Seydou Niang
Jeudi soir dernier, j'avais hâte de retrouver chez elle, à Londres, ma femme Sarah, enceinte de huit mois. Je suis monté avec impatience dans le bus de nuit Eurolines qui quittait Paris en fin de soirée. Nous avons atteint la frontière française à Calais vers 1 heure du matin. Je m'attendais aux questions de routine auxquelles mes allers-retours m'ont habitué ; j'étais loin d'imaginer ce qui allait se passer…
Selon les cinq policiers qui contrôlaient les pièces d'identité, visas et permis de séjour des passagers, le passeport que je leur présentais n'était pas à moi : ils étaient persuadés que les photos figurant sur mes visas n'étaient pas les photos de l'homme qu'ils dévisageaient. J'ai tenté de les convaincre que ces papiers étaient bien les miens. Rien à faire.
« On m'a menotté, on m'a installé dans une voiture de police »
Ils m'ont fait descendre du bus. Ils ont voulu me faire signer un procès-verbal selon lequel je reconnaissais être en possession de documents illégaux. Je suis resté le plus calme possible mais dans ma tête, ça tournait de plus en plus vite. J'ai lu avec attention le papier qu'on me fourrait dans la main : quand j'ai compris ce que ça signifiait, j'ai refusé avec force.
« Tu vas partir en garde à vue pour 24 heures, le temps qu'on vérifie tes mensonges ! »
On était passé au tutoiement.
« Je n'ai pas le choix, faites ce que vous voulez, mais ce passeport est le mien. »
- « Tu as le droit d'appeler une personne de ta famille en France pour la prévenir. »
- « Ma femme est en Angleterre, en France j'ai mes collègues… »
- « Non, non, juste quelqu'un de ta famille. Si tu n'as pas quelqu'un de ta famille en France, signe là. »
On m'a tendu un papier où il était écrit que je ne souhaitais contacter ni mes parents ni mes employeurs. J'ai encore refusé. Je serrais les dents, mon estomac était une boule dure écrasée au fond de mon ventre. Mon cerveau tapait à toute force contre les parois de mon crâne. J'ai pensé très fort à tous ceux qui échouent ici sans connaître un mot de français.
On m'a fait passer les mains derrière le dos, on m'a menotté, on m'a installé dans une voiture de police. Dans la nuit humide de Calais, je suis allé en prison pour la première fois de ma vie.
« Je me suis accroché à ma dignité comme à une bouée »
Du fond de la cellule, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Entre des murs insalubres, une chambre de 3 mètres sur 4 : un banc en ciment, des couvertures à l'odeur fétide. Les toilettes, au centre de la pièce, protégées de la vue par une barrière de 50 centimètres de haut, étaient nauséabondes. Dans ce monde-là, les caméras de surveillance traquent le moindre centimètre carré ; depuis le poste de contrôle, la sentinelle peut observer jusqu'aux hommes qui défèquent.
Pendant les heures qui ont suivi, je me suis accroché à ma dignité comme à une bouée. J'ai pensé à ma famille, à mes amis, aux gens que j'aime. A mon travail avec Tostan, aux droits humains. A ma venue en Europe. Aux miens au Sénégal, à ma terre du Fouta, à mon village : mais j'ai tout vu, j'ai tout entendu, j'ai tout senti, du fond de la cellule.
Les matins ordinaires, je me réveille à l'odeur chaude du café que fait couler mon colocataire, j'envoie un message à ma femme. Je prépare mon sac pour la journée, je monte dans le RER qui m'amène au centre de Paris.
Mais ce matin-là n'était pas un matin ordinaire ; j'étais en prison. Une main s'est glissée furtivement derrière la porte de ma cage ; on m'a jeté ma nourriture comme on jette sa pitance à un chien.
Ensuite, ce fut l'audition. Cinq policiers, quatre hommes et une femme, ont voulu m'intimider. Perchés sur leurs certitudes, ils éructaient en me toisant ; mais c'étaient eux qui étaient enragés. En vain, j'ai juré sur tous les saints que je leur disais la vérité. Ils ont fait venir un physionomiste qui m'a reconnu sur les photos de mon passeport ; ils n'étaient toujours pas convaincus.
En direction des policiers, j'ai articulé :
« Si vous étiez des professionnels comme lui, vous auriez reconnu que je suis l'homme qui est en photo sur mon passeport.
- Nous sommes des professionnels, c'est pour ça qu'on sait que ce n'est pas toi. »
On m'a traîné dans une pièce adjacente et on m'a photographié sous tous les angles, comme un criminel. J'avais juste envie que ça s'arrête. Au point de leur donner raison, de les laisser m'envoyer au Sénégal, pour que cet enfer se termine. J'étais à bout.
« Ta tête est pleine de cheveux, il faut te raser »
Ils ont fini par appeler un procureur, qui a examiné mon dossier et m'a fait relâcher.
« Ok, on voit que c'est bien toi », m'a lancé la policière. « Mais tes photos ne sont pas claires, nous on t'a vu différemment. Ta tête est pleine de cheveux, il faut te raser. »
A 11h30, j'étais officiellement libre. J'ai dû repartir dans la pièce infecte où j'avais passé la nuit, le temps qu'arrive la patrouille pour me ramener à la gare. J'ai insisté pour qu'on ne ferme pas la porte derrière moi : j'étais un homme libre. A midi, on m'a déposé à la gare routière de Calais. Je n'avais pas un papier, rien pour prouver ma détention.
« Débrouille-toi pour continuer sur Londres, maintenant. »
Londres, j'y suis arrivé tard dans la soirée. J'avais été déclaré disparu par ma femme, folle d'inquiétude : mes collègues à Paris avaient tenté toutes les démarches possibles pour avoir de mes nouvelles. Les policiers anglais, que Sarah avait contactés après plusieurs heures d'attente, avaient appelé leur homologues français de Calais au moment où j'étais en garde à vue, pour leur demander s'ils me détenaient : on leur a répondu non.
Titre: leral.net
J'ai été blessé : j'étais révolté. Aujourd'hui, j'ai puisé dans ma colère pour vous raconter cette histoire, une histoire toute simple de dignité bafouée, pour que vous sachiez ce qui peut arriver quand on prend le bus de Paris à Londres et qu'on a la tête pleine de cheveux.
leral.net Via rue89.com
Selon les cinq policiers qui contrôlaient les pièces d'identité, visas et permis de séjour des passagers, le passeport que je leur présentais n'était pas à moi : ils étaient persuadés que les photos figurant sur mes visas n'étaient pas les photos de l'homme qu'ils dévisageaient. J'ai tenté de les convaincre que ces papiers étaient bien les miens. Rien à faire.
« On m'a menotté, on m'a installé dans une voiture de police »
Ils m'ont fait descendre du bus. Ils ont voulu me faire signer un procès-verbal selon lequel je reconnaissais être en possession de documents illégaux. Je suis resté le plus calme possible mais dans ma tête, ça tournait de plus en plus vite. J'ai lu avec attention le papier qu'on me fourrait dans la main : quand j'ai compris ce que ça signifiait, j'ai refusé avec force.
« Tu vas partir en garde à vue pour 24 heures, le temps qu'on vérifie tes mensonges ! »
On était passé au tutoiement.
« Je n'ai pas le choix, faites ce que vous voulez, mais ce passeport est le mien. »
- « Tu as le droit d'appeler une personne de ta famille en France pour la prévenir. »
- « Ma femme est en Angleterre, en France j'ai mes collègues… »
- « Non, non, juste quelqu'un de ta famille. Si tu n'as pas quelqu'un de ta famille en France, signe là. »
On m'a tendu un papier où il était écrit que je ne souhaitais contacter ni mes parents ni mes employeurs. J'ai encore refusé. Je serrais les dents, mon estomac était une boule dure écrasée au fond de mon ventre. Mon cerveau tapait à toute force contre les parois de mon crâne. J'ai pensé très fort à tous ceux qui échouent ici sans connaître un mot de français.
On m'a fait passer les mains derrière le dos, on m'a menotté, on m'a installé dans une voiture de police. Dans la nuit humide de Calais, je suis allé en prison pour la première fois de ma vie.
« Je me suis accroché à ma dignité comme à une bouée »
Du fond de la cellule, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Entre des murs insalubres, une chambre de 3 mètres sur 4 : un banc en ciment, des couvertures à l'odeur fétide. Les toilettes, au centre de la pièce, protégées de la vue par une barrière de 50 centimètres de haut, étaient nauséabondes. Dans ce monde-là, les caméras de surveillance traquent le moindre centimètre carré ; depuis le poste de contrôle, la sentinelle peut observer jusqu'aux hommes qui défèquent.
Pendant les heures qui ont suivi, je me suis accroché à ma dignité comme à une bouée. J'ai pensé à ma famille, à mes amis, aux gens que j'aime. A mon travail avec Tostan, aux droits humains. A ma venue en Europe. Aux miens au Sénégal, à ma terre du Fouta, à mon village : mais j'ai tout vu, j'ai tout entendu, j'ai tout senti, du fond de la cellule.
Les matins ordinaires, je me réveille à l'odeur chaude du café que fait couler mon colocataire, j'envoie un message à ma femme. Je prépare mon sac pour la journée, je monte dans le RER qui m'amène au centre de Paris.
Mais ce matin-là n'était pas un matin ordinaire ; j'étais en prison. Une main s'est glissée furtivement derrière la porte de ma cage ; on m'a jeté ma nourriture comme on jette sa pitance à un chien.
Ensuite, ce fut l'audition. Cinq policiers, quatre hommes et une femme, ont voulu m'intimider. Perchés sur leurs certitudes, ils éructaient en me toisant ; mais c'étaient eux qui étaient enragés. En vain, j'ai juré sur tous les saints que je leur disais la vérité. Ils ont fait venir un physionomiste qui m'a reconnu sur les photos de mon passeport ; ils n'étaient toujours pas convaincus.
En direction des policiers, j'ai articulé :
« Si vous étiez des professionnels comme lui, vous auriez reconnu que je suis l'homme qui est en photo sur mon passeport.
- Nous sommes des professionnels, c'est pour ça qu'on sait que ce n'est pas toi. »
On m'a traîné dans une pièce adjacente et on m'a photographié sous tous les angles, comme un criminel. J'avais juste envie que ça s'arrête. Au point de leur donner raison, de les laisser m'envoyer au Sénégal, pour que cet enfer se termine. J'étais à bout.
« Ta tête est pleine de cheveux, il faut te raser »
Ils ont fini par appeler un procureur, qui a examiné mon dossier et m'a fait relâcher.
« Ok, on voit que c'est bien toi », m'a lancé la policière. « Mais tes photos ne sont pas claires, nous on t'a vu différemment. Ta tête est pleine de cheveux, il faut te raser. »
A 11h30, j'étais officiellement libre. J'ai dû repartir dans la pièce infecte où j'avais passé la nuit, le temps qu'arrive la patrouille pour me ramener à la gare. J'ai insisté pour qu'on ne ferme pas la porte derrière moi : j'étais un homme libre. A midi, on m'a déposé à la gare routière de Calais. Je n'avais pas un papier, rien pour prouver ma détention.
« Débrouille-toi pour continuer sur Londres, maintenant. »
Londres, j'y suis arrivé tard dans la soirée. J'avais été déclaré disparu par ma femme, folle d'inquiétude : mes collègues à Paris avaient tenté toutes les démarches possibles pour avoir de mes nouvelles. Les policiers anglais, que Sarah avait contactés après plusieurs heures d'attente, avaient appelé leur homologues français de Calais au moment où j'étais en garde à vue, pour leur demander s'ils me détenaient : on leur a répondu non.
Titre: leral.net
J'ai été blessé : j'étais révolté. Aujourd'hui, j'ai puisé dans ma colère pour vous raconter cette histoire, une histoire toute simple de dignité bafouée, pour que vous sachiez ce qui peut arriver quand on prend le bus de Paris à Londres et qu'on a la tête pleine de cheveux.
leral.net Via rue89.com