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Entretien avec Alioune Badara Sy, expert en économie industrielle : « Le PSE définit une nouvelle stratégie économique basée sur un diagnostic franc et sans détour des résultats des politiques économiques »

Alioune Badara Sy est Délégué thématique au Club de l’Economie numérique et est ingénieur expert en économie industrielle et spécialiste des PME/PMI en Afrique. Il a notamment participé au projet de la Banque Mondiale « Promouvoir des Pôles de Compétitivité en Afrique ». Dans l’entretien qui suit, il apporte son appréciation sur le Plan Sénégal Emergent (PSE) et les atouts du Sénégal pour convaincre les bailleurs lors son prochain Groupe consultatif à Paris.


Rédigé par leral.net le Mercredi 12 Février 2014 à 15:04 | | 0 commentaire(s)|

Entretien avec Alioune Badara Sy, expert en économie industrielle :  « Le PSE définit une nouvelle stratégie économique basée sur un diagnostic franc et sans détour des résultats des politiques économiques »
Le président de la République ambitionne de faire du Sénégal un pays émergent dans un horizon de dix ans. A cet effet, le Sénégal organise un Groupe Consultatif les 24 et 25 février 2014 à Paris au siège de la Banque mondiale pour défendre son Plan Sénégal Emergent (PSE). L’objectif est de trouver des ressources additionnelles de 2 964 milliards et de mettre en œuvre le Plan d’actions prioritaires (PAP 2014-2018). Selon vous, le Sénégal a-t-il des atouts solides pour convaincre les bailleurs de fonds ?

Le Sénégal, qui aspire à devenir un pays à revenu intermédiaire d’ici à l’horizon 2025, est enlisé depuis 2006 dans un équilibre de croissance molle. Contrairement à la plupart des autres pays d’Afrique subsaharienne, il n’a pas bénéficié d’une croissance soutenue au cours de la décennie écoulée. Alors que le taux de croissance moyen observé au niveau de la sous-région était de 6 %, celui du Sénégal ne s’est élevé qu’à 4 % entre 2000 et 2010, et à seulement 3,3 % depuis 2006. Pour 2014, selon les prévisions très optimistes du nouveau ministre des Finances, il sera de 4,6 %.
Afin de stimuler le moteur de la croissance à moyen et long terme, il était indispensable que les pouvoirs publics prennent des mesures d’ensemble pour renforcer et améliorer la compétitivité de notre économie. C’est dans ce sens que le gouvernement a adopté une stratégie globale de développement à moyen terme, intitulée PSE, qui devient le cadre de référence unique de l'action publique et dont l'objectif principal est de faire du Sénégal un pays émergent à l'horizon 2025.
Pour réussir la mise en œuvre du PSE, le gouvernement va solliciter les partenaires publics et privés pour le financement de ce programme d'investissement.
Et pour répondre directement à votre question, je dirai que le Sénégal est un pays attrayant, avantageux et propice aux affaires pour les investisseurs. Pour preuve, les Investissements Directs Etrangers (les IDE) ont été de 467 milliards de francs CFA en 2012, l’une des meilleures performances enregistrée depuis les cinq dernières années et il est le premier pays destinataire des aides publiques au développement par habitant du continent qui représente 15 % de notre PIB. Tout ceci illustre l’ouverture du pays aux entreprises étrangères et aux investisseurs. Enfin, le Sénégal a le deuxième meilleur ratio IDE/ PIB de l’espace UEMOA. Chaque année, des dizaines d’entreprises étrangères décident d'investir au Sénégal, un pays qui offre des infrastructures qui se modernisent, une main d'œuvre qualifiée et productive ainsi qu'un accès libre à près de 300 millions de consommateurs au sein de la Communauté Economique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO).
Sans compter ses avantages comparatifs, liés notamment à sa stabilité politique, sa démocratie et le niveau de son développement économique et culturel.

Comment appréciez-vous personnellement le PSE ? Ses forces et ses faiblesses ?

Le PSE que le président de la République compte présenter au GC les 24 et 25 février et pour lequel il sollicite le soutien des partenaires privés et publics du Sénégal définit une nouvelle stratégie économique basée sur un diagnostic franc et sans détour des résultats des politiques économiques mises en œuvre ces dernières années.
Il reprend les grandes priorités du programme « Yoonu yokkuté », sur la base duquel les Sénégalais lui ont accordé leurs suffrages en mars 2012. Il est décliné autour de puissants moteurs de croissance transversaux (Bonne gouvernance, éducation, santé, environnement) et verticaux (agriculture, infrastructures, transports, mines, énergie, industrie, technologies de l’information et de la communication, tourisme et secteur financier). Il trace les grands axes de l’action gouvernementale tant au plan national que régional pour atteindre une croissance vigoureuse, soutenue, solidaire et productrice d’emplois.
Le Président a initié des réformes et des investissements stratégiques nécessaires pour faire en sorte que le pays puisse fournir un environnement attractif et de l’emploi surtout pour les jeunes. Le PSE vise à identifier et renforcer les forces et les initiatives transformatrices qui seront les moteurs de l’avenir de notre croissance économique.
Cependant, nous pouvons nous désoler et regretter que le PSE ne prenne pas la compétitivité et l’attractivité de notre économie très au sérieux dans le sens où la reconquête de notre compétitivité doit être considérée comme la priorité économique de notre pays car elle conditionne tout le reste. En effet, la capacité du secteur privé à stimuler notre économie a été limitée en raison d’un environnement peu favorable à l’investissement et d’une baisse de sa compétitivité, qui s’expliquent par les défaillances des dispositifs de gouvernance et les lacunes liées au suivi de l’exécution des projets. Pour inverser cette tendance, le gouvernement doit mettre en place un ambitieux pacte national pour la compétitivité, dans lequel devra figurer une forte baisse du coût du travail grâce à des avantages fiscaux pour les entreprises qui investissent et qui embauchent et un transfert partiel des cotisations sociales vers la TVA par exemple.
Des mesures hardies visant à mener une refonte minutieuse du monde de l'entreprise doivent être prises dans les meilleurs délais : nous débarrasser de la paperasse, nous attaquer aux lenteurs de la bureaucratie, au labyrinthe administratif source d’imprécision, de temps perdus et d’inefficacité grâce à une simplification des procédures. Le FMI a évalué les « coûts » engendrés par toutes ces complexités normatives à 2 % de notre PIB.
L’Etat doit imposer que toute nouvelle disposition législative ou réglementaire significative, toute nouvelle politique lancée devrait être accompagnée d’un document précisant son impact sur la compétitivité et les moyens d’en réduire les effets négatifs éventuels.
Faciliter l’accès aux commandes publiques par un système de Small Business Act pour les PME (Petites et Moyennes Entreprises) qui sont un facteur clé de la croissance et de l’emploi. Au Sénégal, elles contribuent pour 35 % au PIB et 52 % du total des emplois du secteur moderne.
Nous devons réformer davantage le financement de notre économie. Si, globalement, les dépenses du Sénégal exprimées en pourcentage du PIB sont équivalentes à celles de nos voisins, la répartition de ces ressources au niveau intra-sectoriel manque d’efficacité, ce qui se traduit par des résultats décevants. Malgré le fait que le poids du secteur public se soit accru, passant de 24,1 % du PIB en 2005 à 29,7 % en 2013, l’accès aux services publics et la qualité de ceux-ci n'ont pas progressé dans de nombreux secteurs sociaux minés qu’ils sont par l’absence de systèmes clairement établis en matière de gouvernance et de responsabilisation. Et sur tous ces points, mon sentiment est que le Plan Sénégal ne va pas loin et ne mesure pas à sa juste mesure la gravité de la situation.

La société civile et le secteur privé déplorent leur non-implication dans la phase conceptuelle du PSE, tout le contraire de la Côte d’Ivoire qui a largement impliqué tous les acteurs concernés. N’y a-t-il pas une certaine précipitation dans l’élaboration dudit plan ?

Le chef de l’Etat a fait le choix d'aller vite. Cependant, le PSE reste dynamique et donc susceptible d’être révisé chaque année suivant l’évolution socioéconomique nationale et la conjoncture internationale. Mon sentiment est qu’il est donc vital que le gouvernement, le monde des affaires et la société civile travaillent en collaboration afin de créer les environnements favorables à sa réussite. Par exemple, pour la mobilisation des ressources intérieures qui passe par une politique courageuse visant à l’élargissement de l'assiette fiscale, et de combler les lacunes dans la collecte de la taxe sur la valeur ajoutée (la TVA), l’Etat doit initier une rencontre avec les partenaires sociaux pour, de manière significative, augmenter la contribution des recettes fiscales qui comptent pour seulement 10 % du notre PIB, comparativement à 20-30 % de PIB dans les pays émergents. Cela dit, la Côte d’Ivoire, qui sort difficilement d’une guerre qui a fortement divisé la société, avait plus besoin de consensus et de dialogue que le Sénégal autour de son PND.

Les politiques sociales engagées par le gouvernement (CMU, Bourses familiales, gratuité de la césarienne…) ne risquent-t-elles pas de retarder sinon de plomber le PSE ?

Au contraire, toutes ces politiques de solidarité nationale que vous évoquez font partie intégrante du PSE qui doit viser à offrir aux couches vulnérables de notre pays une protection adéquate. Le chef de l’Etat a toujours affirmé que cette politique était une des priorités du gouvernement mais aussi une condition de la réussite du pays. Néanmoins, un signal fort doit être envoyé aussi aux entrepreneurs qui pensent que la politique du gouvernement c’est : tout pour les ménages (bourses familiales, couverture maladie universelle, baisse des impôts sur les salaires… ) et rien pour les entreprises sinon une augmentation de l’impôt sur les sociétés passé de 25 à 30 %. Ma conviction est que, si nous voulons stopper la gangrène du chômage et redresser le pays, il nous faudra aussi une politique de l’offre plus audacieuse et plus ambitieuse en direction des entreprises surtout les PME et PMI.

Ce besoin d’émergence cadre-t-il avec une fonction publique dont la masse salariale de 491 milliards de FCFA engloutit le tiers des recettes de l’Etat estimées à 1.500 milliards de FCFA ?

Mon avis est qu’une économie réalisée sur cette manne pourrait servir à alléger les charges des entreprises pour leur faire gagner des points de compétitivité en contrepartie d’une politique d’embauche. Car les emplois marchands apportent de la valeur ajoutée à l’inverse des emplois publics qui confisquent de la valeur ajoutée car financés par la fiscalité. Or, c’est avec nos PME, PMI et TPE que nous gagnerons la bataille de l’emploi. Au moment où le débat politique tourne autour de l’entreprise et de la réduction des dépenses publiques, il n’est de meilleure lecture que ces chiffres qui en disent long sur l’impact de la dépense publique au Sénégal. Et la réduction de notre déficit public de l’ordre de 6 % de notre PIB passe forcément par un dégraissage de la fonction publique et de cette masse salariale, car si les économies ne se font pas sur le dos des fonctionnaires, elles se feront sur le dos des contribuables ou des investissements productifs.

Au mois de décembre dernier, la Côte d’Ivoire est allée défendre auprès des bailleurs son Plan de développement national (PND 2012-2015) dans l’optique d’atteindre l’émergence en 2020. Le PND qui présente plusieurs atouts avec un objectif de croissance à deux chiffres en 2015 ne risque-t-il pas de faire ombrage au PSE surtout que les deux pays appartiennent aux mêmes espaces économique (CEDEAO) et monétaire (UEMOA) ?

La Côte d’Ivoire et le Sénégal avec respectivement 35 % et 19 % des exportations totales intra-régionales restent les deux locomotives de l’économie de l’espace UEMOA. Une croissance retrouvée de ces deux pays va au contraire relancer l’économie ouest-africaine
Et leur poids économique dans la sous-région souligne l’utilité d’une meilleure coordination des politiques économiques des deux pays. Car, l’efficacité de leur politique économique est tributaire de leur capacité à s’entendre en complément à une politique monétaire plus unifiée sous l'autorité de la BCEAO. La Côte d’Ivoire, le Sénégal et plus largement la zone CFA doivent s'accorder sur l'orientation de leur politique économique.

Une croissance à 7 % en 2017, donc à un an du terme du PAP, peut-il favoriser l’émergence ?

L’émergence ne se mesure pas seulement par un taux de croissance du PIB (ou des exportations) élevé sur une période longue (plus d’une décennie), ni par le fait que la société concernée ait atteint un niveau élevé de son PIB per capita. L’émergence est aussi un projet politique et pas uniquement économique. Faire du Sénégal un pays émergent à l’horizon 2020-2025 implique que le pays gravisse les quatre marches de l’escalier de l’émergence à savoir : L’exportation de matières premières brutes, la contribution aux échanges internationaux de produits manufacturés, l’exportation de capitaux et l’exportation des connaissances. Donc, cela implique une croissance forte et soutenue à même de transformer la structure de notre appareil de production.
A mes ses yeux (plus qu’un taux de croissance), pour redresser le pays et en faire un pays émergent, il faut hisser le Sénégal au-dessus de ses peurs et de son fatalisme et offrir aux Sénégalais une raison de se rassembler pour relancer leur pays et retrouver confiance en l'avenir.

Quel rôle les instruments innovants de financement de l’économie comme le FONGIP, le FONSIS, la BND et la finance islamique doivent-ils jouer dans ce PSE ?

Il faut d’abord souligner que la création du Fonsis, du Fongip, des engagements de Macky Sall lors de la campagne présidentielle, est un acte politique fort en direction des entrepreneurs. Confrontées aux difficultés de financement aggravées par la crise, à une épargne insuffisamment orientée vers l'économie réelle, au maquis des dispositifs, les PME peinent à grandir. Or, elles sont la clé du redressement économique et de l’industrialisation de notre pays. J’espère que ces instruments vont devenir les leviers qui accompagneront toutes les PME qui veulent croître et qui, à la pointe des secteurs d'avenir comme les NTICS ou se développant dans les secteurs traditionnels, deviennent plus robustes, innovent, développent leurs produits propres dans notre pays, exportent et recrutent.
Ces instruments seront surtout les outils des entrepreneurs, qui financeront des stratégies et des parcours de développement dans toutes leurs dimensions. Quant à la finance islamique, elle devrait être un levier additionnel pour financer les grands projets d’infrastructures du PSE. Elle présente de fortes perspectives de croissance, ses actifs ont crû de 20 % dans le monde en 2012 pour atteindre près de 1.750 milliards de dollars, selon une étude du cabinet Ernst & Young.
Cependant pour attirer les investisseurs « charia-compatibles », le Sénégal doit adapter son environnement réglementaire et fiscal.

Puisque le secteur privé doit participer à cet objectif d’émergence économique, est-ce qu’il n’urge pas pour le gouvernement de procéder rapidement à des réformes pour favoriser l’environnement des affaires décrié par le Doing Business et attirer les investisseurs ?

Le gouvernement doit identifier et renforcer les forces et les initiatives transformatrices qui seront les moteurs de l’avenir de notre croissance économique. Car notre économie sera évaluée sur sa capacité à créer de nouveaux produits à valeur ajoutée et de mettre en œuvre les processus et les modèles d’affaires par l’innovation. Comme vous parlez du rapport Doing Business, l’enseignement essentiel à mon sens qu’il faut tirer de ce rapport est qu’à l’avenir la distinction traditionnelle entre pays « développés » et « en développement » deviendra moins pertinente et que les pays seront différenciés entre pays « à innovation riche » ou « à innovation pauvre ». Il est donc vital que le gouvernement crée des environnements favorables pour encourager l’innovation et promouvoir un système éducatif performant. Il faut armer le Sénégal, lui redonner une perspective, pas simplement pour ce quinquennat (ou septennat), mais pour les dix, quinze prochaines années, car tout ce qui ne sera pas entrepris dès maintenant ne pourra bientôt plus l’être.

Dans le PSE, on ne sent pas l’implication effective du ministère du Plan alors que la planification doit être la cheville ouvrière d’un tel objectif de développement ?

La planification stratégique est au cœur du Plan Sénégal Emergent car l’arrêt du processus de planification du développement à partir des années 2000, a eu pour conséquence l’insuffisance de cohérence dans bien d’actions conduites par l’Etat. Et ce n’est qu’à travers l’élaboration des Documents de Stratégie de Réduction de la Pauvreté (DSRP) que le Sénégal a renoué avec le processus de planification. Donc, il importe que le ministère du Plan et celui nouvellement créé des Investissements soient au centre de ce processus qui est dynamique si nous voulons que les résultats attendus soient au rendez vous.

Selon vous, quel rôle doit jouer l’Acte III de la décentralisation dans le PSE ?

Mon avis est que PSE et décentralisation vont de pair et devront être les marqueurs d’un véritable politique de développement de notre pays. Car le redressement économique du Sénégal passera par la croissance des PME et que les politiques associées doivent être conduites dans les territoires. Les communes, qui verront leur rôle de chef de file du développement économique se concrétiser dans le nouvel Acte III de la Décentralisation, se réjouiront de l'arrivée d’une telle stratégie, constituant un nouveau levier pour renforcer leur engagement pour la croissance et pour l'emploi.

Propos recueillis par Serigne Saliou Guèye
ARTICLE PARU DANS « LE TEMOIN » N°1152 - HEBDOMADAIRE SENEGALAIS / FEVRIER 2014