L’image la plus saisissante et la plus lointaine que j’ai de mon frère, c’est celle d’une silhouette svelte d’un adolescent de quatorze ans, le Saint Coran sous le bras, se dirigeant vers le cimetière prier sur la tombe de sa mère, notre mère. Je fus profondément bouleversé par ce geste qui marque le début d’une longue amitié. A peine plus âgé, il se comportera toujours comme s’il était investi d’une mission d’ordre divin pour me couver littéralement. En retour, le respect que je lui porte est celui que l’on voue à un ascendant. Cette situation ne met pas de barrière entre nous car mon frère est plein d’humour et la plaisanterie restera toujours le ciment de cette amitié.
Pendant les vacances scolaires, avant de rejoindre le Fouta, nous séjournions ensemble à la cité universitaire où il disposait de deux chambres. Le lycéen que j’étais le ressent comme une incitation à travailler d’arrache-pied pour mériter le traitement de faveur dont jouit l’étudiant, cet « hippocravate », nom qu’il donnait dans ses écrits aux disciples d’Hippocrate rejoignant les amphithéâtres en habit de soirée. Un sort commun du reste
Ciré est entré en médecine comme on entre en religion. Avec le soutien moral d’un oncle particulièrement brillant qui l’a précédé dans les dédales de la tour d’Esculape et l’avantage d’une « hagiographie » convaincante, le novice est très vite touché par la vocation. Les conseils avisés de ce parent et la trilogie A. Carrel (l’homme cet inconnu), A Soubiran (les hommes en blanc) et A. Cronin (la citadelle) à son chevet sont d’un grand secours durant cette initiation au long cours. Je finirai par lire ces œuvres qui sont d’une beauté qui force l’admiration.
Mais bientôt le jeune étudiant ouvrira un nouveau chantier. Sa foi gagnant un terrain de plus en plus marqué, il sentit venir le moment de se soumettre à une introspection sans complaisance. C’est son djihad. Rechercher en soi toute niche pouvant abriter quelque tare à extirper pour se conformer à la loi canonique coranique.
Ayant balayé devant sa porte, il s’active à cultiver son jardin : semer la bonne graine et répandre la bonne parole parmi les étudiants musulmans en vue de la fondation d’une association confessionnelle. Pareille entreprise suppose un support documentaire adéquat qu’il s’emploiera à regrouper.
Enfin Malek vint !
Malek Bennabi avec « le phénomène coranique » favorise l’exaltation de sa foi et la potentialisation d’une ferveur qui n’était déjà pas tiède et ouvre à Ciré LY la voie royale qui fait de lui le porte-voix de ses camarades musulmans.
Ni néophyte, ni prosélyte, Ciré sera cependant habité par le même tourment que Polyeucte : « La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ? »
Cette phase est marquée par un engagement majeur : la défense et l’illustration des valeurs de l’Islam.
Assurément son action a été positive. Il a pleinement réussi à favoriser l’exécution convenable des obligations religieuses au sein de la cité universitaire grâce à d’âpres négociations avec le directeur des affaires politiques tout à la fois courtois et méfiant. De telles concessions, sans précédent, ne sont rendues possibles qu’à cause de son esprit méthodique, son sens de l’organisation et son pouvoir de persuasion. La structuration d’une AMEA fiable et représentative aux yeux du colonisateur a fait le reste.
Certains, parce qu’ils sont mal informés, pensent qu’il est intolérant et anticlérical, se basant probablement sur ses démêlées avec l’archevêque de Dakar ; or ce dernier s’était ouvertement attaqué à l’Islam. Quoi de plus normal qu’un citoyen de la « Ummah » qui se refuse à toute forme d’allégeance lui porte la réplique sans sommation aucune ? Il restera le prélat à l’étole étoilée de mitrailles par les tirs nourris d’un franc-tireur infatigable. Plus tard, retiré en Suisse, il bravera l’excommunication en s’opposant farouchement à l’autorité pontificale.
En dépit de toute la fougue qui peut animer un tel combattant, Ciré LY, déjà dans ses écrits de jeunesse, prône la tolérance. Celle-ci est inscrite dans le Saint Coran qui est le code de conduite du musulman qu’il est. C’est en parcourant ses écrits des années 1954-1955, que l’on peut mesurer à sa juste valeur sa capacité de tolérance. Mieux, il y jette les bases d’un dialogue islamo-chrétien fructueux. En outre, il recommande l’émergence d’une coopération structurée et solide du monothéisme face à la menace grandissante de l’athéisme et du polythéisme. Il redoutait particulièrement l’affaiblissement de l’un des pôles de cette sainte alliance qui pourrait déboucher sur le renforcement de l’axe du Mal. Il s’insurge contre tout fanatisme stérile. Par ailleurs, il était prêt à partager un foyer confessionnel avec ses camarades étudiants catholiques, pour vivre ensemble leur foi, loin du cadre étriqué et non conventionnel de la cité universitaire. Enfin, son meilleur ami et camarade de classe, futur doyen de la Faculté de Médecine de Cotonou est le président de la Jeunesse estudiantine catholique (J.E.C). Ces idées qui sont celles d’un visionnaire et d’un pionnier prouvent que ses adversaires lui font un mauvais procès.
On peut retenir – c’est là l’essentiel – que pendant soixante ans de militantisme et de combat ininterrompu, il a su organiser son cadre de vie et de travail pour harmoniser ses obligations et devoirs lui permettant ainsi de modeler une famille de la manière la plus heureuse et se conformant rigoureusement aux normes prescrites par l’Islam.
Quant à nous, ses frères et sœurs, il « nous a éduqués avec certitude et rectitude » comme vient de le rappeler notre oncle.
Cher frère, dès l’aube, ce dimanche-là, à jeun, agrippé au Saint Coran que tu lisais, tu es parti à petits pas sans te retourner. Vingt quatre jours de douloureuse et déroutante stroboscopie alternant tranche d’espérance et frange de désespérance pour ta famille et tes amis. Miracle ? Non mirage ! Miroir aux alouettes ! Quand le vendredi 13 juillet, au matin, « soudain comme un coup de tonnerre dans un ciel serein… », une expression du Dr Soubiran qui te plaisait tant !
Qu’Allah le Tout-Puissant te fasse bénéficier de sa miséricorde infinie. Amen.
Daha KANE
Pendant les vacances scolaires, avant de rejoindre le Fouta, nous séjournions ensemble à la cité universitaire où il disposait de deux chambres. Le lycéen que j’étais le ressent comme une incitation à travailler d’arrache-pied pour mériter le traitement de faveur dont jouit l’étudiant, cet « hippocravate », nom qu’il donnait dans ses écrits aux disciples d’Hippocrate rejoignant les amphithéâtres en habit de soirée. Un sort commun du reste
Ciré est entré en médecine comme on entre en religion. Avec le soutien moral d’un oncle particulièrement brillant qui l’a précédé dans les dédales de la tour d’Esculape et l’avantage d’une « hagiographie » convaincante, le novice est très vite touché par la vocation. Les conseils avisés de ce parent et la trilogie A. Carrel (l’homme cet inconnu), A Soubiran (les hommes en blanc) et A. Cronin (la citadelle) à son chevet sont d’un grand secours durant cette initiation au long cours. Je finirai par lire ces œuvres qui sont d’une beauté qui force l’admiration.
Mais bientôt le jeune étudiant ouvrira un nouveau chantier. Sa foi gagnant un terrain de plus en plus marqué, il sentit venir le moment de se soumettre à une introspection sans complaisance. C’est son djihad. Rechercher en soi toute niche pouvant abriter quelque tare à extirper pour se conformer à la loi canonique coranique.
Ayant balayé devant sa porte, il s’active à cultiver son jardin : semer la bonne graine et répandre la bonne parole parmi les étudiants musulmans en vue de la fondation d’une association confessionnelle. Pareille entreprise suppose un support documentaire adéquat qu’il s’emploiera à regrouper.
Enfin Malek vint !
Malek Bennabi avec « le phénomène coranique » favorise l’exaltation de sa foi et la potentialisation d’une ferveur qui n’était déjà pas tiède et ouvre à Ciré LY la voie royale qui fait de lui le porte-voix de ses camarades musulmans.
Ni néophyte, ni prosélyte, Ciré sera cependant habité par le même tourment que Polyeucte : « La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ? »
Cette phase est marquée par un engagement majeur : la défense et l’illustration des valeurs de l’Islam.
Assurément son action a été positive. Il a pleinement réussi à favoriser l’exécution convenable des obligations religieuses au sein de la cité universitaire grâce à d’âpres négociations avec le directeur des affaires politiques tout à la fois courtois et méfiant. De telles concessions, sans précédent, ne sont rendues possibles qu’à cause de son esprit méthodique, son sens de l’organisation et son pouvoir de persuasion. La structuration d’une AMEA fiable et représentative aux yeux du colonisateur a fait le reste.
Certains, parce qu’ils sont mal informés, pensent qu’il est intolérant et anticlérical, se basant probablement sur ses démêlées avec l’archevêque de Dakar ; or ce dernier s’était ouvertement attaqué à l’Islam. Quoi de plus normal qu’un citoyen de la « Ummah » qui se refuse à toute forme d’allégeance lui porte la réplique sans sommation aucune ? Il restera le prélat à l’étole étoilée de mitrailles par les tirs nourris d’un franc-tireur infatigable. Plus tard, retiré en Suisse, il bravera l’excommunication en s’opposant farouchement à l’autorité pontificale.
En dépit de toute la fougue qui peut animer un tel combattant, Ciré LY, déjà dans ses écrits de jeunesse, prône la tolérance. Celle-ci est inscrite dans le Saint Coran qui est le code de conduite du musulman qu’il est. C’est en parcourant ses écrits des années 1954-1955, que l’on peut mesurer à sa juste valeur sa capacité de tolérance. Mieux, il y jette les bases d’un dialogue islamo-chrétien fructueux. En outre, il recommande l’émergence d’une coopération structurée et solide du monothéisme face à la menace grandissante de l’athéisme et du polythéisme. Il redoutait particulièrement l’affaiblissement de l’un des pôles de cette sainte alliance qui pourrait déboucher sur le renforcement de l’axe du Mal. Il s’insurge contre tout fanatisme stérile. Par ailleurs, il était prêt à partager un foyer confessionnel avec ses camarades étudiants catholiques, pour vivre ensemble leur foi, loin du cadre étriqué et non conventionnel de la cité universitaire. Enfin, son meilleur ami et camarade de classe, futur doyen de la Faculté de Médecine de Cotonou est le président de la Jeunesse estudiantine catholique (J.E.C). Ces idées qui sont celles d’un visionnaire et d’un pionnier prouvent que ses adversaires lui font un mauvais procès.
On peut retenir – c’est là l’essentiel – que pendant soixante ans de militantisme et de combat ininterrompu, il a su organiser son cadre de vie et de travail pour harmoniser ses obligations et devoirs lui permettant ainsi de modeler une famille de la manière la plus heureuse et se conformant rigoureusement aux normes prescrites par l’Islam.
Quant à nous, ses frères et sœurs, il « nous a éduqués avec certitude et rectitude » comme vient de le rappeler notre oncle.
Cher frère, dès l’aube, ce dimanche-là, à jeun, agrippé au Saint Coran que tu lisais, tu es parti à petits pas sans te retourner. Vingt quatre jours de douloureuse et déroutante stroboscopie alternant tranche d’espérance et frange de désespérance pour ta famille et tes amis. Miracle ? Non mirage ! Miroir aux alouettes ! Quand le vendredi 13 juillet, au matin, « soudain comme un coup de tonnerre dans un ciel serein… », une expression du Dr Soubiran qui te plaisait tant !
Qu’Allah le Tout-Puissant te fasse bénéficier de sa miséricorde infinie. Amen.
Daha KANE