dispersée, Juan Manuel Santos prononce un discours qui résonne à Toribio comme l'annonce de temps difficiles. Des promesses d'investissement social, certes, mais surtout celle, sans appel, d'une militarisation accrue.
«Vous nous avez fait assez de mal comme ça»
«Les Farc ne prendront jamais le pouvoir, et ce n'est pas à coups de fusil que l'armée va en finir avec la guérilla», tonne sur la place le leader indigène Feliciano Valencia. «Alors que nous, avec nos bâtons, la parole et notre dignité comme seules armes, nous résistons depuis quarante ans ici à Toribio.» Les Nasas, fatigués de cette guerre qui n'est pas la leur, exigent le départ de la guérilla marxiste, de l'armée et de la police de leurs territoires. De plus en plus, leur mouvement de résistance civile prend de l'ampleur.
Ce jour-là sur la place, deux actions sont décidées par l'ensemble des assistants: chasser l'armée installée sur une montagne sacrée, et démonter un barrage routier des Farc, à quelques kilomètres du village. Aussitôt un groupe de Nasas escalade la montagne. Un autre, en bus, à pied, à moto, se dirige vers le check-point et entoure un petit groupe de guérilleros perplexes. Une jeune femme hurle: «Dehors! Vous nous avez fait assez de mal comme ça!» Visiblement agacés, les Farc acceptent de lever le barrage, mais annoncent qu'ils continueront à attaquer le village «tant que la police sera présente».
Un peu plus bas, la garde confisque quatre obus artisanaux cachés dans la végétation. Presque tous les jours, les Nasas défient les Farc comme la force publique. Récemment, devant des policiers impuissants, ils ont démonté les tranchées de sacs de sable installées dans les rues de Toribio. Puis ils ont capturé quatre guérilleros qui transportaient des armes, et un tribunal indigène les a condamnés à trente coups de fouet chacun (Voir la vidéo).
La semaine dernière, les Nasas sont parvenus à expulser des militaires d'une de leurs bases. L'image d'un sergent en larmes, chassé et humilié, a marqué les esprits. Certains y voient le symbole d'un tournant du conflit colombien.
Menaces de mort et intimidations
Mais la posture des Indiens est délicate. Le gouvernement les accuse d'être infiltrés par les Farc, et parle de poursuivre les leaders en justice. Les Nasas reçoivent menaces de mort et intimidations de la guérilla. Ces derniers jours, deux des leurs ont été tués lors de heurts avec les autorités. Pour calmer les tensions, un dialogue s'est ouvert entre le gouvernement et des représentants indiens.
Quelle qu'en soit l'issue, le conflit dans le Cauca a désormais une résonance nationale. À l'instar des Nasas, de plus en plus de Colombiens posent ouvertement cette question historique: n'est-il pas temps de mettre un terme à cette guerre éternelle?
Par Pascale Mariani