Il est le pêcheur le mieux protégé du Pacifique. À 73 ans, Kim Sung-do et son épouse ont 45 gardes du corps pour surveiller leur maison nichée dans le repli d'une falaise vertigineuse, au ras des vagues. «Je suis le roi de Dokdo! J'y resterai jusqu'à la mort», plastronne le vieil homme basané, seul résident de ces deux îlots déchiquetés par les vents, contrôlés par la Corée du Sud et réclamés par le Japon sous le nom de Takeshima. Sous l'austère piton de 168 mètres strié par les bourrasques, le soleil darde ses rayons sur le petit débarcadère en béton. Mais, les trois quarts de l'année, les températures glaciales, les tempêtes et la houle transforment en enfer les «rochers Liancourt», ainsi baptisés par les baleiniers français au XIXe siècle, interdisant même aux navires d'accoster. Pendant des siècles, seule une colonie de lions de mer a trouvé refuge sur ces lieux «inhabités», selon les Anales hydrographiques de 1856.
Pourtant, Séoul a installé une unité de police entière, équipée du dernier cri technologique, ravitaillée par un héliport perché sur un piton afin de monter la garde de cette Sainte-Hélène d'Extrême-Orient, qui cristallise pour les Coréens les blessures non cicatrisées de la colonisation nipponne (1910-45). Salle de fitness accrochée à la falaise, Wi-Fi, boîte aux lettres «Korea Post», webcams reliées au continent, connexion satellite, rien n'est trop beau pour soutenir les troupes en première ligne et proclamer sa souveraineté sur ces 35 hectares de roc. Au sommet, l'arme au poing, deux vigies scrutent l'horizon en direction du Japon, à côté de six stèles funéraires qui rappellent qu'une glissade mortelle est vite arrivée sur ces rochers à pic auxquels Le Figaro a eu un rare accès.
Symbole des humiliations subies
«Quoi qu'en disent les Japonais, Dokdo est notre territoire et nous le défendrons à jamais, au péril de nos vies», proclame, martial, Lee Gwang-seub, le commandant de l'unité installée sur place depuis 1996. L'atmosphère est tendue après la visite surprise du président Lee Myung-bak, le 10 août, une première pour un chef d'État sud-coréen, qui a déclenché l'ire de Tokyo. Sous le choc, le gouvernement japonais, qui affirme que l'île est rattachée depuis 1905 à sa préfecture de Shimane, à 157 km de là, a rappelé son ambassadeur et brandit des menaces économiques.
Au large, l'imposant porte-hélicoptères Tepyongyang 7 des «Korea Coast Guard» et ses cinquante membres d'équipage patrouille 24 heures sur 24 et marque l'adversaire à la culotte. «Les navires japonais viennent par ici tous les deux ou trois jours. Nous les approchons et les serrons de près pour qu'ils ne pénètrent pas dans nos eaux territoriales» explique, dans la salle des commandes, le capitaine Ho Jeong-myong. Le 21 septembre, un destroyer nippon a pénétré sans prévenir dans l'espace contrôlé par les forces aériennes sud-coréennes, selon l'agence Yonhap, mais aucun incident n'est survenu depuis l'éruption de la crise estivale. Si on est loin du périlleux bras de fer qui oppose la Chine au Japon sur les îles Senkaku/Diaoyu, où des activistes des deux bords ont débarqué cet été, le grand frère américain redoute une escalade et appelle ses deux alliés au calme. En vain.
Jusqu'à la visite controversée de Lee, le nom de Takeshima ne disait rien à une grande partie de l'opinion japonaise. En revanche, dans la péninsule, la silhouette de Dokdo est fichée partout dans les stations de métro ou sur les bouteilles de Soju, l'alcool local, comme un symbole des humiliations de l'époque coloniale. Et presque 900 000 Sud-Coréens ont effectué le pèlerinage patriotique sur l'îlot de la discorde depuis son ouverture au tourisme en 2005, bravant deux jours de voyage en haute mer pour vingt misérables minutes sur place, si le temps permet d'accoster. «On pleure trois fois en visitant Dokdo: d'abord à cause du mal de mer, puis en touchant terre sur le coup de l'émotion et enfin en repartant car on a l'impression d'abandonner son enfant», affirme un dicton local. En sautant sur le quai, les visiteurs hurlent leur rage patriotique en brandissant les poings et des drapeaux sud-coréens avant de poser pour la photo souvenir, but ultime du périple. «Après la Deuxième Guerre mondiale, l'Allemagne a demandé pardon, le Japon jamais!», rugit Go Myung Gwan, venu de Busan. Des scènes oubliées en Europe qui démontrent combien les rivalités historiques pèsent toujours sur cet angle mort de l'Asie du Nord-Est. «Chaque Coréen doit venir ici au moins une fois dans sa vie. Avec la crise cet été, je me suis dit que c'était le bon moment», explique Kang Young-ha, quadra tranquille venue de Séoul braver les embruns, avec de nombreuses familles.
Derrière Dokdo, les Coréens voient un passé qui ne passe pas, celui des exactions de la colonisation, des «femmes de réconfort», transformées en esclaves sexuelles par l'armée d'Hirohito. Autant de dossiers qui ont été réglés par un traité bilatéral en 1965, rappelle Tokyo. Mais Séoul demande plus. À la tribune de l'ONU, le ministre des Affaires étrangères, Kim Sung-hwan, a appelé Tokyo à regarder en face «la partie obscure de son histoire». D'ici à la fin du mois, le Japon va porter le dossier Takeshima devant la Cour internationale de justice de La Haye. La bataille de Dokdo ne fait que commencer.
Une lettre du premier ministre japonais renvoyée à son auteur
Pour Tokyo, la souveraineté japonaise sur l'île de Takeshima remonte «au moins au milieu du XVIIe siècle» et n'a donc aucun lien avec la colonisation de la péninsule coréenne. «Au début de l'ère Edo, les îles de Takeshima étaient utilisées par des marchands originaires de Yonago (préfecture de Tottori) qui y pratiquaient la pêche aux abalones et la chasse aux lions de mer sur permission shogunale», soulignent les documents japonais. Tokyo dénonce l'«occupation illégale» de l'île depuis 1952 et a proposé à Séoul de soumettre la question à la Cour internationale de justice. Cette proposition a toujours été refusée. En août, après la visite controversée du président Lee Myung-bak, le premier ministre Noda lui a adressé une lettre. La Corée a refusé de recevoir la missive. Au mépris des usages, la lettre a été renvoyée à son expéditeur par la poste, au motif qu'elle contenait le mot «Takeshima».
Par Sébastien Falletti
Pourtant, Séoul a installé une unité de police entière, équipée du dernier cri technologique, ravitaillée par un héliport perché sur un piton afin de monter la garde de cette Sainte-Hélène d'Extrême-Orient, qui cristallise pour les Coréens les blessures non cicatrisées de la colonisation nipponne (1910-45). Salle de fitness accrochée à la falaise, Wi-Fi, boîte aux lettres «Korea Post», webcams reliées au continent, connexion satellite, rien n'est trop beau pour soutenir les troupes en première ligne et proclamer sa souveraineté sur ces 35 hectares de roc. Au sommet, l'arme au poing, deux vigies scrutent l'horizon en direction du Japon, à côté de six stèles funéraires qui rappellent qu'une glissade mortelle est vite arrivée sur ces rochers à pic auxquels Le Figaro a eu un rare accès.
Symbole des humiliations subies
«Quoi qu'en disent les Japonais, Dokdo est notre territoire et nous le défendrons à jamais, au péril de nos vies», proclame, martial, Lee Gwang-seub, le commandant de l'unité installée sur place depuis 1996. L'atmosphère est tendue après la visite surprise du président Lee Myung-bak, le 10 août, une première pour un chef d'État sud-coréen, qui a déclenché l'ire de Tokyo. Sous le choc, le gouvernement japonais, qui affirme que l'île est rattachée depuis 1905 à sa préfecture de Shimane, à 157 km de là, a rappelé son ambassadeur et brandit des menaces économiques.
Au large, l'imposant porte-hélicoptères Tepyongyang 7 des «Korea Coast Guard» et ses cinquante membres d'équipage patrouille 24 heures sur 24 et marque l'adversaire à la culotte. «Les navires japonais viennent par ici tous les deux ou trois jours. Nous les approchons et les serrons de près pour qu'ils ne pénètrent pas dans nos eaux territoriales» explique, dans la salle des commandes, le capitaine Ho Jeong-myong. Le 21 septembre, un destroyer nippon a pénétré sans prévenir dans l'espace contrôlé par les forces aériennes sud-coréennes, selon l'agence Yonhap, mais aucun incident n'est survenu depuis l'éruption de la crise estivale. Si on est loin du périlleux bras de fer qui oppose la Chine au Japon sur les îles Senkaku/Diaoyu, où des activistes des deux bords ont débarqué cet été, le grand frère américain redoute une escalade et appelle ses deux alliés au calme. En vain.
Jusqu'à la visite controversée de Lee, le nom de Takeshima ne disait rien à une grande partie de l'opinion japonaise. En revanche, dans la péninsule, la silhouette de Dokdo est fichée partout dans les stations de métro ou sur les bouteilles de Soju, l'alcool local, comme un symbole des humiliations de l'époque coloniale. Et presque 900 000 Sud-Coréens ont effectué le pèlerinage patriotique sur l'îlot de la discorde depuis son ouverture au tourisme en 2005, bravant deux jours de voyage en haute mer pour vingt misérables minutes sur place, si le temps permet d'accoster. «On pleure trois fois en visitant Dokdo: d'abord à cause du mal de mer, puis en touchant terre sur le coup de l'émotion et enfin en repartant car on a l'impression d'abandonner son enfant», affirme un dicton local. En sautant sur le quai, les visiteurs hurlent leur rage patriotique en brandissant les poings et des drapeaux sud-coréens avant de poser pour la photo souvenir, but ultime du périple. «Après la Deuxième Guerre mondiale, l'Allemagne a demandé pardon, le Japon jamais!», rugit Go Myung Gwan, venu de Busan. Des scènes oubliées en Europe qui démontrent combien les rivalités historiques pèsent toujours sur cet angle mort de l'Asie du Nord-Est. «Chaque Coréen doit venir ici au moins une fois dans sa vie. Avec la crise cet été, je me suis dit que c'était le bon moment», explique Kang Young-ha, quadra tranquille venue de Séoul braver les embruns, avec de nombreuses familles.
Derrière Dokdo, les Coréens voient un passé qui ne passe pas, celui des exactions de la colonisation, des «femmes de réconfort», transformées en esclaves sexuelles par l'armée d'Hirohito. Autant de dossiers qui ont été réglés par un traité bilatéral en 1965, rappelle Tokyo. Mais Séoul demande plus. À la tribune de l'ONU, le ministre des Affaires étrangères, Kim Sung-hwan, a appelé Tokyo à regarder en face «la partie obscure de son histoire». D'ici à la fin du mois, le Japon va porter le dossier Takeshima devant la Cour internationale de justice de La Haye. La bataille de Dokdo ne fait que commencer.
Une lettre du premier ministre japonais renvoyée à son auteur
Pour Tokyo, la souveraineté japonaise sur l'île de Takeshima remonte «au moins au milieu du XVIIe siècle» et n'a donc aucun lien avec la colonisation de la péninsule coréenne. «Au début de l'ère Edo, les îles de Takeshima étaient utilisées par des marchands originaires de Yonago (préfecture de Tottori) qui y pratiquaient la pêche aux abalones et la chasse aux lions de mer sur permission shogunale», soulignent les documents japonais. Tokyo dénonce l'«occupation illégale» de l'île depuis 1952 et a proposé à Séoul de soumettre la question à la Cour internationale de justice. Cette proposition a toujours été refusée. En août, après la visite controversée du président Lee Myung-bak, le premier ministre Noda lui a adressé une lettre. La Corée a refusé de recevoir la missive. Au mépris des usages, la lettre a été renvoyée à son expéditeur par la poste, au motif qu'elle contenait le mot «Takeshima».
Par Sébastien Falletti