Séoul
SIYEON se souviendra toujours de son premier «french kiss». Barricadée avec son mari et cinq voisins dans une petite pièce, rideaux tirés, cernée d'appartements peuplés de cadres du Parti des travailleurs nord-coréens, elle découvre, effarée, la scène dans un feuilleton sud-coréen de contrebande. «Voilà la turpitude des capitalistes!, avons-nous dit en riant», se souvient cette mère de trois enfants, aujourd'hui réfugiée à Séoul, au sud du rideau de fer. À l'époque, le moindre baiser à l'écran semblait torride, en contraste avec les pudiques feuilletons à la gloire de la révolution produits par la propagande de Pyongyang. «On faisait mine de détourner les yeux, mais j'étais frappée par la franchise des histoires d'amour du Sud», se rappelle Siyeon, qui a changé de nom à son arrivée à Séoul, en 2007.
Son mari vitrier avait trop bien prospéré dans la petite ville d'Onsung, dans la province de l'Hamgyeong du Nord, en important des produits de la Chine voisine: il fut donc condamné à l'exil à la campagne pour «comportement capitaliste». Une déchéance économique qui convainc le couple de faire défection au Sud, dont ils avaient découvert l'opulence via les soap operas qui circulent sous le manteau au royaume ermite. «Les dramas ont été l'un des facteurs qui nous ont convaincus de faire le grand saut. Ce que j'y voyais était en contradiction avec la propagande, qui nous expliquait que la Corée du Sud est un pays pauvre et dangereux», dit Siyeon, qui a découvert l'existence du téléphone portable ou des bananes grâce aux DVD.
Le germe de la contestation
L'histoire de ce couple résume le cauchemar du nouveau «leader suprême» Kim Jong-un, à l'heure où il tente d'établir son pouvoir absolu sur les 23 millions de Nord-Coréens, reprenant le flambeau légué par son père disparu en décembre. Car la pénétration croissante de la culture sud-coréenne, via les feuilletons et la «K-Pop» depuis le début des années 2000, grignote la mainmise totalitaire d'un régime habitué à façonner les esprits dès la naissance. Signe de son inquiétude, le jeune héritier a déclenché une répression sans précédent sur la frontière chinoise pour endiguer les défections, tout comme la contrebande de DVD et de CD qui font les délices des soirées clandestines des élites de Pyongyang.
Le visionnage clandestin de feuilletons et de vidéos clips à la gloire des starlettes capitalistes du Sud est désormais monnaie courante dans les couches supérieures de la population et touche même l'armée, affirme Kang Dong Wan, professeur à l'Université Dong-a à Busan, qui vient de publier un ouvrage sur le sujet. Selon cette étude, près de 80 % des réfugiés originaires des provinces frontalières sont exposés à la hallyu, , qui a conquis l'Asie. Ce pourcentage s'affaiblit dans les provinces intérieures, mais reste élevé dans la capitale de 2,5 millions d'habitants de la Corée du Nord. «Les cadres du Parti et la nouvelle bourgeoisie enrichie par le commerce avec la Chine sont les principaux consommateurs», dit Kang, qui a reconstitué le circuit d'importation illégale de DVD, en recoupant les témoignages d'une centaine de transfuges.
Les femmes aisées passent commande, moyennant des prix élevés, des dernières nouveautés auprès de marchands qui vont s'approvisionner en Chine en corrompant les douaniers. Après avoir visionné les derniers épisodes à la mode à Séoul, les donneuses d'ordre rentabilisent leurs investissements en sous-louant leur précieux trésor. Sur certains marchés, il existe même des locations à l'heure, avec pénalité de retard. Signes de la banalisation de la pop culture à Pyongyang, certaines filles se teignent les cheveux et des garçons adoptent la boule à zéro inspirée par les gangsters sudistes. Autre mode venue de Séoul, la chirurgie esthétique, notamment des paupières, pratiquée dans l'arrière-boutique des salons de coiffure.
Cette diffusion souterraine inquiète le régime, qui fait la chasse aux symboles de la culture «impérialiste», comme les jeans moulants. Le succès de la culture pop concurrence le monopole de la pensée imposé par les Kim et sème le germe d'une possible contestation. «Il y a dix ans, chacun prenait beaucoup de précautions, mais désormais la tendance est de regarder en groupe puis d'en discuter», note Park Jung Ran, coauteur de l'ouvrage. Un défi pour le jeune Kim, à la tête d'une dictature qu'il a de plus en plus de mal à s'isoler du monde.
Par Sébastien Falletti
SIYEON se souviendra toujours de son premier «french kiss». Barricadée avec son mari et cinq voisins dans une petite pièce, rideaux tirés, cernée d'appartements peuplés de cadres du Parti des travailleurs nord-coréens, elle découvre, effarée, la scène dans un feuilleton sud-coréen de contrebande. «Voilà la turpitude des capitalistes!, avons-nous dit en riant», se souvient cette mère de trois enfants, aujourd'hui réfugiée à Séoul, au sud du rideau de fer. À l'époque, le moindre baiser à l'écran semblait torride, en contraste avec les pudiques feuilletons à la gloire de la révolution produits par la propagande de Pyongyang. «On faisait mine de détourner les yeux, mais j'étais frappée par la franchise des histoires d'amour du Sud», se rappelle Siyeon, qui a changé de nom à son arrivée à Séoul, en 2007.
Son mari vitrier avait trop bien prospéré dans la petite ville d'Onsung, dans la province de l'Hamgyeong du Nord, en important des produits de la Chine voisine: il fut donc condamné à l'exil à la campagne pour «comportement capitaliste». Une déchéance économique qui convainc le couple de faire défection au Sud, dont ils avaient découvert l'opulence via les soap operas qui circulent sous le manteau au royaume ermite. «Les dramas ont été l'un des facteurs qui nous ont convaincus de faire le grand saut. Ce que j'y voyais était en contradiction avec la propagande, qui nous expliquait que la Corée du Sud est un pays pauvre et dangereux», dit Siyeon, qui a découvert l'existence du téléphone portable ou des bananes grâce aux DVD.
Le germe de la contestation
L'histoire de ce couple résume le cauchemar du nouveau «leader suprême» Kim Jong-un, à l'heure où il tente d'établir son pouvoir absolu sur les 23 millions de Nord-Coréens, reprenant le flambeau légué par son père disparu en décembre. Car la pénétration croissante de la culture sud-coréenne, via les feuilletons et la «K-Pop» depuis le début des années 2000, grignote la mainmise totalitaire d'un régime habitué à façonner les esprits dès la naissance. Signe de son inquiétude, le jeune héritier a déclenché une répression sans précédent sur la frontière chinoise pour endiguer les défections, tout comme la contrebande de DVD et de CD qui font les délices des soirées clandestines des élites de Pyongyang.
Le visionnage clandestin de feuilletons et de vidéos clips à la gloire des starlettes capitalistes du Sud est désormais monnaie courante dans les couches supérieures de la population et touche même l'armée, affirme Kang Dong Wan, professeur à l'Université Dong-a à Busan, qui vient de publier un ouvrage sur le sujet. Selon cette étude, près de 80 % des réfugiés originaires des provinces frontalières sont exposés à la hallyu, , qui a conquis l'Asie. Ce pourcentage s'affaiblit dans les provinces intérieures, mais reste élevé dans la capitale de 2,5 millions d'habitants de la Corée du Nord. «Les cadres du Parti et la nouvelle bourgeoisie enrichie par le commerce avec la Chine sont les principaux consommateurs», dit Kang, qui a reconstitué le circuit d'importation illégale de DVD, en recoupant les témoignages d'une centaine de transfuges.
Les femmes aisées passent commande, moyennant des prix élevés, des dernières nouveautés auprès de marchands qui vont s'approvisionner en Chine en corrompant les douaniers. Après avoir visionné les derniers épisodes à la mode à Séoul, les donneuses d'ordre rentabilisent leurs investissements en sous-louant leur précieux trésor. Sur certains marchés, il existe même des locations à l'heure, avec pénalité de retard. Signes de la banalisation de la pop culture à Pyongyang, certaines filles se teignent les cheveux et des garçons adoptent la boule à zéro inspirée par les gangsters sudistes. Autre mode venue de Séoul, la chirurgie esthétique, notamment des paupières, pratiquée dans l'arrière-boutique des salons de coiffure.
Cette diffusion souterraine inquiète le régime, qui fait la chasse aux symboles de la culture «impérialiste», comme les jeans moulants. Le succès de la culture pop concurrence le monopole de la pensée imposé par les Kim et sème le germe d'une possible contestation. «Il y a dix ans, chacun prenait beaucoup de précautions, mais désormais la tendance est de regarder en groupe puis d'en discuter», note Park Jung Ran, coauteur de l'ouvrage. Un défi pour le jeune Kim, à la tête d'une dictature qu'il a de plus en plus de mal à s'isoler du monde.
Par Sébastien Falletti