Catherine Wihtol de Wenden : « L'argent envoyé par les migrants représente trois fois l'aide publique au développement.
Catherine Wihtol de Wenden. Elle a été longtemps une terre de départ. Elle est devenue une terre d'accueil. Pour plusieurs raisons : le vieillissement de la population, la pénurie de main-d'oeuvre, les grandes fractures géopolitiques et économiques à ses frontières, au sud comme à l'est. Dans de nombreux pays européens, cela est vécu comme un traumatisme qui provoque des crises identitaires et des votes en faveur de l'extrême droite.
Elle a été longtemps une terre de départ. Elle est devenue une terre d'accueil. Pour plusieurs raisons : le vieillissement de la population, la pénurie de main-d'oeuvre, les grandes fractures géopolitiques et économiques à ses frontières, au sud comme à l'est. Dans de nombreux pays européens, cela est vécu comme un traumatisme qui provoque des crises identitaires et des votes en faveur de l'extrême droite.
D'où viennent les migrants ?
Jusqu'aux années 80, les migrants étaient un peu d'origine coloniale mais surtout intra-européenne. Après les années 80, on a vu arriver une majorité de personnes des pays extra-européens : le Maghreb, la Turquie, l'Afrique subsaharienne.
Mais la plus grande transformation vient moins de cela que de la fermeture des frontières européennes à l'immigration de travail salarié. Cela s'est produit au milieu des années 70 et a complètement modifié la physionomie de l'immigration. On est passé d'une immigration de travail d'aller et retour à une immigration d'installation, avec pour corollaire la naissance du phénomène des sans-papiers puis l'augmentation de leur nombre.
Cela provoque aussi des milliers de morts aux frontières...
Oui. Officiellement, on retrouverait environ 2 500 morts chaque année en Méditerranée. Pour approcher la vérité, il faut multiplier ce chiffre par trois. On en compte aussi de plus en plus en Atlantique. Les pays comme le Maroc ayant fermé leurs frontières, les gens partent maintenant de plus loin, du Sénégal ou de Guinée, pour tenter de rejoindre les îles Canaries et faire 1 000 kilomètres sur des barques de fortune dans des conditions très dangereuses.
À l'intérieur de l'Europe, les mouvements de population sont en revanche moins importants que prévu ?
Les Européens sont beaucoup moins « circulants » qu'on ne l'avait pensé. Le système de Schengen qui marque la spécificité européenne peut se résumer ainsi : ouverture des frontières intérieures, fermeture des frontières extérieures. Quand il a été mis en place, l'Europe a misé sur la mobilité des populations. Or, seulement 1,5 % des salariés européens travaillent dans un autre pays que le leur.
Pour quelles raisons ?
Les emplois les plus mal payés sont plutôt occupés par des non-Européens et des sans-papiers. Quand ils sont peu qualifiés, les Européens ont souvent intérêt à rester dans leur pays. Et même quand ils sont qualifiés : le problème de la reconnaissance des diplômes n'est pas complètement résolu.
Une partie des migrants s'installe de façon durable dans la mobilité...
Plus les frontières sont ouvertes, plus les personnes peuvent circuler. On peut imaginer que l'on constaterait la même situation avec les habitants du Maghreb s'ils n'étaient pas freinés par des problèmes de visas.
Ce type de migration est souvent bénéfique au pays de départ parce que les gens font des va-et-vient, envoient de l'argent, etc. Pour certains d'entre eux, c'est devenu un mode de vie. Les femmes ukrainiennes ou roumaines qui gardent des personnes âgées en Italie vivent en permanence sur deux territoires.
Les plus précaires, en revanche, ont tendance à s'installer ?
S'ils repartent chez eux, ils risquent de ne plus pouvoir revenir.
Quelle est la situation de la France ?
Comme beaucoup d'autres pays européens, la France a entrouvert ses frontières. Elle a inventé l'immigration choisie. En fait, chacun ouvre ses frontières sans le dire vraiment. Nous sommes dans la confrontation de deux politiques à l'opposé l'une de l'autre. D'un côté, on parle de fermeture, de sécurité et de reconduction à la frontière dont la France s'est fait le champion ces derniers temps. De l'autre côté, on entrouvre les frontières, on régularise au cas par cas parce qu'il faut bien vivre.
Ces phénomènes ne font-ils pas sous-estimer les migrations Sud-Sud ?
Elles sont pourtant très importantes. Des pays pauvres ont beaucoup de main-d'oeuvre. Des pays riches en manquent. Ces déséquilibres provoquent des phénomènes de compensation.
C'est le cas, par exemple, pour les pays du Golfe, qui dépendent beaucoup des migrations étrangères. Mais il existe aussi des migrations d'un autre genre. Ce sont celles dites « de transit ». Les migrants subsahariens qui veulent entrer en Europe se trouvent coincés dans les pays du Maghreb qui ont bloqué leurs frontières au nord.
Les migrations sont-elles finalement favorables aux pays de départ ?
Pendant longtemps, on a prétendu que l'argent envoyé par les migrants ne servait à rien. On s'est finalement aperçu que cela représentait des sommes importantes : 300 milliards de dollars dans le monde en 2007, soit trois fois l'aide publique au développement. Et, de façon plus globale, les migrations sont un facteur de développement local dans les régions de départ.
Les migrations se féminisent...
Les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans les migrations. Le phénomène n'est plus seulement lié au regroupement familial. Ce sont maintenant des femmes actives qui partent seules pour travailler.
Pourrait-on mieux gérer ces flux de population ?
Les organisations internationales et les ONG ont pris conscience que le système fonctionne mal. Il y a des morts, des sans-papiers, des camps, les droits de l'homme sont violés tous les jours. En même temps, les choses sont mal gérées : d'un côté, il y a des pénuries de main-d'oeuvre ; de l'autre, trop de chômeurs. L'idée, ce serait de mettre tout le monde autour de la table pour définir une sorte de Bretton Woods de la migration : les représentants des pays de départ et d'accueil, les associations de migrants, les ONG, les syndicats, les employeurs, les Églises, etc.
Il faudra peut-être attendre 50 ans. Mais l'idée commence à faire son chemin. Surtout que d'autres problèmes risquent d'arriver. Certaines personnes estiment aujourd'hui que le nombre de ces réfugiés environnementaux pourrait être de l'ordre de 200 millions à l'horizon 2050. Il faudra gérer cela à un échelon qui ne peut plus être celui des États d'accueil et de départ. Il faudra une gouvernance mondiale.
La crise relance le débat sur l'accueil ou le refus des étrangers. Même si elle peine à le reconnaître, l'Europe a besoin des migrants
1986 : Catherine Wihtol de Wenden est docteur en sciences politiques.
1992 : Directeur de recherche au CERI/CNRS (Centre d'études et de recherches internationales).
1995 : Consultante pour le Conseil de l'Europe. Elle travaille également pour la Commission européenne, le HCR (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) et différents organismes.
2002 : Présidente du comité de recherche Migrations de l'Association internationale de sociologie.
2009 : « Atlas mondial des migrations » (Éditions Autrement).
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