GRAND ANGLESept meurtres rituels d’albinos : la rumeur a couru durant toute la campagne présidentielle. Rencontre avec Bamba Diop, président de l’association qui défend cette population discriminée.
Ce matin-là, en entendant le grondement du tonnerre qui déchirait le ciel, Mohamadou Bamba Diop s’est senti heureux : «Voilà cinq ans qu’il n’a pas plu avant le mois d’août ! Pour nous c’est une bénédiction.»Pourtant, dans la maison de Bamba, comme dans tout son quartier, cette pluie inattendue a pour premier effet de rappeler l’extrême précarité dans laquelle vivent la plupart des habitants de Thiès. Située à 70 km de Dakar, cette petite ville sans immeuble évoque un décor de Far West. Sous la pluie, elle semble soudain si triste, si fragile. L’eau s’infiltre à travers les fissures des murs et des toitures, transforme vite les routes mal entretenues en torrents de boue, laquelle se répand sur les trottoirs défoncés. Mais pour Bamba, comme pour tous les albinos, rien n’est plus dangereux que l’impitoyable soleil africain.
Le monde est parfois mal fichu : en Afrique, on compte un albinos sur 4 000 naissances, alors que le ratio est évalué à 20 000 naissances dans le reste du monde. Et comme une malédiction supplémentaire, la pauvreté chronique de la plupart des pays du continent renforce la vulnérabilité de ces Africains à la peau diaphane. «Sans crème solaire à indice très puissant, nous sommes condamnés au cancer de la peau. Or ces crèmes sont introuvables au Sénégal. Il faut les importer, ça coûte très cher. Nous avons aussi besoin de soins constants pour nos yeux, notre peau. Mais ici les hôpitaux sont dépourvus de tout», déplore Bamba qui a déjà vu mourir un grand nombre de ses semblables.
Des cartons de crèmes solaires
Devenu, en 2002, président de l’Association nationale des albinos du Sénégal, l’Anas, ce gaillard costaud coiffé d’un petit chapeau à la Blues Brothers mène une double vie : chaque matin, à l’aube, il quitte Thiès pour Dakar, où il travaille comme informaticien, et chaque après-midi, à 15 heures, il rentre à Thiès, où vit sa famille et où il a créé un centre pour aider les albinos. Pour l’instant, il s’agit essentiellement d’une petite école maternelle. Il y élève aussi des poussins et y stocke parfois des cartons de crèmes solaires. Comme celles offertes ce jour-là par TFM, la chaîne de télévision privée qui appartient au chanteur Youssou Ndour. «Ces crèmes seront distribuées gratuitement aux albinos de la région, souligne Bamba. Dans les campagnes, ils sont totalement démunis.»
Le soleil n’est pas le seul danger auquel sont exposés ces enfants de l’ombre. Récemment, ils ont vécu cachés, en attendant que s’achève la campagne pour l’élection présidentielle. Le 25 mars, la victoire de l’opposant Macky Sall sur Abdoulaye Wade a été accueillie avec soulagement par les Sénégalais, fiers de prouver au monde que leur démocratie était capable de supporter l’alternance du pouvoir sans susciter de troubles. Les albinos aussi ont été soulagés. Car, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, ils auraient été victimes, selon une rumeur insistante, de sacrifices rituels censés influencer l’issue du scrutin. «On n’avait jamais vu ça au Sénégal ! C’est une pratique connue dans d’autres pays d’Afrique, mais chez nous, avant l’élection de 2012, ça n’existait pas», souligne Bamba, qui affirme avoir recensé sept assassinats et dix tentatives d’enlèvements depuis le début d’année.
Bamba Diop, président de l'Association nationale des albinos du Sénégal, et sa fille, Fabinta, 4 ans. (Photo Michael Zumstein. Agence Vu pour Libération)
Les médias locaux se sont eux aussi emparés de l’affaire, alimentant une véritable psychose. Partout dans le pays, la même rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre : un mystérieux 4x4 noir aux vitres teintées, dont les occupants étaient encagoulés, aurait été vu à chaque fois à proximité des scènes de crimes et d’enlèvements. A Temba, proche de la frontière du Mali, le petit Seydou jouait dans la cour, en l’absence de sa mère, quand les voisins auraient aperçu le fameux 4x4 noir. Dès le lendemain, les parents de ce garçon de 6 ans traversaient le pays pour le confier à Bamba. «Pour l’instant, il restera avec nous, il ira à l’école à Thiès», confie ce dernier, en caressant la tête du gamin silencieux.
Mais qui sont ces mystérieux agresseurs en 4x4 ? Bamba n’en sait rien. Il se contente de constater qu’il s’agit sûrement de gens qui «voulaient faire gagner leur candidat». Mais il a son idée sur l’apparition de ce phénomène au Sénégal : «L’ancien président, Abdoulaye Wade [battu après douze ans de règne, ndlr], s’est appuyé sur la religion. Il a encouragé les marabouts d’Afrique de l’Ouest à venir s’installer ici. Ils ont amené avec eux ces superstitions qui existent au Mali, au Burkina Faso ou en Côte-d’Ivoire. Ils prétendent qu’avec les organes des albinos on peut acquérir de la puissance.» Une croyance qui s’ajoute en réalité à d’autres rumeurs, tout aussi dangereuses. Comme celle qui prétend qu’une relation sexuelle avec un albinos permet de guérir du sida. «Cette superstition-là nous vient d’Afrique australe», note Bamba, qui sait combien les femmes albinos sont encore plus vulnérables que les hommes.
Discriminations et superstitions
Dans sa petite école, il a installé Fatou Fall et sa mère. Elles vivent désormais là, dans une salle de classe reconvertie en chambre ou, plutôt, en campement très sommaire. Frêle silhouette aussi blanche qu’un fantôme, Fatou passe son temps à traverser la pièce en marmonnant. Dans son dos, un bébé, son quatrième enfant, noir comme du charbon. A 34 ans, Fatou a été violée deux fois. La jeune femme était fragile. Les récentes rumeurs de sacrifices humains lui auraient fait perdre la raison. «Avant le premier tour de l’élection, c’était une femme joyeuse. Et puis il y a eu ces histoires, elle s’est mise à avoir peur et quelque chose s’est cassé dans sa tête», explique Bamba, qui conduit régulièrement Fatou au centre des malades mentaux de Thiès, où «on lui donne des calmants». Avant qu’il l’héberge, Fatou mendiait dans le centre-ville de Thiès. Un destin auquel sont confrontés de nombreux albinos, marginalisés ou rejetés par leurs proches. Car si la crainte de sacrifices humains est un phénomène nouveau au Sénégal, les discriminations et les superstitions sont, elles, ancrées depuis longtemps dans les mentalités. Bamba en a fait l’expérience dès son plus jeune âge. «Sur neuf enfants, mes parents ont eu deux garçons albinos. Ma mère en a souffert. Une partie de la famille de mon père l’a aussitôt rejetée», raconte-t-il. L’école fut une expérience cruelle : «Les autres enfants ne voulaient pas s’asseoir à côté de nous, ils se moquaient de mon frère et de moi. On se bagarrait tellement souvent que mon père a fini par nous garder à la maison, où un professeur venait nous faire cours. Pour mes parents, ce fut un sacrifice financier considérable», rappelle Bamba, qui a passé son enfance à déménager au gré des affectations de son père. «Il était policier et il demandait souvent à changer de poste, à cause du regard qu’on portait sur mon frère et moi.»
Finalement, Bamba est parti aux Etats-Unis. Il y est devenu informaticien, après avoir renoncé à son rêve d’être militaire, puisque, comme tous les albinos, il a une vue fragile. Mais il a trouvé son champ de bataille : «Si je suis rentré au Sénégal, c’est avec l’idée de défendre les albinos. C’est ma mission», souligne-t-il. Son association regroupe 2 040 membres et, s’il dispose de peu de moyens, il sait faire preuve d’une énergie farouche, pour sauver, par exemple, un jeune albinos des griffes d’un marabout qui l’avait réduit en esclavage. Ou encore récolter l’argent permettant de sauver du cancer un autre garçon albinos qui, comme le petit Seydou, vit désormais chez lui, à Thiès. Bamba lui-même a fondé une famille. Il s’est marié, a eu trois enfants : les deux premiers, Assou (10 ans) et Thierno (7 ans), sont noirs, comme leur mère. Puis Fabinta (4 ans) est arrivée, petite fille au teint lunaire qui ne lâche jamais la main de son père. «Je répète toujours aux enfants albinos qui vivent chez moi de ne pas avoir peur, de se considérer comme des gens normaux», dit Bamba. Mais il sait que le combat sera long avant de vaincre la stigmatisation et le rejet.
Le centre d'accueil des albinos à Thiès consiste essentiellement en une petite école maternelle. (Photo Michael Zumstein. Agence Vu pour Libération)
Des nouveau-nés abandonnés sur une termitière
«Les albinos ? C’est une vieille histoire… On les considère à la fois comme des semblables, très proches de nous, et comme des êtres venus d’ailleurs, souligne le docteur Mahmadou Mbodj, psychiatre à Dakar. Dans le milieu africain, où la réalité humaine cohabite toujours avec celle des esprits invisibles, les albinos ont souvent été perçus comme étant à part, venus de l’autre monde», souligne le médecin, qui rappelle qu’à une période plus ancienne les nouveau-nés albinos étaient abandonnés sur une termitière, où ils étaient dévorés par les fourmis : «En réalité, c’était une sorte de sacrifice expiatoire, censé apporter la protection des divinités invisibles sur la famille concernée. Pourtant, il s’agissait bien de meurtres», explique-t-il. Les récentes rumeurs de sacrifices ne seraient-elles alors que la résurgence de ces vieilles pratiques ? «C’est plus compliqué, suggère le psychiatre. Pendant la campagne électorale, on a parlé d’assassinats. Mais je n’ai trouvé personne qui ait été témoin de ces crimes. On peut imaginer qu’il s’agit en partie de fantasmes ou d’exutoire.» Comme si les rumeurs sur le 4x4 et les sacrifices d’albinos n’étaient qu’une façon pour certains d’exprimer une inquiétude sur la situation du pays.
«Cette campagne électorale a été très tendue. Tout le monde avait peur que le président sortant refuse de quitter le pouvoir et organise le chaos. Ce qui semblait une impasse a aussi nourri l’imagination en multipliant les situations de peurs collectives», constate le docteur Mbodj. Finalement, ce fut un happy end : il n’y a eu ni troubles ni chaos. Contre toute attente, Abdoulaye Wade a rapidement reconnu sa défaite. Et plus personne n’a évoqué les sacrifices rituels. Mais la victoire de la démocratie a inspiré Bamba : «Nous sommes une minorité. Si nous voulons être écoutés, nous devons investir les partis politiques, devenir des acteurs du débat public.» Son rêve désormais : descendre dans l’arène, pour que les albinos sortent enfin de l’ombre.