Le juge s’est éteint le 11 janvier 2007, emportant dans sa tombe plus d’un secret d’Etat. Celui du Sénégal qui se construisait. Puis celui d’une démocratie qui s’affirmait. C’est au nom de ce que l’on sait de lui, de ses postures et de sa manière d’appréhender la relation humaine, au nom aussi de ses interrogations face aux quêtes des hommes et ce à quoi leurs ambitions pouvaient les conduire, que nous avons jugé nécessaire de rétablir les éléments de vérité sur les propos tenus par le Président Abdou DIOUF dans son livre intitulé «Abdou Diouf, Mémoires» en ce qui concerne le Juge Kéba MBAYE. Nous avons cependant tenu à attendre la fin du XVème Sommet de la Francophonie, dont nous nous félicitons du succès et des hommages rendus à son secrétaire général. Il est exact, que c’est au téléphone, que le Juge annonça sa démission du Conseil Constitutionnel au Président de la République, également candidat aux élections présidentielles de 1993; la lettre que le Juge Kéba MBAYE lui adressa sera ainsi publiée dans le quotidien Le Soleil du 3 mars 1993. En revanche, nous sommes en mesure d’affirmer que le juge n’a pas dit au Président DIOUF «J’ai étudié le dossier et l’ai renvoyé à la Cour d’Appel avec des directives». Il lui a plutôt tenu les propos suivants: «le Conseil Constitutionnel a adopté la décision qui permettra à la Cour d’Appel de prendre la sienne dans un délai raisonnable». La nuance est importante. Le Juge avait le plus profond respect de l’institution judiciaire. Celui d’ailleurs des prérogatives de tout représentant ou fonctionnaire de l’Etat. Et face au pouvoir exécutif, il a toujours défendu l’indépendance et l’honneur de la justice au Sénégal. Il ne pouvait envisager de prendre des décisions de droit «seul», pour ensuite les transformer en «directives», ce que du reste le dispositif juridique et judiciaire du Sénégal ne permettait pas. «Pourquoi a-t-il lâché la République au milieu du gué ?» s’interroge Abdou DIOUF à la page 326 de son ouvrage. Il est dommage que cette question ne fût jamais posée au juge de son vivant. Cependant, puisque l’Histoire, la vraie, se construit non par des interrogations mais par des faits, rappelons ces derniers : Des contestations multiples soulevées par des représentants de candidats à l'élection présidentielle à propos de procès verbaux de bureaux de vote, annulables ou non, conduisent à un blocage des travaux de la Commission Nationale de Recensements des Votes. Celle ci n'étant pas parvenue à une compréhension commune des critères légaux applicables en la matière, sa présidente a jugé qu'il était de son devoir de transmettre tout le dossier au conseil constitutionnel ; Le Conseil Constitutionnel reçoit le dossier, mais la loi ne le rend pas compétent pour proclamer des résultats définitifs sans qu’il n’y ait eu au préalable une proclamation de résultats provisoires; Le Conseil Constitutionnel adopte la décision 5/93 du 2 mars 1993 (le juge Kéba MBAYE est Président/Rapporteur) qui permet de préciser les pouvoirs de la Cour d’Appel, et de fixer des délais à la publication des résultats provisoires, ces derniers devant être transmis au Conseil Constitutionnel pour proclamation définitive en même temps que toute réclamation qui serait venue des représentants des candidats au sein de la Commission. Le «blocage» est ainsi levé ; La solution ayant été trouvée par le Conseil Constitutionnel, le Juge Kéba MBAYE démissionne «pour donner plus de poids à la décision du Conseil», et explique dans sa lettre
au Président de la République : «J’espère, APRES (souligné par nous car la chronologie des faits est importante) avoir rendu avec mes collègues du Conseil une décision d’espoir, et l’avoir assortie de ma démission, pouvoir ainsi contribuer à persuader les hommes politiques de mon pays, en qui j’ai toujours une grande confiance, que notre code électoral est bon, mais qu’il nécessite, pour produire tous ses effets, une adhésion sans réserve aux règles du jeu démocratique. » La Cour d’Appel, forte de la décision du Conseil Constitutionnel, proclamera les résultats provisoires, puis le Conseil Constitutionnel les résultats définitifs. L’Histoire - et non les interrogations et suppositions - retiendra que le Conseil Constitutionnel, sous la présidence du Juge Kéba MBAYE, a sorti le Sénégal d’un blocage lourd de dangers pour la République. Nous sommes donc loin d’un lâchage de cette dernière. Après cela, il n’a pas jugé utile de rester à son poste : le code rédigé, le code précisé, le code appliqué, sa mission s’est achevée par un appel aux hommes politiques sénégalais à une plus grande adhésion «aux règles du jeu démocratique». Le Juge avait une sainte horreur des commérages et ragots. Le Président Abdou DIOUF lui fait pourtant tenir, sous la précaution d’un temps conditionnel, des propos qui n’ont pas été les siens, en écrivant : «ce n’est pas le Président, mais quelqu’un de son entourage qui a voulu faire pression sur moi.» C’est bien regrettable, car le Président Abdou DIOUF qui l’a bien connu, n’aurait jamais pris le risque de faire pression sur lui, et encore moins un membre de son entourage. Dans son effort d’affaiblir la personnalité du Juge, Abdou DIOUF poursuit : «Ou alors peut-être a-t-il reçu des menaces au point d’avoir pris peur ... Je n’en sais rien, mais quand on connaît la suite des événements, l’hypothèse est plausible. » Mais de quelle suite s’agit-il ? De l’assassinat de M° SEYE? Ou de la peur de rechercher, retrouver et punir les commanditaires de ce meurtre ? La construction littéraire mérite par contre l’attention : «ou alors», «peut-être », «au point de », « je n’en sais rien », « l’hypothèse est plausible » : est-ce donc ainsi que l’Histoire s’écrit ? Dans les derniers paragraphes consacrés à la démission du Juge, le Président DIOUF aurait pu se montrer plus précis et plus élégant, en indiquant que s’il a cessé de recevoir Kéba MBAYE, c’est parce que ce dernier n’avait jamais demandé à être reçu. Le 2 mars 1993 fut le terme de la longue carrière sénégalaise du juge Kéba MBAYE. Elle se poursuivit au service du droit, du sport, de son pays et de l’Afrique. Cette carrière se déroula souvent en compagnonnage étroit avec Abdou DIOUF, notamment lorsque l’un était à la tête du Pouvoir judiciaire, et l’autre second de l’exécutif. Ce dernier, au moment de s’en souvenir, n’en aura retenu, pour la rédaction de ses mémoires, qu’une démission mal comprise parce que mal étudiée.
Il est vrai que les « Mémoires » qui n’appartiennent pas au « genre littéraire » sont, ”une relation écrite que quelqu'un fait des événements qui se sont passés durant sa vie, et dans lesquels il a joué un rôle ou dont il a été le témoin. S’ils sont pour les historiens des sources précieuses, ils intéressent souvent plus le public que les ouvrages d'histoire, à cause de la partialité, de l'élément passionnel, de l'engagement qu'ils comportent. Le mémorialiste fait irruption dans l'histoire alors que l'historien, qui recherche l'objectivité, s'y conduit en respectueux visiteur”. (Encyclopédie Larousse). Alors permettez la contestation formelle des affirmations contenues dans les «Mémoires» du Président Abdou Diouf qui n’offrent qu’un point de vue subjectif sur des faits appartenant à l’histoire et dont l’un des principaux acteurs n’est plus là pour apporter la réplique. Quel dommage !
La Cellule Communication de la Fondation Kéba MBAYE
Dakar, le 3 décembre 2014
La Cellule Communication de la Fondation Kéba MBAYE
Dakar, le 3 décembre 2014