Comment analyser un tel geste ?
Pour mieux appréhender cette démarche de Cheikh Sidy Moukhtar, il conviendra d’abord, à notre avis, de la replacer dans le contexte historique et doctrinal plus vaste du Mouridisme, qui compte dans ses annales, comme nous le verrons, bien d’autres actes similaires. Car, ce que beaucoup d’analystes, maîtrisant peu cette histoire, semblent ignorer, c’est que le geste du septième Calife des mourides s’inscrit dans une très ancienne tradition, remontant jusqu’à Cheikh A. Bamba lui-même. Raison pour laquelle il nous semble assez intéressant d’étudier au préalable l’« action citoyenne » de celui-ci, d’essayer d’en retrouver les sources spirituelles et politiques, pour mieux expliciter, ensuite, l’œuvre de ses successeurs et la nature de leurs rapports avec la puissance publique.
Action Citoyenne ou Compromission Politique ?
Les relations de Cheikh A. Bamba avec l’autorité coloniale, longtemps marquées par les incompréhensions et la persécution, s’acheva par une phase d’apaisement et même de coopération, appelée « accommodation » par les chercheurs, correspondant globalement à son séjour à Diourbel (à partir de 1912). Attitude d’autant plus justifiée que ses anciens ennemis avaient fini par reconnaître officiellement l’erreur judiciaire commise en son endroit et que son élévation d’esprit le mena a accorder son pardon à ces derniers : « J’ai pardonné à tous mes ennemis pour l’amour du Seigneur qui les a écartés de moi à jamais ; aussi je ne songe point à me venger » (Muqadimatul Amdâh), « O Seigneur ! Accorde Ton pardon à quiconque m’a jamais blâmé ou offensé, et puisse-t-il se soumettre à Toi.»
C’est ainsi qu’en 1926, le Serviteur du Prophète (PSL), sous la requête de l’Etat colonial, participa financièrement au relèvement du Franc français [2], par une contribution personnelle de 500 000 F de l’époque (évaluable en centaines de millions de nos jours) envoyée à l’administration. Ceci, alors que l’ensemble des contributions réunies de toute la colonie du Sénégal était évaluée à 3 855 489 de francs (soit donc près de 13% du total au seul actif du chef des mourides). Comme illustré dans ce rapport politique du Sénégal : « Si la liste des souscriptions de tous ordres est importante et a nécessité d’interminables colonnes pour son insertion à l’officiel de la colonie ; non moins importantes par leur chiffre sont certaines d’entre elles. A cet égard, une mention spéciale est due à la participation du chef des mourides Ahmadou Bamba qui s’élevait à 500 000 F.» (2G/26 I0, pp.7-8, Archives du Sénégal). Information confirmée par le rapport politique du Commandant du Cercle du Baol au Gouverneur du Sénégal, en Août 1926 : « Cheikh Ahmadou Bamba offre la somme de 500 000 F spontanément et sans affectation à la contribution volontaire pour le relèvement du franc. »
Ce remarquable geste faisait suite, il faut le savoir, à une précédente contribution de Cheikh A. Bamba qui avait déjà, au mois de mai 1909 (durant sa résidence surveillée à Thiéyène), envoyé aux autorités coloniales une contribution de 550 francs pour la construction d’une infirmerie à Diourbel. Cette collaboration avec l’administration publique culmina avec le consentement des mourides à participer physiquement à l’effort de guerre (quoique avec de fortes réticences internes), en s’engageant dans les troupes coloniales lors du premier conflit mondial (1914-1918), encore une fois, sur requête des pouvoirs publics. Tel que rapporté dans un rapport de l’Administrateur Lasselves du 22 Octobre 1915 : « [Ahmadou Bamba] a ainsi favorisé le recrutement dans le cercle de Tivaouane de sorte qu’il se trouve une troupe d’environ 400 tirailleurs mourides instruite dans les camps de Frejus et sur laquelle le Ministre de la Guerre a porté les appréciations les plus élogieuses auprès de M. Merleau Ponty Amedée, Gouverneur Général de l’A.O.F. »[3]
De tels gestes n’ont pas naturellement manqué de soulever, auprès des chercheurs, de nombreux questionnements. Comment, en effet, comprendre cet esprit « citoyen » du Mouridisme [4] dans ses rapports avec l’autorité publique, tel que préfiguré par Cheikh A. Bamba lui-même, puis perpétué par ses successeurs dans leurs relations avec l’Etat postcolonial ? Si l’on se souvient surtout que cette « confrérie » semble justement avoir bâti sa force et son esprit d’autonomie autour du charisme acquis par son guide à travers sa résistance et sa confrontation avec l’Etat colonial ? La résistance de Cheikh A. Bamba, dont se sont autant glorifiées des générations de mourides et de sénégalais, au point même de devenir un élément central de leur identité nationale, n’est-elle pas, en définitive, un simple mythe, au vu des actes « compromettants » de cette nature attribués à leur guide ? Autant d’interrogations qui n’ont pas manqué jusqu’ici de charrier, dans la recherche, maints sous-entendus sardoniques et autres subtiles insinuations d’indignité et de clientélisme des mourides…
Les Clés Coraniques de l’Enigme
En réalité, c’est Cheikh A. Bamba lui-même qui nous fournit la première justification spirituelle et historique de l’évolution de ses rapports avec le pouvoir colonial, dans un passage figurant dans le recueil Majmuha (p. 20) rassemblé par Cheikh Abdoul Ahad, le troisième Calife des mourides et inconnu de la plupart des spécialistes. Récit où il décrit, de façon chronologique, les versets coraniques qui inspirèrent constamment son attitude envers ses adversaires, à chaque étape de leur confrontation :
«- Lorsque je rencontrai pour la première fois les ennemis de Dieu (en 1895, à Dièwal ou lors du Conseil Privé de Saint-Louis), le verset qui me fut inspiré fut [celui adressé au Prophète dans des circonstances similaires] :
« [Et rappelle-toi] lorsque les mécréants complotaient contre toi pour t’emprisonner ou t’assassiner ou te bannir. [Ils complotaient, mais Dieu a fait échouer leur plan, et Dieu est le meilleur en stratagèmes]» (Coran 8:30)
- Au cours de l’exil au Gabon (1895-1902), il me fut inspiré le verset suivant :
« Ô vous qui croyez ! Combattez ceux des mécréants qui sont près de vous; [et qu'ils trouvent de la dureté en vous. Et sachez que Dieu est avec les pieux.]» (Coran 9:123).
- A l’étape de Daroul Manân, (en mai 1903, après le retour d’exil), ce fut le verset :
«Et si [les mécréants] inclinent à la paix, incline-toi toi aussi vers la paix et place ta confiance en Dieu, [car Il Entend et Connaît tout. Et s'ils veulent te tromper, alors Dieu te suffira. C'est bien Lui qui t'avait soutenu auparavant par Son secours ainsi que par l’assistance des croyants.] » ( Coran 8:61)
- A l’étape de [la résidence surveillée à] Djolof (Thiéyène, en 1906), ce fut le verset :
« S’ils se comportent droit avec vous, alors comportez-vous droit avec eux » (Coran 8:7).
- A partir de Djolof jusqu’à la résidence surveillée à Diourbel (1906-1912), ce fut le verset:
« Il se peut que Dieu établisse de la sympathie entre vous et ceux d’entre eux dont vous avez été les ennemis. [Et Dieu est Omnipotent, Pardonneur et Très Miséricordieux.]» (Coran 6 :7)
- A partir de l’étape de Diourbel (1912-1927), ce furent les versets :
« A vous votre religion et à moi la mienne.» (Coran 109:6)
«Dites : « Soyez témoins que nous sommes des musulmans »» (Coran 3:64) »
Une analyse de l’articulation chronologique des versets auxquels Cheikh A. Bamba se réfère dans ce texte et leur mise en rapport avec sa biographie nous révèlent au moins deux principes fondamentaux de sa démarche et de ses rapports avec ses adversaires :
1- La constance de Cheikh A. Bamba dans ses convictions durant les trente-trois années tumultueuses de confrontation avec ses ennemis, qui n’ont pas réussi à ébranler sa foi en Dieu, à modifier ses objectifs et son ambition spirituelle pour la Cité. Cette constance s’illustre ici à travers son souci permanent de fidélité à l’enseignement coranique, et celui de conformer sa vie à celle de son modèle prophétique, en dépit de la diversité des situations et des contextes, mais aussi par sa fermeté à ne jamais céder dans ses principes fondamentaux et dans la préservation des valeurs pour lesquelles il s’est toujours battu. Les versets conclusifs de ce parcours (qui rétablissent la Vérité intangible de l’Islam : « Soyez témoins que nous sommes des musulmans ») démontrent d’ailleurs que les objectifs initiaux de son combat ont été victorieusement préservés, malgré toutes les vicissitudes et les divers retournements de situations.
2- L’adaptation de son attitude extérieure et de sa démarche politique selon celle de ses adversaires, dont les différentes stratégies de « la carotte et du bâton » ont constamment trouvé chez lui un répondant approprié et tout à fait conforme aux enseignements de l’Islam et à l’inspiration divine.
Sous cet éclairage nouveau, on peut dire que c’est le principe de cet ajustement des méthodes dans la fidélité aux principes qu’a enseigné le Coran au Messager de Dieu (PSL) qui justifie pourquoi, lorsque les colonisateurs français décidèrent, au début du XXe siècle, d’entretenir d’autres types de relations plus pacifiques avec l’Islam et les chefs religieux sénégalais, qu’ils ne percevaient plus comme un danger à leur mainmise économique et dont ils aspiraient même se servir pour se légitimer auprès de la population indigène, Cheikh A. Bamba consentit à appliquer, avec pleine confiance au Seigneur qui le lui inspira, le même principe divin qui fut recommandé au Prophète Muhammad (PSL) et aux premiers musulmans, lorsqu’ils furent confrontés à la même situation avec leurs ennemis : «Et si [les mécréants] inclinent à la paix, incline-toi toi aussi vers la paix et place ta confiance en Dieu, car Il Entend et Connaît tout. Et s’ils veulent te tromper, alors Dieu te suffira. C’est bien Lui qui t’avait soutenu auparavant par Son secours ainsi que par l’assistance des croyants.» (8:61).
C’est notamment cet esprit de constance des principes et de flexibilité dans les méthodes qui explique, d’après nous, pourquoi, malgré les compromis avec les pouvoirs successifs avec qui ils eurent à traiter, les mourides ont toujours su compter d’abord sur leurs propres forces pour matérialiser leurs propres projets, avant de faire appel à l’assistance publique pour les volets dont ils s’estimaient moins compétents, tout en conservant leur esprit d’indépendance et leur identité. Quelle que soit la nature du régime en place et les types de liens qu’ils ont pu entretenir. Cet esprit d’autonomie spirituelle et financière mouride, illustré par maints exemples et basé sur la Khidma (Rendre service aux créatures ou ligéeyal Serigne Touba dans le jargon mouride), les mena même quelques fois à assister financièrement, physiquement ou matériellement la puissance publique, à chaque fois que cette contribution n’était pas jugée en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux de leur voie et était susceptible de générer un intérêt pour l’Islam et pour la Cité. Car, il convient de s’en rappeler, les gestes citoyens et d’assistance envers les pouvoirs publics, consentis par le Cheikh et ses successeurs, se firent dans un contexte d’expansion et de raffermissement du Mouridisme, qui regroupait déjà une part de plus en plus importante des musulmans et des citoyens du pays. Ce qui faisait que toute aide accordée au pouvoir en place revenait désormais en quelque sorte à assister indirectement les populations (Khidma indirecte). Comme l’illustrent les nombreux gestes en ce sens des différents Califes, de Cheikh Mouhammadou Moustapha à Serigne Sidy Moukhtar : aides directes ou indirectes aux citoyens indigents, aux démunis, aux personnes touchées par les calamités, règlement intégral des impôts par « tête » de disciple, prises en charge éducative et alimentaire etc. Ainsi est-il relativement facile de démontrer que toutes les « facilités » [5] que l’Etat consentait à leur octroyer revenaient en définitive aux masses et à la Cité de Dieu qu’ils aspiraient bâtir, ayant généralement appris à vivre assez humblement (en comparaison des possibilités qui étaient les leurs) dans l’adoration de Dieu et dans la Khidma. Comme l’illustrent assez remarquablement d’ailleurs les modestes conditions de vie de Cheikh Sidy Moukhtar dont les résidences secondaires, il convient de le rappeler, se répartissent entre Keur Ngana et Taysir, dans le pays profond du Cayor, au lieu de la France, du Canada ou des Etats-Unis que semblent préférer beaucoup de « représentants du peuple ».
Serigne Saliou Mbacké, un autre citoyen ordinaire ?
Les passages suivants, extraits d’une interview de S. Souhaibou Cissé, ancien secrétaire et chambellan de Cheikh Saliou Mbacké, démontrent à souhait cette fonction sociale des marabouts, telle qu’illustrée de façon assez rare dans la vie du cinquième Calife général des mourides : « Durant les premières années de son khalifat, les gens qui n’avaient pas encore compris le sens de sa mission pensaient qu’il aimait accumuler des terres agricoles. Mais quelques années plus tard, tout le monde s’est rendu compte de sa capacité à valoriser ces terres. Ce dont Khelcom constitue aujourd’hui un exemple éclatant. On n’a jamais vu dans notre histoire un homme créer en si peu de temps un village de 15 000 âmes, doté de toutes les infrastructures de développement, au point même d’être érigé en chef lieu de communauté rurale. Mieux, la nourriture et l’entretien de toutes les personnes qui y vivent étaient à sa charge exclusive. Voici comment Serigne Saliou gérait le patrimoine de la communauté mouride. J’ai toujours personnellement constaté la manière dont il séparait les dons pieux (adiyas) qu’on lui remettait. A chaque fois qu’il recevait un don en provenance d’une personnalité gouvernementale ou d’un haut fonctionnaire, il ne le mettait pas dans le compte de la communauté mouride, mais le gardait dans un endroit sûr, et à chaque fois qu’une calamité naturelle nécessitant l’intervention de l’Etat était portée à sa connaissance, il utilisait cet argent pour venir en aide aux sinistrés. Il l’a fait à l’occasion du drame à la Sonacos et pour des centaines de villages, dont les habitants frappés par une catastrophe naturelle, venaient solliciter son assistance. Par contre l’argent qui provenait des disciples regroupés en Dahiras ou provenant du fruit de son propre labeur, à travers les champs qu’il exploitait, et d’autres dons différents de ceux de l’Etat, il les mettait directement dans le compte de la communauté mouride. C’est ce qui lui a permis, quelques temps avant sa disparition, de rassembler toute la communauté pour l’informer, à travers les médias, du montant de 10 milliards qu’il a pu garder et qu’il comptait réinvestir dans la ville de Touba si chère à Khadimou Rassoul, son père. C’était le lancement officiel des chantiers de Touba qu’il a aujourd’hui légués à Serigne Bara Falilou. Il arrivait même qu’un village entier vienne le solliciter pour des vivres de soudure, un forage, ou une case de santé. Jamais il n’a demandé l’intervention de l’Etat, il débloquait toujours des dizaines de millions dans la discrétion ou la somme équivalente à la demande formulée qu’il remettait aux solliciteurs pour résoudre les problèmes des sénégalais qui venaient vers lui. Il avait également l’habitude de faire distribuer, durant la nuit, des vivres dans les quartiers pauvres de Touba. On peut passer toute une journée à parler de ses bienfaits… » (Lire l’interview intégrale, à partir de ce lien).
C’est cette fonction socioreligieuse des véritables et authentiques guides religieux, incarnée à un niveau assez inédit par Cheikh Saliou et par d’autres leaders mourides, qui fit sans doute dire au Professeur Linda Beck, spécialiste en science politique comparée, dans son article « Le Regard d’un Américain sur le Mouridisme et sur les Mourides de New York » : « En fréquentant la maisons des marabouts mourides, j’appris non seulement le vrai sens du mot « téranga » (hospitalité sénégalaise) mais également la profondeur de la piété et de la dévotion des mourides. En côtoyant les nombreux talibés (disciples) qui venaient souvent solliciter les conseils de leurs marabouts, j’appris aussi que la relation des disciples mourides avec leurs cheikhs n’était pas uniquement basée sur une sorte de dévotion « aveugle », comme la décrivaient souvent beaucoup d’Occidentaux. Mais qu’elle était plutôt l’expression d’un profond respect dû à la guidée spirituelle et à l’assistance matérielle que les marabouts prodiguaient à leurs disciples depuis des générations. » (Voir ce lien)
Les communautés religieuses, frein ou partenaires au développement ?
Il nous paraît assez intéressant de noter que cette aide, directe ou indirecte, des marabouts mourides envers les pouvoirs publics (auxquels revenait théoriquement la mission régalienne de subvenir aux besoins socio-économiques des populations) n’est pas sans remettre en cause le fameux et unilatéral modèle du « clientélisme maraboutique », développé depuis toujours par la recherche, qui voudrait que l’appui matériel et financier se fasse variablement dans un sens unique. Ce nouveau paradigme analytique suggère même, à notre avis, d’autres potentialités non négligeables et plus décisives de contributions économiques, sociales, éducatives, culturelles, diplomatiques, touristiques etc. des communautés religieuses dans les missions de service public de l’Etat sénégalais (à condition d’être mieux rationalisées et prises davantage au sérieux). Mais malheureusement, force est de constater que les différents pouvoirs s’étant succédés à la tête du pays n’ont jusqu’ici considéré ces communautés et leurs remarquables potentialités que comme des viviers électoraux auxquels l’on ne s’occupe qu’en vue des échéances politiques. Sans les appréhender pleinement et sérieusement comme des « partenaires au développement » tout à fait valables et représentant la véritable « société civile sénégalaise » dont l’apport, à condition d’être mieux pris en compte et délesté de certaines pesanteurs socioculturelles, peut devenir l’un des leviers les plus décisifs pour le progrès de notre nation…
L’on peut même parallèlement, à travers ce principe, noter une fonction très intéressante de la Khidma (base de la doctrine du travail des mourides) qui est celle d’autonomie que confèrent l’esprit d’indépendance, la foi en Dieu et l’ardeur à œuvrer pour sa Cité et pour soi en comptant d’abord sur ses propres forces et sur les fruits de son propre labeur. Car il n’est nul besoin, à notre avis, de démontrer que c’est précisément ce genre de philosophies d’autodétermination et de confiance en soi qui manquent actuellement aux pays africains et dont ils ont tellement besoin pour sortir un jour de l’ornière du sous-développement et ne plus vivre en dépendance sous la perfusion dégradante de l’aide internationale…
Il conviendra toutefois de reconnaître que cette fonction sociale que jouent beaucoup de marabouts mourides, qui représente une mission capitale de leur Khidma, est actuellement éclipsée et même délibérément ignorée par la plupart des médias, qui préfèrent en général se focaliser davantage sur les dérives et les écarts par rapport à l’orthodoxie constatés chez les éléments non vertueux du système. Eléments (que nous qualifions de « mouridophagiques », pour traduire « dundee yoonu murit ») qui, comme dans toute communauté, utilisent les valeurs partagées pour des intérêts clairement individuels et égoïstes n’ayant rien à voir avec la doctrine et l’intérêt général de l’Islam et de la Cité. Le déséquilibre médiatique en faveur de ces éléments se manifestant par une prédilection de plus en plus affichée pour les amalgames, les généralisations abusives et la stigmatisation volontaire afin, surtout, de fixer une image définitivement négative des religieux, qui ne joueraient plus, selon ce schéma, un rôle social conséquent et qui, de ce fait, devraient céder le pas à d’autres entités « républicaines » et « laïques » que l’on aspirerait par là promouvoir. Cette stigmatisation des « mare-à-bout », amateurs invétérés des mallettes politiciennes (donc de l’argent du contribuable), développée récemment à travers la rhétorique du « marabout-citoyen ordinaire » habilement emprunté à un dérapage du candidat président, se fonde en réalité sur une conception profondément laïciste de la chose publique. Pourquoi, en allant jusqu’au bout de cette logique, aucune voix ne s’est élevée pour protester contre l’acceptation de la subvention du Calife des mourides pour les même motifs de laïcité, de séparation des pouvoirs et d’utilisation inappropriée du adiya du contribuable-taalibé par la République ?
Comment peut-on littéralement assimiler (en dehors, naturellement, des cas juridiques et civiques) tout citoyen lamba à un citoyen qui à lui seul synthétise les aspirations et les intérêts de millions de ses concitoyens ? Un citoyen ordinaire dont la contribution à elle seule représente celle de millions de personnes et qui, ce faisant, peut dépasser celles de toutes les campagnes de téléthons du pays ou autres opérations de « marketing humanitaire » de nos entreprises, des personnages médiatiques, des stars populistes (friands de publicité gratuite), des bonnes volontés et autres milliers de citoyens ordinaires réunis ?
Dieu fasse que tous les citoyens de ce pays deviennent aussi ordinaires que Serigne Sidy Moukhtar !
NOTES______________________
[1] Contrairement aux autres gestes, suscités par l’engouement populaire et destinés à des secours ponctuels aux sinistrés, celui du Calife, en tant que contribution au plan d’assainissement de la deuxième ville la plus peuplée du Sénégal, entre, à notre avis, dans un cadre beaucoup plus global et plus pérenne que ces derniers.
[2] La politique financière des différents gouvernements du cartel des gauches ayant fait faillite en France au début de 1926, le laxisme monétaire et la menace d’un impôt sur le capital aggravèrent considérablement une situation déjà rendue difficile par les énormes dépenses de la guerre et de la reconstruction. Face à l’enorme déficit, il fut décidé, au niveau de la métropole et des colonies, le relèvement du Franc. Cette opération, une fois réussie, assura aux exportations une nouvelle compétitivité et mit progressivement un terme aux soucis économico-financiers hérités de la Grande Guerre.
[3] Un autre document administratif décrivait ainsi le comportement de ces tirailleurs : « Les tirailleurs mourides reconnaissent entre eux des marabouts auxquels ils obéissent, ils sont intelligents, sobres, durs à la fatigue, ils font d’excellents tirailleurs… ».
[4] On se souvient aussi du geste citoyen de Mame Thierno Ibrahim, frère, bras-droit et disciple du Cheikh lorsque, à la requête des autorités coloniales, il leur fit don d’une très importante quantité de céréales, produits de sa récolte personnelle, pour les aider à combattre la pénurie créée dans le pays par les débuts de la deuxième guerre mondiale.
[5] Facilités qui sont en réalité financées par l’argent du contribuable sénégalais, dont les mourides eux-mêmes pour une part non négligeable (vu leur force économique), à travers les taxes et impôts, l’importance de l’émigration mouride, le boom économique du Magal de Touba (l’un des plus grands évènement religieux du monde), le poids économique et financier de la ville sainte etc. Sous ce rapport, les relations de reconnaissance («njukël » en wolof) qu’ont toujours essayé de perpétuer les différents régimes avec les communautés religieuses méritent, à notre sens, d’être revisitées aujourd’hui sous un angle beaucoup plus large que celui de nos anciens, qui n’intégraient pas toujours nécessairement ces dimensions de la finance publique et des droits légitimes qu’un Etat doit garantir à l’ensemble des communautés composant le peuple de qui il a tiré, en réalité, sa légitimité et ses prérogatives.
Pour mieux appréhender cette démarche de Cheikh Sidy Moukhtar, il conviendra d’abord, à notre avis, de la replacer dans le contexte historique et doctrinal plus vaste du Mouridisme, qui compte dans ses annales, comme nous le verrons, bien d’autres actes similaires. Car, ce que beaucoup d’analystes, maîtrisant peu cette histoire, semblent ignorer, c’est que le geste du septième Calife des mourides s’inscrit dans une très ancienne tradition, remontant jusqu’à Cheikh A. Bamba lui-même. Raison pour laquelle il nous semble assez intéressant d’étudier au préalable l’« action citoyenne » de celui-ci, d’essayer d’en retrouver les sources spirituelles et politiques, pour mieux expliciter, ensuite, l’œuvre de ses successeurs et la nature de leurs rapports avec la puissance publique.
Action Citoyenne ou Compromission Politique ?
Les relations de Cheikh A. Bamba avec l’autorité coloniale, longtemps marquées par les incompréhensions et la persécution, s’acheva par une phase d’apaisement et même de coopération, appelée « accommodation » par les chercheurs, correspondant globalement à son séjour à Diourbel (à partir de 1912). Attitude d’autant plus justifiée que ses anciens ennemis avaient fini par reconnaître officiellement l’erreur judiciaire commise en son endroit et que son élévation d’esprit le mena a accorder son pardon à ces derniers : « J’ai pardonné à tous mes ennemis pour l’amour du Seigneur qui les a écartés de moi à jamais ; aussi je ne songe point à me venger » (Muqadimatul Amdâh), « O Seigneur ! Accorde Ton pardon à quiconque m’a jamais blâmé ou offensé, et puisse-t-il se soumettre à Toi.»
C’est ainsi qu’en 1926, le Serviteur du Prophète (PSL), sous la requête de l’Etat colonial, participa financièrement au relèvement du Franc français [2], par une contribution personnelle de 500 000 F de l’époque (évaluable en centaines de millions de nos jours) envoyée à l’administration. Ceci, alors que l’ensemble des contributions réunies de toute la colonie du Sénégal était évaluée à 3 855 489 de francs (soit donc près de 13% du total au seul actif du chef des mourides). Comme illustré dans ce rapport politique du Sénégal : « Si la liste des souscriptions de tous ordres est importante et a nécessité d’interminables colonnes pour son insertion à l’officiel de la colonie ; non moins importantes par leur chiffre sont certaines d’entre elles. A cet égard, une mention spéciale est due à la participation du chef des mourides Ahmadou Bamba qui s’élevait à 500 000 F.» (2G/26 I0, pp.7-8, Archives du Sénégal). Information confirmée par le rapport politique du Commandant du Cercle du Baol au Gouverneur du Sénégal, en Août 1926 : « Cheikh Ahmadou Bamba offre la somme de 500 000 F spontanément et sans affectation à la contribution volontaire pour le relèvement du franc. »
Ce remarquable geste faisait suite, il faut le savoir, à une précédente contribution de Cheikh A. Bamba qui avait déjà, au mois de mai 1909 (durant sa résidence surveillée à Thiéyène), envoyé aux autorités coloniales une contribution de 550 francs pour la construction d’une infirmerie à Diourbel. Cette collaboration avec l’administration publique culmina avec le consentement des mourides à participer physiquement à l’effort de guerre (quoique avec de fortes réticences internes), en s’engageant dans les troupes coloniales lors du premier conflit mondial (1914-1918), encore une fois, sur requête des pouvoirs publics. Tel que rapporté dans un rapport de l’Administrateur Lasselves du 22 Octobre 1915 : « [Ahmadou Bamba] a ainsi favorisé le recrutement dans le cercle de Tivaouane de sorte qu’il se trouve une troupe d’environ 400 tirailleurs mourides instruite dans les camps de Frejus et sur laquelle le Ministre de la Guerre a porté les appréciations les plus élogieuses auprès de M. Merleau Ponty Amedée, Gouverneur Général de l’A.O.F. »[3]
De tels gestes n’ont pas naturellement manqué de soulever, auprès des chercheurs, de nombreux questionnements. Comment, en effet, comprendre cet esprit « citoyen » du Mouridisme [4] dans ses rapports avec l’autorité publique, tel que préfiguré par Cheikh A. Bamba lui-même, puis perpétué par ses successeurs dans leurs relations avec l’Etat postcolonial ? Si l’on se souvient surtout que cette « confrérie » semble justement avoir bâti sa force et son esprit d’autonomie autour du charisme acquis par son guide à travers sa résistance et sa confrontation avec l’Etat colonial ? La résistance de Cheikh A. Bamba, dont se sont autant glorifiées des générations de mourides et de sénégalais, au point même de devenir un élément central de leur identité nationale, n’est-elle pas, en définitive, un simple mythe, au vu des actes « compromettants » de cette nature attribués à leur guide ? Autant d’interrogations qui n’ont pas manqué jusqu’ici de charrier, dans la recherche, maints sous-entendus sardoniques et autres subtiles insinuations d’indignité et de clientélisme des mourides…
Les Clés Coraniques de l’Enigme
En réalité, c’est Cheikh A. Bamba lui-même qui nous fournit la première justification spirituelle et historique de l’évolution de ses rapports avec le pouvoir colonial, dans un passage figurant dans le recueil Majmuha (p. 20) rassemblé par Cheikh Abdoul Ahad, le troisième Calife des mourides et inconnu de la plupart des spécialistes. Récit où il décrit, de façon chronologique, les versets coraniques qui inspirèrent constamment son attitude envers ses adversaires, à chaque étape de leur confrontation :
«- Lorsque je rencontrai pour la première fois les ennemis de Dieu (en 1895, à Dièwal ou lors du Conseil Privé de Saint-Louis), le verset qui me fut inspiré fut [celui adressé au Prophète dans des circonstances similaires] :
« [Et rappelle-toi] lorsque les mécréants complotaient contre toi pour t’emprisonner ou t’assassiner ou te bannir. [Ils complotaient, mais Dieu a fait échouer leur plan, et Dieu est le meilleur en stratagèmes]» (Coran 8:30)
- Au cours de l’exil au Gabon (1895-1902), il me fut inspiré le verset suivant :
« Ô vous qui croyez ! Combattez ceux des mécréants qui sont près de vous; [et qu'ils trouvent de la dureté en vous. Et sachez que Dieu est avec les pieux.]» (Coran 9:123).
- A l’étape de Daroul Manân, (en mai 1903, après le retour d’exil), ce fut le verset :
«Et si [les mécréants] inclinent à la paix, incline-toi toi aussi vers la paix et place ta confiance en Dieu, [car Il Entend et Connaît tout. Et s'ils veulent te tromper, alors Dieu te suffira. C'est bien Lui qui t'avait soutenu auparavant par Son secours ainsi que par l’assistance des croyants.] » ( Coran 8:61)
- A l’étape de [la résidence surveillée à] Djolof (Thiéyène, en 1906), ce fut le verset :
« S’ils se comportent droit avec vous, alors comportez-vous droit avec eux » (Coran 8:7).
- A partir de Djolof jusqu’à la résidence surveillée à Diourbel (1906-1912), ce fut le verset:
« Il se peut que Dieu établisse de la sympathie entre vous et ceux d’entre eux dont vous avez été les ennemis. [Et Dieu est Omnipotent, Pardonneur et Très Miséricordieux.]» (Coran 6 :7)
- A partir de l’étape de Diourbel (1912-1927), ce furent les versets :
« A vous votre religion et à moi la mienne.» (Coran 109:6)
«Dites : « Soyez témoins que nous sommes des musulmans »» (Coran 3:64) »
Une analyse de l’articulation chronologique des versets auxquels Cheikh A. Bamba se réfère dans ce texte et leur mise en rapport avec sa biographie nous révèlent au moins deux principes fondamentaux de sa démarche et de ses rapports avec ses adversaires :
1- La constance de Cheikh A. Bamba dans ses convictions durant les trente-trois années tumultueuses de confrontation avec ses ennemis, qui n’ont pas réussi à ébranler sa foi en Dieu, à modifier ses objectifs et son ambition spirituelle pour la Cité. Cette constance s’illustre ici à travers son souci permanent de fidélité à l’enseignement coranique, et celui de conformer sa vie à celle de son modèle prophétique, en dépit de la diversité des situations et des contextes, mais aussi par sa fermeté à ne jamais céder dans ses principes fondamentaux et dans la préservation des valeurs pour lesquelles il s’est toujours battu. Les versets conclusifs de ce parcours (qui rétablissent la Vérité intangible de l’Islam : « Soyez témoins que nous sommes des musulmans ») démontrent d’ailleurs que les objectifs initiaux de son combat ont été victorieusement préservés, malgré toutes les vicissitudes et les divers retournements de situations.
2- L’adaptation de son attitude extérieure et de sa démarche politique selon celle de ses adversaires, dont les différentes stratégies de « la carotte et du bâton » ont constamment trouvé chez lui un répondant approprié et tout à fait conforme aux enseignements de l’Islam et à l’inspiration divine.
Sous cet éclairage nouveau, on peut dire que c’est le principe de cet ajustement des méthodes dans la fidélité aux principes qu’a enseigné le Coran au Messager de Dieu (PSL) qui justifie pourquoi, lorsque les colonisateurs français décidèrent, au début du XXe siècle, d’entretenir d’autres types de relations plus pacifiques avec l’Islam et les chefs religieux sénégalais, qu’ils ne percevaient plus comme un danger à leur mainmise économique et dont ils aspiraient même se servir pour se légitimer auprès de la population indigène, Cheikh A. Bamba consentit à appliquer, avec pleine confiance au Seigneur qui le lui inspira, le même principe divin qui fut recommandé au Prophète Muhammad (PSL) et aux premiers musulmans, lorsqu’ils furent confrontés à la même situation avec leurs ennemis : «Et si [les mécréants] inclinent à la paix, incline-toi toi aussi vers la paix et place ta confiance en Dieu, car Il Entend et Connaît tout. Et s’ils veulent te tromper, alors Dieu te suffira. C’est bien Lui qui t’avait soutenu auparavant par Son secours ainsi que par l’assistance des croyants.» (8:61).
C’est notamment cet esprit de constance des principes et de flexibilité dans les méthodes qui explique, d’après nous, pourquoi, malgré les compromis avec les pouvoirs successifs avec qui ils eurent à traiter, les mourides ont toujours su compter d’abord sur leurs propres forces pour matérialiser leurs propres projets, avant de faire appel à l’assistance publique pour les volets dont ils s’estimaient moins compétents, tout en conservant leur esprit d’indépendance et leur identité. Quelle que soit la nature du régime en place et les types de liens qu’ils ont pu entretenir. Cet esprit d’autonomie spirituelle et financière mouride, illustré par maints exemples et basé sur la Khidma (Rendre service aux créatures ou ligéeyal Serigne Touba dans le jargon mouride), les mena même quelques fois à assister financièrement, physiquement ou matériellement la puissance publique, à chaque fois que cette contribution n’était pas jugée en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux de leur voie et était susceptible de générer un intérêt pour l’Islam et pour la Cité. Car, il convient de s’en rappeler, les gestes citoyens et d’assistance envers les pouvoirs publics, consentis par le Cheikh et ses successeurs, se firent dans un contexte d’expansion et de raffermissement du Mouridisme, qui regroupait déjà une part de plus en plus importante des musulmans et des citoyens du pays. Ce qui faisait que toute aide accordée au pouvoir en place revenait désormais en quelque sorte à assister indirectement les populations (Khidma indirecte). Comme l’illustrent les nombreux gestes en ce sens des différents Califes, de Cheikh Mouhammadou Moustapha à Serigne Sidy Moukhtar : aides directes ou indirectes aux citoyens indigents, aux démunis, aux personnes touchées par les calamités, règlement intégral des impôts par « tête » de disciple, prises en charge éducative et alimentaire etc. Ainsi est-il relativement facile de démontrer que toutes les « facilités » [5] que l’Etat consentait à leur octroyer revenaient en définitive aux masses et à la Cité de Dieu qu’ils aspiraient bâtir, ayant généralement appris à vivre assez humblement (en comparaison des possibilités qui étaient les leurs) dans l’adoration de Dieu et dans la Khidma. Comme l’illustrent assez remarquablement d’ailleurs les modestes conditions de vie de Cheikh Sidy Moukhtar dont les résidences secondaires, il convient de le rappeler, se répartissent entre Keur Ngana et Taysir, dans le pays profond du Cayor, au lieu de la France, du Canada ou des Etats-Unis que semblent préférer beaucoup de « représentants du peuple ».
Serigne Saliou Mbacké, un autre citoyen ordinaire ?
Les passages suivants, extraits d’une interview de S. Souhaibou Cissé, ancien secrétaire et chambellan de Cheikh Saliou Mbacké, démontrent à souhait cette fonction sociale des marabouts, telle qu’illustrée de façon assez rare dans la vie du cinquième Calife général des mourides : « Durant les premières années de son khalifat, les gens qui n’avaient pas encore compris le sens de sa mission pensaient qu’il aimait accumuler des terres agricoles. Mais quelques années plus tard, tout le monde s’est rendu compte de sa capacité à valoriser ces terres. Ce dont Khelcom constitue aujourd’hui un exemple éclatant. On n’a jamais vu dans notre histoire un homme créer en si peu de temps un village de 15 000 âmes, doté de toutes les infrastructures de développement, au point même d’être érigé en chef lieu de communauté rurale. Mieux, la nourriture et l’entretien de toutes les personnes qui y vivent étaient à sa charge exclusive. Voici comment Serigne Saliou gérait le patrimoine de la communauté mouride. J’ai toujours personnellement constaté la manière dont il séparait les dons pieux (adiyas) qu’on lui remettait. A chaque fois qu’il recevait un don en provenance d’une personnalité gouvernementale ou d’un haut fonctionnaire, il ne le mettait pas dans le compte de la communauté mouride, mais le gardait dans un endroit sûr, et à chaque fois qu’une calamité naturelle nécessitant l’intervention de l’Etat était portée à sa connaissance, il utilisait cet argent pour venir en aide aux sinistrés. Il l’a fait à l’occasion du drame à la Sonacos et pour des centaines de villages, dont les habitants frappés par une catastrophe naturelle, venaient solliciter son assistance. Par contre l’argent qui provenait des disciples regroupés en Dahiras ou provenant du fruit de son propre labeur, à travers les champs qu’il exploitait, et d’autres dons différents de ceux de l’Etat, il les mettait directement dans le compte de la communauté mouride. C’est ce qui lui a permis, quelques temps avant sa disparition, de rassembler toute la communauté pour l’informer, à travers les médias, du montant de 10 milliards qu’il a pu garder et qu’il comptait réinvestir dans la ville de Touba si chère à Khadimou Rassoul, son père. C’était le lancement officiel des chantiers de Touba qu’il a aujourd’hui légués à Serigne Bara Falilou. Il arrivait même qu’un village entier vienne le solliciter pour des vivres de soudure, un forage, ou une case de santé. Jamais il n’a demandé l’intervention de l’Etat, il débloquait toujours des dizaines de millions dans la discrétion ou la somme équivalente à la demande formulée qu’il remettait aux solliciteurs pour résoudre les problèmes des sénégalais qui venaient vers lui. Il avait également l’habitude de faire distribuer, durant la nuit, des vivres dans les quartiers pauvres de Touba. On peut passer toute une journée à parler de ses bienfaits… » (Lire l’interview intégrale, à partir de ce lien).
C’est cette fonction socioreligieuse des véritables et authentiques guides religieux, incarnée à un niveau assez inédit par Cheikh Saliou et par d’autres leaders mourides, qui fit sans doute dire au Professeur Linda Beck, spécialiste en science politique comparée, dans son article « Le Regard d’un Américain sur le Mouridisme et sur les Mourides de New York » : « En fréquentant la maisons des marabouts mourides, j’appris non seulement le vrai sens du mot « téranga » (hospitalité sénégalaise) mais également la profondeur de la piété et de la dévotion des mourides. En côtoyant les nombreux talibés (disciples) qui venaient souvent solliciter les conseils de leurs marabouts, j’appris aussi que la relation des disciples mourides avec leurs cheikhs n’était pas uniquement basée sur une sorte de dévotion « aveugle », comme la décrivaient souvent beaucoup d’Occidentaux. Mais qu’elle était plutôt l’expression d’un profond respect dû à la guidée spirituelle et à l’assistance matérielle que les marabouts prodiguaient à leurs disciples depuis des générations. » (Voir ce lien)
Les communautés religieuses, frein ou partenaires au développement ?
Il nous paraît assez intéressant de noter que cette aide, directe ou indirecte, des marabouts mourides envers les pouvoirs publics (auxquels revenait théoriquement la mission régalienne de subvenir aux besoins socio-économiques des populations) n’est pas sans remettre en cause le fameux et unilatéral modèle du « clientélisme maraboutique », développé depuis toujours par la recherche, qui voudrait que l’appui matériel et financier se fasse variablement dans un sens unique. Ce nouveau paradigme analytique suggère même, à notre avis, d’autres potentialités non négligeables et plus décisives de contributions économiques, sociales, éducatives, culturelles, diplomatiques, touristiques etc. des communautés religieuses dans les missions de service public de l’Etat sénégalais (à condition d’être mieux rationalisées et prises davantage au sérieux). Mais malheureusement, force est de constater que les différents pouvoirs s’étant succédés à la tête du pays n’ont jusqu’ici considéré ces communautés et leurs remarquables potentialités que comme des viviers électoraux auxquels l’on ne s’occupe qu’en vue des échéances politiques. Sans les appréhender pleinement et sérieusement comme des « partenaires au développement » tout à fait valables et représentant la véritable « société civile sénégalaise » dont l’apport, à condition d’être mieux pris en compte et délesté de certaines pesanteurs socioculturelles, peut devenir l’un des leviers les plus décisifs pour le progrès de notre nation…
L’on peut même parallèlement, à travers ce principe, noter une fonction très intéressante de la Khidma (base de la doctrine du travail des mourides) qui est celle d’autonomie que confèrent l’esprit d’indépendance, la foi en Dieu et l’ardeur à œuvrer pour sa Cité et pour soi en comptant d’abord sur ses propres forces et sur les fruits de son propre labeur. Car il n’est nul besoin, à notre avis, de démontrer que c’est précisément ce genre de philosophies d’autodétermination et de confiance en soi qui manquent actuellement aux pays africains et dont ils ont tellement besoin pour sortir un jour de l’ornière du sous-développement et ne plus vivre en dépendance sous la perfusion dégradante de l’aide internationale…
Il conviendra toutefois de reconnaître que cette fonction sociale que jouent beaucoup de marabouts mourides, qui représente une mission capitale de leur Khidma, est actuellement éclipsée et même délibérément ignorée par la plupart des médias, qui préfèrent en général se focaliser davantage sur les dérives et les écarts par rapport à l’orthodoxie constatés chez les éléments non vertueux du système. Eléments (que nous qualifions de « mouridophagiques », pour traduire « dundee yoonu murit ») qui, comme dans toute communauté, utilisent les valeurs partagées pour des intérêts clairement individuels et égoïstes n’ayant rien à voir avec la doctrine et l’intérêt général de l’Islam et de la Cité. Le déséquilibre médiatique en faveur de ces éléments se manifestant par une prédilection de plus en plus affichée pour les amalgames, les généralisations abusives et la stigmatisation volontaire afin, surtout, de fixer une image définitivement négative des religieux, qui ne joueraient plus, selon ce schéma, un rôle social conséquent et qui, de ce fait, devraient céder le pas à d’autres entités « républicaines » et « laïques » que l’on aspirerait par là promouvoir. Cette stigmatisation des « mare-à-bout », amateurs invétérés des mallettes politiciennes (donc de l’argent du contribuable), développée récemment à travers la rhétorique du « marabout-citoyen ordinaire » habilement emprunté à un dérapage du candidat président, se fonde en réalité sur une conception profondément laïciste de la chose publique. Pourquoi, en allant jusqu’au bout de cette logique, aucune voix ne s’est élevée pour protester contre l’acceptation de la subvention du Calife des mourides pour les même motifs de laïcité, de séparation des pouvoirs et d’utilisation inappropriée du adiya du contribuable-taalibé par la République ?
Comment peut-on littéralement assimiler (en dehors, naturellement, des cas juridiques et civiques) tout citoyen lamba à un citoyen qui à lui seul synthétise les aspirations et les intérêts de millions de ses concitoyens ? Un citoyen ordinaire dont la contribution à elle seule représente celle de millions de personnes et qui, ce faisant, peut dépasser celles de toutes les campagnes de téléthons du pays ou autres opérations de « marketing humanitaire » de nos entreprises, des personnages médiatiques, des stars populistes (friands de publicité gratuite), des bonnes volontés et autres milliers de citoyens ordinaires réunis ?
Dieu fasse que tous les citoyens de ce pays deviennent aussi ordinaires que Serigne Sidy Moukhtar !
NOTES______________________
[1] Contrairement aux autres gestes, suscités par l’engouement populaire et destinés à des secours ponctuels aux sinistrés, celui du Calife, en tant que contribution au plan d’assainissement de la deuxième ville la plus peuplée du Sénégal, entre, à notre avis, dans un cadre beaucoup plus global et plus pérenne que ces derniers.
[2] La politique financière des différents gouvernements du cartel des gauches ayant fait faillite en France au début de 1926, le laxisme monétaire et la menace d’un impôt sur le capital aggravèrent considérablement une situation déjà rendue difficile par les énormes dépenses de la guerre et de la reconstruction. Face à l’enorme déficit, il fut décidé, au niveau de la métropole et des colonies, le relèvement du Franc. Cette opération, une fois réussie, assura aux exportations une nouvelle compétitivité et mit progressivement un terme aux soucis économico-financiers hérités de la Grande Guerre.
[3] Un autre document administratif décrivait ainsi le comportement de ces tirailleurs : « Les tirailleurs mourides reconnaissent entre eux des marabouts auxquels ils obéissent, ils sont intelligents, sobres, durs à la fatigue, ils font d’excellents tirailleurs… ».
[4] On se souvient aussi du geste citoyen de Mame Thierno Ibrahim, frère, bras-droit et disciple du Cheikh lorsque, à la requête des autorités coloniales, il leur fit don d’une très importante quantité de céréales, produits de sa récolte personnelle, pour les aider à combattre la pénurie créée dans le pays par les débuts de la deuxième guerre mondiale.
[5] Facilités qui sont en réalité financées par l’argent du contribuable sénégalais, dont les mourides eux-mêmes pour une part non négligeable (vu leur force économique), à travers les taxes et impôts, l’importance de l’émigration mouride, le boom économique du Magal de Touba (l’un des plus grands évènement religieux du monde), le poids économique et financier de la ville sainte etc. Sous ce rapport, les relations de reconnaissance («njukël » en wolof) qu’ont toujours essayé de perpétuer les différents régimes avec les communautés religieuses méritent, à notre sens, d’être revisitées aujourd’hui sous un angle beaucoup plus large que celui de nos anciens, qui n’intégraient pas toujours nécessairement ces dimensions de la finance publique et des droits légitimes qu’un Etat doit garantir à l’ensemble des communautés composant le peuple de qui il a tiré, en réalité, sa légitimité et ses prérogatives.