La mort tragique à Benghazi de quatre diplomates américains dont l'ambassadeur des Etats-Unis en Libye, Chris Stevens, marque un tournant décisif dans la transition de la Libye vers une stabilité durable.
Au vu des dernières informations en notre possession, il semble de plus en plus probable que ces violences ont été le fait de groupes proches d'al-Qaida.
L'action était sans doute motivée par la mort du numéro deux de l'organisation terroriste, Abou Yahya Al-Libi; il a été tué dans un bombardement de drone au Pakistan en juin 2012.
Peu avant l'attaque de Benghazi, le jour du onzième anniversaire du 11-Septembre, le chef d'al-Qaida, Ayman Al-Zaouahiri, a mis en ligne une vidéo.
Selon CNN, il y déclarerait que «le sang [d'Al-Libi] vous appelle, vous exhorte, vous pousse à combattre et à abattre les croisés.»
La mort des diplomates n'a certes pas été attribuée à al-Qaida, pas plus qu'à ses dangereux affiliés nord-africains.
L'événement fait toutefois planer une menace sérieuse sur la transition libyenne vers la stabilité. Elle pourrait être un tournant —tristement— décisif dans l'histoire du pays.
La Libye finira-t-elle par suivre la voie empruntée par l'Irak en 2004? Ce scénario catastrophe est loin d'être le plus probable, mais il est désormais possible.
Les déclarations publiques du gouvernement libyen indiquent que ce dernier prend toute la mesure de la gravité de l'attaque. Toute réaction immédiate —si réaction immédiate il y a— devra être orchestrée avec doigté et modération; il est important d'attendre d'avoir tous les éléments en mains.
Pour le gouvernement libyen, cette tragédie peut également, d'une certaine façon, être une occasion à saisir.
Vers une politique plus sécuritaire
Plus que tout autre événement depuis la chute de Tripoli, l'attaque de Benghazi devrait pousser les dirigeants du pays à adopter une politique plus active (qu'il s'agisse de garantir la sécurité de leurs concitoyens ou de la poursuite des mesures relatives à l'édification de l'Etat libyen).
Si cette attaque ne relance pas une dynamique du progrès, elle pourrait finir par saper cette dynamique dans son ensemble.
L'instabilité libyenne pourrait par ailleurs faire obstacle au progrès dans d'autres points de la région; au lendemain des révoltes arabes, le processus de transition y est encore fragile.
De leur côté, les Etats-Unis, leurs alliés et autres partenaires —eux qui ont aidé les Libyens à échapper au joug de Kadhafi— doivent faire tout leur possible (renseignements, conseils techniques et, le cas échéant, soutien militaire) pour prévenir toute perte de contrôle, de manière à ne pas dilapider l'investissement réalisé l'an passé: le renversement du dictateur libyen.
Une question revient souvent depuis les événements du 11 septembre dernier: les Etats-Unis et leurs alliés ont-ils fait preuve de naïveté en évaluant les dangers inhérents à la Libye de l'après-Kadhafi?
De fait l'attaque est survenue après plusieurs mois de détérioration progressive de l'appareil sécuritaire.
La révolte de 2011 est née à Benghazi, la deuxième ville de Libye. C'est elle qui fut le théâtre des attaques du 11 septembre 2012. Kadhafi prétendait que le soulèvement était l'œuvre de terroristes originaires de l'est de la Libye.
Il ajoutait que si ce soulèvement n'était pas étouffé, le pays pourrait devenir la Somalie de la Méditerranée —une série d'«émirats islamiques» radicaux, face aux côtes du sud de l'Europe.
L'exagération était grossière. La plupart des révolutionnaires n'avaient aucun lien avec al-Qaida ou tout autre organisation terroriste —et lorsque Kadhafi a tenté de raser Benghazi en mobilisant tanks et avions, la Ligue arabe et les Nations unies ont condamné ses actions.
Les Etats-Unis, leurs alliés de l'OTAN et leurs partenaires du Golfe sont alors rapidement intervenus avec une force aérienne massive et un nombre réduit de soldats des forces spéciales au sol.
Le conflit s'est prolongé, mais Tripoli est tombée en août; en octobre, Kadhafi était capturé et exécuté. Après quatre décennies de répression sous le joug de leur prétendu «frère-guide», les Libyens étaient enfin libres de façonner leur propre destin.
Mais qu'ont-ils réellement façonné jusqu'ici?
Après la Guerre froide, l'OTAN et ses partenaires ont presque toujours déployé des forces de stabilisation au lendemain de leurs interventions militaires; ils n'ont pas opté pour cette stratégie en Libye.
La situation sécuritaire semblait calme —de fait, bien plus calme que nombre d'analystes ne l'avaient prédit. Les chefs rebelles —reconnus comme représentants légitimes du peuple— s'y opposaient catégoriquement.
Ils craignaient que la présence de troupes étrangères sur le sol libyen n'écorne un peu plus leur légitimité déjà limitée —et il était, selon eux, important qu'ils apparaissent comme les seuls artisans de la victoire.
Par ailleurs, bien peu de puissances étrangères étaient disposées à envoyer leurs soldats «sur le terrain»: la plupart des pays occidentaux avaient promis que l'intervention libyenne serait très différente des conflits d'Irak et d'Afghanistan.
Si l'on en juge par leur contrôle plus que limité du territoire et de la sécurité, les nouveaux dirigeants libyens étaient bien avisés de s'inquiéter de leur manque de légitimité.
Dans l'ensemble, le pays est encore entre les mains des milices révolutionnaires, qui avaient vu le jour aux quatre coins du pays pendant le soulèvement anti-Kadhafi.
Les premières tentatives de désarmement, de démobilisation et de réintégration de ces milices au sein d'une armée libyenne centralisée furent vite abandonnées: elles risquaient fort de susciter la violence et de saper la stabilité du pays —stabilité déjà bien chancelante.
Des acteurs internationaux ont fait la même tentative, et ils ont été confronté à la même résistance —allant jusqu'à s'attirer la méfiance des autorités libyennes.
Menée —entre autres— par les Britanniques, une tentative initiale d'évaluation des besoins libyens en matière de sécurité a provoqué l'ire de Tripoli, ralentissant d'autant plus les réformes et le processus de désarmement.
Pendant ce temps, un ramassis d'initiatives de désarmement —modestes et visiblement locales —se sont mises en place, sans coordination aucune.
La situation est fort heureusement demeurée relativement calme. Au cours des mois suivant, cette paix fragile a été ponctuée d'échauffourées occasionnelles entre milices.
Ces affrontements opposaient parfois des forces demeurées fidèles à l'ancien régime et les représentants de la Libye nouvelle. D'autres tenaient plus de la querelle de territoire entre milices, à Tripoli et dans d'autres villes du pays.
Il faut néanmoins noter que ces bouffées de violence n'ont pas nui aux citoyens libyens, et n'ont dans l'ensemble pas mis un frein au progrès dans les autres domaines.
En juillet dernier, l'organisation des élections libyennes a été couronnée de succès, et les partis laïcs et modérés ont remporté la majorité (relative) des sièges de l'Assemblée.
La plupart des observateurs internationaux ont salué l'événement comme un succès retentissant; la preuve que l'avenir de la Libye était peut-être plus souriant que ne l'avaient prédit une majorité d'analystes.
C'est toutefois pendant cette même période que des signes avant-coureurs de la dégradation de la sécurité du pays ont fait leur apparition.
Durant la première moitié de cette année, les violences eurent deux causes principales: des guerres de territoire (de faible envergure) entre différentes milices, et la lutte pour le contrôle des itinéraires de contrebande menant aux lointaines régions du sud de la Libye.
Mais, avec l'été, une violence d'un nouveau genre vit le jour.
Un scénario en trois séquences
La première: des attaques visant les responsables et les édifices du gouvernement, à Benghazi comme à Tripoli.
Les attentats à la voiture piégée et les attaques à l'arme légère visant les immeubles administratifs indiquaient qu'il ne s'agissait plus de simples guerres de territoire entre milices.
La deuxième: des attaques plus violentes menées par les milices islamistes radicales, qui venaient de détruire plusieurs sanctuaires soufis, accusant les pratiques soufies d'être contraire à l'Islam.
Le gouvernement libyen à certes condamné ces profanations, mais n'est pas parvenu à y mettre un terme. Cette impuissance ostensible a affaibli son autorité.
La troisième: des attaques visant les diplomates, dont un attentat contre un véhicule diplomatique américain à Tripoli et un autre visant la voiture de l'ambassadeur britannique à Benghazi.
Jusqu'à aujourd'hui, ces attaques passaient pour des incidents isolés; elles nous apparaissent désormais sous un nouveau jour.
Reste à déterminer l'identité des responsables. Les réactions suscitées par la diffusion d'un film provocateur (perçu comme une insulte au Prophète) ont de toute évidence précipité les récentes manifestations observées en Libye et en Egypte —mais l'assaut de Benghazi a quant à lui été mené à l'aide d'armes légères et de lance-roquettes.
Il n'est donc certainement pas l'œuvre d'une foule en colère qui, devenue incontrôlable, aurait accidentellement incendié le consulat américain.
Le premier réflexe du gouvernement libyen fut de pointer du doigt les sympathisants de Kadhafi, restés fidèles à l'ancien régime.
Cette volonté d'accuser le dictateur déchu est compréhensible: les dirigeants libyens ont souffert pendant de longues années sous Kadhafi, et ils ont conquis le pouvoir en le défiant, puis en le déposant.
L'autorité du nouveau pouvoir en question
Ces accusations sont plausibles —mais peu d'éléments viennent les appuyer. Elles semblent avoir pour principal but de préserver l'esprit de la révolution, avec l'espoir de faire oublier la lenteur des progrès accomplis dans divers domaines, ainsi que le manque d'autorité du gouvernement actuel.
L'implication de groupes armés de l'est de la Libye, proches d'al-Qaida, semble bien plus probable.
Voilà déjà longtemps que Groupe armé combattant en Libye (GACL), qui a joué un rôle important dans la libération du pays, suscite des inquiétudes.
La présence de ce type de groupuscules dans la région avait conduit plusieurs responsables américains à remettre en question le projet d'intervention.
Certes, le GACL semble aujourd'hui soutenir l'Etat libyen —mais ces préoccupations demeurent. La ville de Derna, située à l'est du pays, est un foyer d'extrémisme notoire et un vivier de recrutement pour les insurrections irakiennes et afghanes. Cet été, les autorités libyennes auraient arrêté vingt membres présumés d'AQMI sur leur territoire.
Jusqu'ici, la transition libyenne s'est opérée dans un environnement relativement calme. Pour échapper au scénario du pire, le gouvernement et la population doivent tirer parti des attaques pour relancer la dynamique du progrès dans plusieurs domaines clés —et notamment le désarmement des milices.
Objectifs: mettre sur pied un appareil de sécurité nécessaire à la bonne marche du pays, et reprendre le contrôle du territoire —en faisant preuve de justice, mais aussi d'efficacité.
La plupart des milices sont inoffensives— mais tant qu'elles existeront, l'appareil de sécurité libyen demeurera fracturé, et les responsables de ces terribles évènements s'engouffreront à nouveau dans la brèche.
Il a toujours été particulièrement difficile de réaliser des progrès dans ce domaine, et les attaques ne vont rien arranger à l'affaire: elles compliquent les relations diplomatiques entre la Libye et les Etats-Unis (ainsi qu'avec d'autres puissances occidentales).
La plupart des diplomates américains ont été évacués du pays, et l'ambassade américaine va certainement fonctionner à huis clos.
Les mesures de sécurité et le flux réduit des informations vont sérieusement compromettre la capacité des responsables américains à rencontrer leurs homologues libyens et à côtoyer la société libyenne dans son ensemble.
Nombre d'ONG occidentales basées en Libye hésitent à réduire sensiblement leurs opérations, ce qui ne ferait que ralentir le processus de transition.
Les Libyens tentés par les discours extrémistes
La détérioration de l'appareil de sécurité pourrait par ailleurs initier une nouvelle dynamique. Plus l'Etat libyen s'avérera incapable de protéger ses citoyens, plus ces citoyens se tourneront vers d'autres formes de protection —et plus la légitimité du nouvel Etat et de ses représentants en pâtira.
Dans ces conditions, les arguments des extrémistes pourraient séduire de plus en plus de Libyens.
Nul ne sait ce que l'avenir réserve à la Libye, mais une chose est certaine: l'histoire retiendra que l'intervention de l'OTAN a sauvé des vies à Benghazi, et qu'elle a ouvert de nouvelles perspectives de développement dans ce pays.
Malheureusement, depuis la mort de Kadhafi, en octobre 2011, le pouvoir est comme paralysé.
La Libye n'est pas comparable à l'Irak ou à l'Afghanistan, et certainement pas à la Somalie. Elle dispose de nombreux atouts qui faisaient défaut à ces pays au lendemain des conflits qui les ont déchirés: une population relativement unie, des richesses, des voisins vecteurs d'une relative stabilité, et une révolte suivie d'une victoire des plus nettes.
Mais l'avenir de la Libye est encore à construire. L'intervention de l'OTAN a remis le pays entre les mains de ses citoyens. Le peuple doit aujourd'hui gouverner —sans quoi la Libye pourrait bien à nouveau lui glisser entre les doigts.
Christopher S. Chivvis (Foreign Policy)
Traduit par Jean-Clément Nau
Au vu des dernières informations en notre possession, il semble de plus en plus probable que ces violences ont été le fait de groupes proches d'al-Qaida.
L'action était sans doute motivée par la mort du numéro deux de l'organisation terroriste, Abou Yahya Al-Libi; il a été tué dans un bombardement de drone au Pakistan en juin 2012.
Peu avant l'attaque de Benghazi, le jour du onzième anniversaire du 11-Septembre, le chef d'al-Qaida, Ayman Al-Zaouahiri, a mis en ligne une vidéo.
Selon CNN, il y déclarerait que «le sang [d'Al-Libi] vous appelle, vous exhorte, vous pousse à combattre et à abattre les croisés.»
La mort des diplomates n'a certes pas été attribuée à al-Qaida, pas plus qu'à ses dangereux affiliés nord-africains.
L'événement fait toutefois planer une menace sérieuse sur la transition libyenne vers la stabilité. Elle pourrait être un tournant —tristement— décisif dans l'histoire du pays.
La Libye finira-t-elle par suivre la voie empruntée par l'Irak en 2004? Ce scénario catastrophe est loin d'être le plus probable, mais il est désormais possible.
Les déclarations publiques du gouvernement libyen indiquent que ce dernier prend toute la mesure de la gravité de l'attaque. Toute réaction immédiate —si réaction immédiate il y a— devra être orchestrée avec doigté et modération; il est important d'attendre d'avoir tous les éléments en mains.
Pour le gouvernement libyen, cette tragédie peut également, d'une certaine façon, être une occasion à saisir.
Vers une politique plus sécuritaire
Plus que tout autre événement depuis la chute de Tripoli, l'attaque de Benghazi devrait pousser les dirigeants du pays à adopter une politique plus active (qu'il s'agisse de garantir la sécurité de leurs concitoyens ou de la poursuite des mesures relatives à l'édification de l'Etat libyen).
Si cette attaque ne relance pas une dynamique du progrès, elle pourrait finir par saper cette dynamique dans son ensemble.
L'instabilité libyenne pourrait par ailleurs faire obstacle au progrès dans d'autres points de la région; au lendemain des révoltes arabes, le processus de transition y est encore fragile.
De leur côté, les Etats-Unis, leurs alliés et autres partenaires —eux qui ont aidé les Libyens à échapper au joug de Kadhafi— doivent faire tout leur possible (renseignements, conseils techniques et, le cas échéant, soutien militaire) pour prévenir toute perte de contrôle, de manière à ne pas dilapider l'investissement réalisé l'an passé: le renversement du dictateur libyen.
Une question revient souvent depuis les événements du 11 septembre dernier: les Etats-Unis et leurs alliés ont-ils fait preuve de naïveté en évaluant les dangers inhérents à la Libye de l'après-Kadhafi?
De fait l'attaque est survenue après plusieurs mois de détérioration progressive de l'appareil sécuritaire.
La révolte de 2011 est née à Benghazi, la deuxième ville de Libye. C'est elle qui fut le théâtre des attaques du 11 septembre 2012. Kadhafi prétendait que le soulèvement était l'œuvre de terroristes originaires de l'est de la Libye.
Il ajoutait que si ce soulèvement n'était pas étouffé, le pays pourrait devenir la Somalie de la Méditerranée —une série d'«émirats islamiques» radicaux, face aux côtes du sud de l'Europe.
L'exagération était grossière. La plupart des révolutionnaires n'avaient aucun lien avec al-Qaida ou tout autre organisation terroriste —et lorsque Kadhafi a tenté de raser Benghazi en mobilisant tanks et avions, la Ligue arabe et les Nations unies ont condamné ses actions.
Les Etats-Unis, leurs alliés de l'OTAN et leurs partenaires du Golfe sont alors rapidement intervenus avec une force aérienne massive et un nombre réduit de soldats des forces spéciales au sol.
Le conflit s'est prolongé, mais Tripoli est tombée en août; en octobre, Kadhafi était capturé et exécuté. Après quatre décennies de répression sous le joug de leur prétendu «frère-guide», les Libyens étaient enfin libres de façonner leur propre destin.
Mais qu'ont-ils réellement façonné jusqu'ici?
Après la Guerre froide, l'OTAN et ses partenaires ont presque toujours déployé des forces de stabilisation au lendemain de leurs interventions militaires; ils n'ont pas opté pour cette stratégie en Libye.
La situation sécuritaire semblait calme —de fait, bien plus calme que nombre d'analystes ne l'avaient prédit. Les chefs rebelles —reconnus comme représentants légitimes du peuple— s'y opposaient catégoriquement.
Ils craignaient que la présence de troupes étrangères sur le sol libyen n'écorne un peu plus leur légitimité déjà limitée —et il était, selon eux, important qu'ils apparaissent comme les seuls artisans de la victoire.
Par ailleurs, bien peu de puissances étrangères étaient disposées à envoyer leurs soldats «sur le terrain»: la plupart des pays occidentaux avaient promis que l'intervention libyenne serait très différente des conflits d'Irak et d'Afghanistan.
Si l'on en juge par leur contrôle plus que limité du territoire et de la sécurité, les nouveaux dirigeants libyens étaient bien avisés de s'inquiéter de leur manque de légitimité.
Dans l'ensemble, le pays est encore entre les mains des milices révolutionnaires, qui avaient vu le jour aux quatre coins du pays pendant le soulèvement anti-Kadhafi.
Les premières tentatives de désarmement, de démobilisation et de réintégration de ces milices au sein d'une armée libyenne centralisée furent vite abandonnées: elles risquaient fort de susciter la violence et de saper la stabilité du pays —stabilité déjà bien chancelante.
Des acteurs internationaux ont fait la même tentative, et ils ont été confronté à la même résistance —allant jusqu'à s'attirer la méfiance des autorités libyennes.
Menée —entre autres— par les Britanniques, une tentative initiale d'évaluation des besoins libyens en matière de sécurité a provoqué l'ire de Tripoli, ralentissant d'autant plus les réformes et le processus de désarmement.
Pendant ce temps, un ramassis d'initiatives de désarmement —modestes et visiblement locales —se sont mises en place, sans coordination aucune.
La situation est fort heureusement demeurée relativement calme. Au cours des mois suivant, cette paix fragile a été ponctuée d'échauffourées occasionnelles entre milices.
Ces affrontements opposaient parfois des forces demeurées fidèles à l'ancien régime et les représentants de la Libye nouvelle. D'autres tenaient plus de la querelle de territoire entre milices, à Tripoli et dans d'autres villes du pays.
Il faut néanmoins noter que ces bouffées de violence n'ont pas nui aux citoyens libyens, et n'ont dans l'ensemble pas mis un frein au progrès dans les autres domaines.
En juillet dernier, l'organisation des élections libyennes a été couronnée de succès, et les partis laïcs et modérés ont remporté la majorité (relative) des sièges de l'Assemblée.
La plupart des observateurs internationaux ont salué l'événement comme un succès retentissant; la preuve que l'avenir de la Libye était peut-être plus souriant que ne l'avaient prédit une majorité d'analystes.
C'est toutefois pendant cette même période que des signes avant-coureurs de la dégradation de la sécurité du pays ont fait leur apparition.
Durant la première moitié de cette année, les violences eurent deux causes principales: des guerres de territoire (de faible envergure) entre différentes milices, et la lutte pour le contrôle des itinéraires de contrebande menant aux lointaines régions du sud de la Libye.
Mais, avec l'été, une violence d'un nouveau genre vit le jour.
Un scénario en trois séquences
La première: des attaques visant les responsables et les édifices du gouvernement, à Benghazi comme à Tripoli.
Les attentats à la voiture piégée et les attaques à l'arme légère visant les immeubles administratifs indiquaient qu'il ne s'agissait plus de simples guerres de territoire entre milices.
La deuxième: des attaques plus violentes menées par les milices islamistes radicales, qui venaient de détruire plusieurs sanctuaires soufis, accusant les pratiques soufies d'être contraire à l'Islam.
Le gouvernement libyen à certes condamné ces profanations, mais n'est pas parvenu à y mettre un terme. Cette impuissance ostensible a affaibli son autorité.
La troisième: des attaques visant les diplomates, dont un attentat contre un véhicule diplomatique américain à Tripoli et un autre visant la voiture de l'ambassadeur britannique à Benghazi.
Jusqu'à aujourd'hui, ces attaques passaient pour des incidents isolés; elles nous apparaissent désormais sous un nouveau jour.
Reste à déterminer l'identité des responsables. Les réactions suscitées par la diffusion d'un film provocateur (perçu comme une insulte au Prophète) ont de toute évidence précipité les récentes manifestations observées en Libye et en Egypte —mais l'assaut de Benghazi a quant à lui été mené à l'aide d'armes légères et de lance-roquettes.
Il n'est donc certainement pas l'œuvre d'une foule en colère qui, devenue incontrôlable, aurait accidentellement incendié le consulat américain.
Le premier réflexe du gouvernement libyen fut de pointer du doigt les sympathisants de Kadhafi, restés fidèles à l'ancien régime.
Cette volonté d'accuser le dictateur déchu est compréhensible: les dirigeants libyens ont souffert pendant de longues années sous Kadhafi, et ils ont conquis le pouvoir en le défiant, puis en le déposant.
L'autorité du nouveau pouvoir en question
Ces accusations sont plausibles —mais peu d'éléments viennent les appuyer. Elles semblent avoir pour principal but de préserver l'esprit de la révolution, avec l'espoir de faire oublier la lenteur des progrès accomplis dans divers domaines, ainsi que le manque d'autorité du gouvernement actuel.
L'implication de groupes armés de l'est de la Libye, proches d'al-Qaida, semble bien plus probable.
Voilà déjà longtemps que Groupe armé combattant en Libye (GACL), qui a joué un rôle important dans la libération du pays, suscite des inquiétudes.
La présence de ce type de groupuscules dans la région avait conduit plusieurs responsables américains à remettre en question le projet d'intervention.
Certes, le GACL semble aujourd'hui soutenir l'Etat libyen —mais ces préoccupations demeurent. La ville de Derna, située à l'est du pays, est un foyer d'extrémisme notoire et un vivier de recrutement pour les insurrections irakiennes et afghanes. Cet été, les autorités libyennes auraient arrêté vingt membres présumés d'AQMI sur leur territoire.
Jusqu'ici, la transition libyenne s'est opérée dans un environnement relativement calme. Pour échapper au scénario du pire, le gouvernement et la population doivent tirer parti des attaques pour relancer la dynamique du progrès dans plusieurs domaines clés —et notamment le désarmement des milices.
Objectifs: mettre sur pied un appareil de sécurité nécessaire à la bonne marche du pays, et reprendre le contrôle du territoire —en faisant preuve de justice, mais aussi d'efficacité.
La plupart des milices sont inoffensives— mais tant qu'elles existeront, l'appareil de sécurité libyen demeurera fracturé, et les responsables de ces terribles évènements s'engouffreront à nouveau dans la brèche.
Il a toujours été particulièrement difficile de réaliser des progrès dans ce domaine, et les attaques ne vont rien arranger à l'affaire: elles compliquent les relations diplomatiques entre la Libye et les Etats-Unis (ainsi qu'avec d'autres puissances occidentales).
La plupart des diplomates américains ont été évacués du pays, et l'ambassade américaine va certainement fonctionner à huis clos.
Les mesures de sécurité et le flux réduit des informations vont sérieusement compromettre la capacité des responsables américains à rencontrer leurs homologues libyens et à côtoyer la société libyenne dans son ensemble.
Nombre d'ONG occidentales basées en Libye hésitent à réduire sensiblement leurs opérations, ce qui ne ferait que ralentir le processus de transition.
Les Libyens tentés par les discours extrémistes
La détérioration de l'appareil de sécurité pourrait par ailleurs initier une nouvelle dynamique. Plus l'Etat libyen s'avérera incapable de protéger ses citoyens, plus ces citoyens se tourneront vers d'autres formes de protection —et plus la légitimité du nouvel Etat et de ses représentants en pâtira.
Dans ces conditions, les arguments des extrémistes pourraient séduire de plus en plus de Libyens.
Nul ne sait ce que l'avenir réserve à la Libye, mais une chose est certaine: l'histoire retiendra que l'intervention de l'OTAN a sauvé des vies à Benghazi, et qu'elle a ouvert de nouvelles perspectives de développement dans ce pays.
Malheureusement, depuis la mort de Kadhafi, en octobre 2011, le pouvoir est comme paralysé.
La Libye n'est pas comparable à l'Irak ou à l'Afghanistan, et certainement pas à la Somalie. Elle dispose de nombreux atouts qui faisaient défaut à ces pays au lendemain des conflits qui les ont déchirés: une population relativement unie, des richesses, des voisins vecteurs d'une relative stabilité, et une révolte suivie d'une victoire des plus nettes.
Mais l'avenir de la Libye est encore à construire. L'intervention de l'OTAN a remis le pays entre les mains de ses citoyens. Le peuple doit aujourd'hui gouverner —sans quoi la Libye pourrait bien à nouveau lui glisser entre les doigts.
Christopher S. Chivvis (Foreign Policy)
Traduit par Jean-Clément Nau