Mon cher Abdourahmane,
Tu sais jusqu’à quel point je te tiens en estime. Tu es, à n’en pas douter, un homme d’une grande stature intellectuelle et il m’est arrivé souventes fois, de faire appel à ton jugement en des matières relevant de ton domaine, l’Economie. Je pense que tu as été, de nous tous –n’en déplaise à tes contempteurs- celui qui a le plus influencé et donné de la crédibilité à notre marche vers une souveraineté monétaire, dont les premiers jalons viennent d’être posés.
Nous avons eu des longs échanges sur ces points qui longent ton long curriculum. Je me suis rendu en ta résidence pour te les voir évoquer et j’en suis toujours revenu comblé, comme une abeille savourant son nectar.
En revanche, je te trouve, sur la question de la dette, d’un absolutisme qui frise l’arrogance et qui trahit ce que tu es vraiment : un homme à qui il a parfois manqué de la nuance, mais un homme ouvert quand même. Or, de la nuance, c’est ce que tu devrais apporter au jugement sévère que tu portes sur le texte de l’ancien Premier ministre Mohamed Dionne.
Que dit-il finalement ? Que nous sommes dans une crise (une guerre pour d’autres) et qu’il nous faudrait trouver le moyen de relancer nos économies par l’investissement public, après avoir financé cette sale guerre qui nous prend nos vies. En somme, nous devons faire du keynesianisme en 2020, dans un contexte de décapitalisation (les investisseurs ont retiré 90 milliards de dollars des marchés émergents). Nous ne pouvons le faire jusqu’ici (ou avons pensé pouvoir le faire) qu’en empruntant aux autres ou en taxant nos propres concitoyens. Leur reprendre par une main ce que nous leur avons donné par l’autre, au risque de soulèvements populaires, de licenciements massifs et de crises sociales. Cette dernière hypothèse nous semble inacceptable, parce qu’elle est injuste. Or donc, si les conditions de l’emprunt (que les citoyens paieront en dernier ressort par des impôts futurs) n’ont jamais été aussi favorables, nous ne pouvons y recourir sans remettre en cause nos grands équilibres et dégrader notre notation.
Au demeurant, les pays de notre espace économique et monétaire ne pourront plus respecter les critères de convergence hérités arbitrairement, tu le sais bien, de Maastricht. Y aurait-il une troisième voie ? C’est ce que Mohamed Dionne appelle « un troisième moyen terme ». Son inférence est donc nouvelle, tout comme la conclusion à laquelle il parvient. Il nous faut, dans un premier temps, accorder un moratoire aux pays africains pour que les ressources allouées traditionnellement au service de la dette servent à des besoins urgents dans les secteurs de la Santé, en soutien aux entreprises et aux ménages.
Ensuite, requalifier cette dette pour qu’elle ne devienne pas un frein à la relance de notre Economie. Il est devenu évident, pas seulement pour le Sénégal, mais pour le monde entier, mon cher Abdourahmane, qu’une réponse définitive doit être apportée à la question de la dette. En 2008, beaucoup de pays se sont endettés pour renflouer les banques et les grandes entreprises. Ce sont les contribuables qui ont finalement payé à la place financiers, économistes qui ont promu et théorisé le laissez-faire dévastateur. En France, des acteurs politiques de premier plan posent avec pertinence la problématique d'une dette, de toutes les façons, impossible à payer par les Etats !
Les dettes des pays vont à nouveau exploser parce qu’il faut financer la « guerre » et financer la reprise. Bien avant la pandémie, le monde avait déjà un niveau d’endettement qui dépassait largement le PIB mondial. De nombreux pays ont dépassé les 100% de leur dette rapportée à leur PIB. Le Japon a dépassé les 200% suivi de pays comme l’Italie (150%), la France (115), les Etats-Unis dans les mêmes proportions.
Le débat sur la dette, mon cher Abdourahmane, devrait être abordé autrement. C’est une réflexion qui m’est venue quand Idrissa Seck, dont j’étais le conseiller, s’est félicité fièrement il y a bientôt 20 ans, du « point d’achèvement de l’initiative Pays pauvres très endetté. Il n’existe pas de pays pauvres très endettés pour la bonne raison que ce sont les riches qui prêtent et ils ne prêtent pas aux pauvres. Quand ils le peuvent, ils les rançonnent. Tous les pays très endettés sont des pays riches, figure-toi. Ensuite, aucun pays riche, en dehors de ceux qui vivent de rente pétrolière comme la Norvège, les pays du Golfe, qui sont créditeurs, ne s’est développé sans avoir eu recours à la dette.
A ce sujet, ton jugement selon lequel notre pays a accumulé un stock de dette sans résultats n’est pas juste : malgré les critiques bien justifiées sur nos choix en matière d’orientation, d’investissement, nous sommes plus riches que nous l’étions en 1960. Alors que nous n’étions qu’un million et que nous en faisons maintenant 15, nous sommes devenus plus riches en routes, en autoroutes, en infrastructure, en outils de production, en écoles, en universités, centres de formation, en entreprises, en entrepreneurs prospères et bientôt en rente gazière et pétrolière. En 1960, le goudron était une rareté et la voiture, un luxe réservé à de riches hommes.
Pour en revenir au sujet qui nous occupe, il va de soi que les Etats ne pourront jamais payer leurs dettes. Que faudrait-il faire ? Entrer dans un cycle de son remboursement par l’émission de nouveaux titres de dette ? Ou préconiser une solution durable comme celle qu’expose fort éloquemment Mohamed Dionne ?
Le vrai débat, celui qui doit nous occuper a été bien posé dans le cadre du PSE. Il nous faut créer les conditions d’une transformation structurelle de notre Economie, générer assez de valeur ajoutée dans nos secteurs les plus productifs, pour produire plus de richesse, taxer cette richesse pour faire face à nos besoins en développement et payer nos dettes.
Ce que la proposition de Mohamed Dionne a de pertinent, et il me semble que tu le restitues de manière injustement biaisée, c’est qu’elle apporte une réponse à une situation de pure aporie : les besoins urgents sont là, il faut les financer ; les intérêts de la dette sont échus, il faut les payer.
En ce qui me concerne, mon point de vue sur la question n’est pas d’ordre économique, il est moral. La dette des pays africains s’est constituée à partir du début des années 70, avec ce que Senghor a appelé « la détérioration des termes de l’échange. Les règles imposées par les grandes puissances ont appauvri nos paysans et réduit au quart nos capacités budgétaires. Nous étions peu industrialisés, peu monétarisés pour faire face à une situation qui nous était imposée après trois siècles d’esclavage et un siècle de colonisation. Ensuite, les plus grandes victimes ont été les populations, pendant une longue période dite d’ajustement, qui a été une longue période de crises politiques et syndicales successives, parce que les populations ont légitimement refusé de se voir imposer le dictat du Club de Paris. Pourquoi les populations devraient-elles payer une dette à laquelle elles n’ont pas consenti et qui compromet tous leurs moyens de vivre ? Et en quoi demander son annulation peut-elle à ce point irriter ?
Mon cher Abdourahmane, il ne s’agit donc pas se ré-endetter comme tu sembles l’indiquer (ce sur quoi je suis d’accord avec toi). Il s’agit de se ré-endetter dans des conditions plus équitables pour des investissements dans des secteurs porteurs de notre économie, et rompre ainsi la chaîne de la dépendance aux facteurs exogènes qui nous inhibent.
Des économistes de votre trempe devraient justement faire preuve de courage en imaginant le monde d’après Covid, qui ne peut plus être celui d’avant, en rompant avec les paradigmes anciens. C’était le génie de Keynes de créer les conditions de la mise en place de l’Etat providence après la seconde guerre.
Le monde que nous imaginons doit être plus juste. Le PSE nouveau doit garder pour principale ligne directrice la réduction du gap entre riches et pauvres, villes et campagnes, réinventer les modalités de son financement, avec un rôle plus assumé de l’Etat dans ce domaine. C’est ce que nous avons voulu faire avec ce que j’ai appelé les 5P : Pse, Pudc, Promoville, Pumaf, Ppdc.
Et si le philosophe que je suis se mêle à ce débat d’initiés, c’est que vous êtes, Mohamed et toi, adeptes d’une discipline dont je conteste la dignité scientifique. Plus qu’une science qui a élaboré ses mécanismes de validation et de transmission, l’Economie est une pensée. Il existe chez vous comme chez les philosophes, des débats d’écoles et de pensée toujours remises en question.
Il s’y ajoute que les deux contemporains qui ont le plus marqué et infléchi vos méthodes d’analyse et vos moyens d’intervention n’ont rien à voir avec l’Economie. L’un est chimiste de formation, c’est Margaret Tatcher ; l’autre acteur de cinéma, c’est Ronald Reagan. Ils sont les deux parents de la « New Public Governement », que tu as dû approfondir lors de ton passage remarqué à Harvard. Nous sommes, Mohamed Dionne et moi, disciples d’un homme qui y a enseigné la philosophie politique jusqu’à sa mort en 2002. Il s’appelait John Rawls, auteur de « Justice as equity ».
Tu sais jusqu’à quel point je te tiens en estime. Tu es, à n’en pas douter, un homme d’une grande stature intellectuelle et il m’est arrivé souventes fois, de faire appel à ton jugement en des matières relevant de ton domaine, l’Economie. Je pense que tu as été, de nous tous –n’en déplaise à tes contempteurs- celui qui a le plus influencé et donné de la crédibilité à notre marche vers une souveraineté monétaire, dont les premiers jalons viennent d’être posés.
Nous avons eu des longs échanges sur ces points qui longent ton long curriculum. Je me suis rendu en ta résidence pour te les voir évoquer et j’en suis toujours revenu comblé, comme une abeille savourant son nectar.
En revanche, je te trouve, sur la question de la dette, d’un absolutisme qui frise l’arrogance et qui trahit ce que tu es vraiment : un homme à qui il a parfois manqué de la nuance, mais un homme ouvert quand même. Or, de la nuance, c’est ce que tu devrais apporter au jugement sévère que tu portes sur le texte de l’ancien Premier ministre Mohamed Dionne.
Que dit-il finalement ? Que nous sommes dans une crise (une guerre pour d’autres) et qu’il nous faudrait trouver le moyen de relancer nos économies par l’investissement public, après avoir financé cette sale guerre qui nous prend nos vies. En somme, nous devons faire du keynesianisme en 2020, dans un contexte de décapitalisation (les investisseurs ont retiré 90 milliards de dollars des marchés émergents). Nous ne pouvons le faire jusqu’ici (ou avons pensé pouvoir le faire) qu’en empruntant aux autres ou en taxant nos propres concitoyens. Leur reprendre par une main ce que nous leur avons donné par l’autre, au risque de soulèvements populaires, de licenciements massifs et de crises sociales. Cette dernière hypothèse nous semble inacceptable, parce qu’elle est injuste. Or donc, si les conditions de l’emprunt (que les citoyens paieront en dernier ressort par des impôts futurs) n’ont jamais été aussi favorables, nous ne pouvons y recourir sans remettre en cause nos grands équilibres et dégrader notre notation.
Au demeurant, les pays de notre espace économique et monétaire ne pourront plus respecter les critères de convergence hérités arbitrairement, tu le sais bien, de Maastricht. Y aurait-il une troisième voie ? C’est ce que Mohamed Dionne appelle « un troisième moyen terme ». Son inférence est donc nouvelle, tout comme la conclusion à laquelle il parvient. Il nous faut, dans un premier temps, accorder un moratoire aux pays africains pour que les ressources allouées traditionnellement au service de la dette servent à des besoins urgents dans les secteurs de la Santé, en soutien aux entreprises et aux ménages.
Ensuite, requalifier cette dette pour qu’elle ne devienne pas un frein à la relance de notre Economie. Il est devenu évident, pas seulement pour le Sénégal, mais pour le monde entier, mon cher Abdourahmane, qu’une réponse définitive doit être apportée à la question de la dette. En 2008, beaucoup de pays se sont endettés pour renflouer les banques et les grandes entreprises. Ce sont les contribuables qui ont finalement payé à la place financiers, économistes qui ont promu et théorisé le laissez-faire dévastateur. En France, des acteurs politiques de premier plan posent avec pertinence la problématique d'une dette, de toutes les façons, impossible à payer par les Etats !
Les dettes des pays vont à nouveau exploser parce qu’il faut financer la « guerre » et financer la reprise. Bien avant la pandémie, le monde avait déjà un niveau d’endettement qui dépassait largement le PIB mondial. De nombreux pays ont dépassé les 100% de leur dette rapportée à leur PIB. Le Japon a dépassé les 200% suivi de pays comme l’Italie (150%), la France (115), les Etats-Unis dans les mêmes proportions.
Le débat sur la dette, mon cher Abdourahmane, devrait être abordé autrement. C’est une réflexion qui m’est venue quand Idrissa Seck, dont j’étais le conseiller, s’est félicité fièrement il y a bientôt 20 ans, du « point d’achèvement de l’initiative Pays pauvres très endetté. Il n’existe pas de pays pauvres très endettés pour la bonne raison que ce sont les riches qui prêtent et ils ne prêtent pas aux pauvres. Quand ils le peuvent, ils les rançonnent. Tous les pays très endettés sont des pays riches, figure-toi. Ensuite, aucun pays riche, en dehors de ceux qui vivent de rente pétrolière comme la Norvège, les pays du Golfe, qui sont créditeurs, ne s’est développé sans avoir eu recours à la dette.
A ce sujet, ton jugement selon lequel notre pays a accumulé un stock de dette sans résultats n’est pas juste : malgré les critiques bien justifiées sur nos choix en matière d’orientation, d’investissement, nous sommes plus riches que nous l’étions en 1960. Alors que nous n’étions qu’un million et que nous en faisons maintenant 15, nous sommes devenus plus riches en routes, en autoroutes, en infrastructure, en outils de production, en écoles, en universités, centres de formation, en entreprises, en entrepreneurs prospères et bientôt en rente gazière et pétrolière. En 1960, le goudron était une rareté et la voiture, un luxe réservé à de riches hommes.
Pour en revenir au sujet qui nous occupe, il va de soi que les Etats ne pourront jamais payer leurs dettes. Que faudrait-il faire ? Entrer dans un cycle de son remboursement par l’émission de nouveaux titres de dette ? Ou préconiser une solution durable comme celle qu’expose fort éloquemment Mohamed Dionne ?
Le vrai débat, celui qui doit nous occuper a été bien posé dans le cadre du PSE. Il nous faut créer les conditions d’une transformation structurelle de notre Economie, générer assez de valeur ajoutée dans nos secteurs les plus productifs, pour produire plus de richesse, taxer cette richesse pour faire face à nos besoins en développement et payer nos dettes.
Ce que la proposition de Mohamed Dionne a de pertinent, et il me semble que tu le restitues de manière injustement biaisée, c’est qu’elle apporte une réponse à une situation de pure aporie : les besoins urgents sont là, il faut les financer ; les intérêts de la dette sont échus, il faut les payer.
En ce qui me concerne, mon point de vue sur la question n’est pas d’ordre économique, il est moral. La dette des pays africains s’est constituée à partir du début des années 70, avec ce que Senghor a appelé « la détérioration des termes de l’échange. Les règles imposées par les grandes puissances ont appauvri nos paysans et réduit au quart nos capacités budgétaires. Nous étions peu industrialisés, peu monétarisés pour faire face à une situation qui nous était imposée après trois siècles d’esclavage et un siècle de colonisation. Ensuite, les plus grandes victimes ont été les populations, pendant une longue période dite d’ajustement, qui a été une longue période de crises politiques et syndicales successives, parce que les populations ont légitimement refusé de se voir imposer le dictat du Club de Paris. Pourquoi les populations devraient-elles payer une dette à laquelle elles n’ont pas consenti et qui compromet tous leurs moyens de vivre ? Et en quoi demander son annulation peut-elle à ce point irriter ?
Mon cher Abdourahmane, il ne s’agit donc pas se ré-endetter comme tu sembles l’indiquer (ce sur quoi je suis d’accord avec toi). Il s’agit de se ré-endetter dans des conditions plus équitables pour des investissements dans des secteurs porteurs de notre économie, et rompre ainsi la chaîne de la dépendance aux facteurs exogènes qui nous inhibent.
Des économistes de votre trempe devraient justement faire preuve de courage en imaginant le monde d’après Covid, qui ne peut plus être celui d’avant, en rompant avec les paradigmes anciens. C’était le génie de Keynes de créer les conditions de la mise en place de l’Etat providence après la seconde guerre.
Le monde que nous imaginons doit être plus juste. Le PSE nouveau doit garder pour principale ligne directrice la réduction du gap entre riches et pauvres, villes et campagnes, réinventer les modalités de son financement, avec un rôle plus assumé de l’Etat dans ce domaine. C’est ce que nous avons voulu faire avec ce que j’ai appelé les 5P : Pse, Pudc, Promoville, Pumaf, Ppdc.
Et si le philosophe que je suis se mêle à ce débat d’initiés, c’est que vous êtes, Mohamed et toi, adeptes d’une discipline dont je conteste la dignité scientifique. Plus qu’une science qui a élaboré ses mécanismes de validation et de transmission, l’Economie est une pensée. Il existe chez vous comme chez les philosophes, des débats d’écoles et de pensée toujours remises en question.
Il s’y ajoute que les deux contemporains qui ont le plus marqué et infléchi vos méthodes d’analyse et vos moyens d’intervention n’ont rien à voir avec l’Economie. L’un est chimiste de formation, c’est Margaret Tatcher ; l’autre acteur de cinéma, c’est Ronald Reagan. Ils sont les deux parents de la « New Public Governement », que tu as dû approfondir lors de ton passage remarqué à Harvard. Nous sommes, Mohamed Dionne et moi, disciples d’un homme qui y a enseigné la philosophie politique jusqu’à sa mort en 2002. Il s’appelait John Rawls, auteur de « Justice as equity ».