La corruption - définie comme "abus de pouvoir public à des fins personnelles" - a toujours existé. Mais au cours des dernières décennies, elle s'est étendue géographiquement et s'est amplifiée en intensité au SENEGAL.
On pouvait espérer que la libéralisation politique et économique, réduirait ce phénomène. Grâce à la transparence accrue issue du pluralisme politique et la liberté de la presse, le processus de démocratisation devrait normalement mobiliser des forces contre la corruption. Mais notre jeune démocratie reste fragile et a apparemment du mal à s'attaquer aux intérêts établis.
Pour sa part, la libéralisation économique - en réduisant les interventions étatiques et, partant, les occasions de corruption - devrait, elle aussi, l'atténuer. Or, dans le court terme, nous observons plutôt le contraire : des structures d'Etat affaiblies, l'absence d'une législation adéquate, l'insuffisante capacité de l'appareil judiciaire à s'attaquer à la corruption, la recherche du gain facile - que d'aucuns confondent avec l'économie de marché !- concourent toutes à aggraver le phénomène, du moins dans une phase de transition. Cette évolution ne peut laisser indifférents ceux qui s'occupent et se préoccupent du développement.
Certes, on peut aborder la corruption et ses effets sous différents angles. On peut le faire par le biais éthique. Mais alors qu'est-ce qui nous autorise à prêcher la morale au Sud et à l'Est, alors que la corruption sévit aussi au Nord et que, s'agissant de corruption dans les relations économiques internationales, il y a, presque par définition, un corrupteur au Nord et un corrompu au Sud ? La seule réponse - moralement contestable mais économiquement correcte - serait que le Nord riche peut se permettre de gaspiller une partie de ses ressources alors que, dans les PVD, les rares ressources doivent être utilisées de façon optimale ! D'autres mettent en exergue les distorsions que la corruption provoque dans le jeu loyal des conditions de concurrence, en défavorisant les entreprises performantes, mais honnêtes.
Un obstacle majeur au développement
Pour ma part, je l'aborderai quant à ses effets sur le développement. En effet, une expérience professionnelle m'amène à conclure que la corruption est un des obstacles majeurs au développement, que ses effets sur le développement sont désastreux.
Certains opposeront à cette affirmation l'argument "culturel" qui veut faire croire que, dans certaines cultures, la corruption serait usuelle et moralement acceptée. Or, nulle part au monde, l'enrichissement par la corruption n'est licite ou moralement admis ! Je citerai à ce sujet Olusegun Obansanjo, l'ancien président du Nigéria : "Dans la conception africaine de l'estime et de l'hospitalité, un don est un symbole, un signe. Sa valeur est dans l'esprit de donner, non dans sa valeur matérielle. Le don est fait ouvertement, jamais dans le secret, pour que tous le voient. Lorsqu'un don est excessif, il suscite de l'embarras et est même rendu au donneur. La corruption a perverti les aspects positifs de cette vieille tradition".
Ensuite, il y a les cyniques qui prétendent que la corruption graisse la machine du développement et la fait fonctionner.
D'autres encore sont résignés. Pour eux, la corruption est intrinsèquement liée au sous-développement : aussi longtemps que des revenus normaux ne permettent pas de vivre décemment, toutes les portes lui seraient ouvertes. C'est donc par le développement qu'il faudrait s'attaquer à la corruption. Cela rappelle le débat sur l'explosion démographique : c'est par le développement, disent certains, qu'on résoudra le problème de la croissance de la population. Mais d'ici là, la planète sera inexorablement surpeuplée ! Ce même argument me paraît valoir pour la corruption : nous ne pouvons pas attendre que le développement l'ait éliminée. (En tout état de cause, le développement n'est pas non plus un remède miracle : s'il y a les exemples de Singapour et de Hong-Kong avec des taux de corruption extrêmement bas, il y a aussi l'Italie où la corruption s'est généralisée en pleine période de développement). Il faut donc agir, hic et nunc, sur la grande corruption.
Mais les méfaits de ces pratiques ne s'arrêtent pas là : le décideur corrompu peut être tenté de se satisfaire d'une prestation de moindre qualité qui lui procurera un profit personnel accru. Ainsi, par exemple, lors de la réalisation d'un projet routier, la complicité entre administration et entreprise peut conduire à la réduction des normes de qualité convenues pour se partager l'économie réalisée. L'effet désastreux de la corruption atteint son comble lorsque la conception d'un projet et, finalement, son choix même, sont déterminés par la corruption. S'agissant de la conception, on peut penser ainsi à l'achat d'une technologie mal adaptée aux besoins d'un pays ou au choix d'une réalisation à forte intensité de capital - plus prometteuse en termes de corruption - plutôt qu'à forte intensité de main-d'oeuvre, qui favoriserait pourtant davantage le développement.
Mais où l'on atteint le sommet de la perversion, c'est lorsque le choix même des priorités - et donc des projets - est déterminé par la corruption. Nous visons ici les situations où les priorités de développement réelles d'un pays sont négligées en faveur d'opérations qui procurent les plus grands gains personnels aux décideurs. Et je citerai ici Rémi Godeau qui écrivait dans "Jeune Afrique" : "Cimetière d'éléphants blancs, ces projets mort-nés, dévoreurs de devises, l'Afrique est truffée de larges autoroutes désertes et rongées par la savane, d'usines livrées clés en main laissées à vau-l'eau quelques années à peine après leur inauguration, de lignes de chemin de fer impraticables par manque d'entretien, de barrages hydro-électriques abandonnés faute de rentabilité".
Un cercle vicieux qu'il faut briser
C'est dire que nous sommes quasiment enfermés dans un cercle vicieux : la corruption est une des causes du sous-développement et de la pauvreté. Mais la pauvreté contribue à son extension : celui qui ne peut gagner honnêtement les moyens de subsistance des siens est pratiquement contraint à des méthodes moins honnêtes. Pour rompre ce processus, il faut donc s'attaquer à la grande corruption et éliminer graduellement les raisons de sa propagation dans la société, et notamment l'insuffisance notoire de revenus permettant une vie décente.
De manière générale, on peut dire que la corruption tue aussi l'esprit de développement. Rien n'est plus destructeur pour une société que la course vers "l'argent facile et rapide" qui fait apparaître ceux qui travaillent honnêtement et durement comme des naïfs
Enfin, une économie minée par la corruption exerce un effet répulsif sur les investisseurs extérieurs potentiels et les bailleurs de fonds publics. Or, le développement exige que les flux financiers soient attirés par le pays qui en a besoin. "Le succès appelle l'argent. Le gaspillage, l'échec et la gabegie le font fuir" comme l'a dit Serge Michailof. Et si les investisseurs sont déterminés à faire des affaires, ils recherchent, à l'exception des aventuriers, des pays d'accueil où le climat est stable et prévisible. On connaît ainsi des entrepreneurs qui se sont retirés de certains pays africains - pourtant dotés de ressources - en raison des contraintes de la corruption qu'ils jugeaient insupportables. Quant aux bailleurs de fonds publics, ils hésitent de plus en plus à apporter une aide financière à des pays qui gèrent mal leurs propres ressources. C'est en cela que réside l'une des causes de ce qu'on appelle la lassitude en matière d'aide publique ("aid fatigue"). Pourquoi d'ailleurs les institutions d'aide financière n'iraient-elle pas jusqu'à la suspension de la coopération en cas de corruption et de mauvaise gestion, comme elles le font lorsqu'il y a violation grave des droits de l'homme ? Inversement, la bonne gestion des affaires publiques ("good governance") devrait devenir le critère déterminant de l'allocation de l'aide. L'article 5 de la Convention de Lomé IV révisée me semble préfigurer une telle orientation.
En conclusion, loin de réserver l'examen critique qui précède aux pays du Sud, je dirai que les partenaires du Nord ont leur part de responsabilité dans les méfaits de la corruption, ne serait-ce qu'en raison de l'incohérence entre leur politique de coopération au développement et leur politique de promotion des exportations. Partant du principe que les efforts de coopération sont réellement motivés par des considérations de développement, il faut bien constater que les pays occidentaux ont tendance à promouvoir leurs exportations, avec d'autres instruments, sans considération aucune pour leurs effets en termes de développement, contribuant ainsi aux errements que nous avons analysés. Qu'ils tolèrent, voire encouragent, la corruption comme un moyen de promotion de leurs ventes me paraît scandaleux.
Patrice SANE, cadre commercial
Militant APR, membre de la CCR
Secrétaire Administratif de la CVMP/CCR/APR
On pouvait espérer que la libéralisation politique et économique, réduirait ce phénomène. Grâce à la transparence accrue issue du pluralisme politique et la liberté de la presse, le processus de démocratisation devrait normalement mobiliser des forces contre la corruption. Mais notre jeune démocratie reste fragile et a apparemment du mal à s'attaquer aux intérêts établis.
Pour sa part, la libéralisation économique - en réduisant les interventions étatiques et, partant, les occasions de corruption - devrait, elle aussi, l'atténuer. Or, dans le court terme, nous observons plutôt le contraire : des structures d'Etat affaiblies, l'absence d'une législation adéquate, l'insuffisante capacité de l'appareil judiciaire à s'attaquer à la corruption, la recherche du gain facile - que d'aucuns confondent avec l'économie de marché !- concourent toutes à aggraver le phénomène, du moins dans une phase de transition. Cette évolution ne peut laisser indifférents ceux qui s'occupent et se préoccupent du développement.
Certes, on peut aborder la corruption et ses effets sous différents angles. On peut le faire par le biais éthique. Mais alors qu'est-ce qui nous autorise à prêcher la morale au Sud et à l'Est, alors que la corruption sévit aussi au Nord et que, s'agissant de corruption dans les relations économiques internationales, il y a, presque par définition, un corrupteur au Nord et un corrompu au Sud ? La seule réponse - moralement contestable mais économiquement correcte - serait que le Nord riche peut se permettre de gaspiller une partie de ses ressources alors que, dans les PVD, les rares ressources doivent être utilisées de façon optimale ! D'autres mettent en exergue les distorsions que la corruption provoque dans le jeu loyal des conditions de concurrence, en défavorisant les entreprises performantes, mais honnêtes.
Un obstacle majeur au développement
Pour ma part, je l'aborderai quant à ses effets sur le développement. En effet, une expérience professionnelle m'amène à conclure que la corruption est un des obstacles majeurs au développement, que ses effets sur le développement sont désastreux.
Certains opposeront à cette affirmation l'argument "culturel" qui veut faire croire que, dans certaines cultures, la corruption serait usuelle et moralement acceptée. Or, nulle part au monde, l'enrichissement par la corruption n'est licite ou moralement admis ! Je citerai à ce sujet Olusegun Obansanjo, l'ancien président du Nigéria : "Dans la conception africaine de l'estime et de l'hospitalité, un don est un symbole, un signe. Sa valeur est dans l'esprit de donner, non dans sa valeur matérielle. Le don est fait ouvertement, jamais dans le secret, pour que tous le voient. Lorsqu'un don est excessif, il suscite de l'embarras et est même rendu au donneur. La corruption a perverti les aspects positifs de cette vieille tradition".
Ensuite, il y a les cyniques qui prétendent que la corruption graisse la machine du développement et la fait fonctionner.
D'autres encore sont résignés. Pour eux, la corruption est intrinsèquement liée au sous-développement : aussi longtemps que des revenus normaux ne permettent pas de vivre décemment, toutes les portes lui seraient ouvertes. C'est donc par le développement qu'il faudrait s'attaquer à la corruption. Cela rappelle le débat sur l'explosion démographique : c'est par le développement, disent certains, qu'on résoudra le problème de la croissance de la population. Mais d'ici là, la planète sera inexorablement surpeuplée ! Ce même argument me paraît valoir pour la corruption : nous ne pouvons pas attendre que le développement l'ait éliminée. (En tout état de cause, le développement n'est pas non plus un remède miracle : s'il y a les exemples de Singapour et de Hong-Kong avec des taux de corruption extrêmement bas, il y a aussi l'Italie où la corruption s'est généralisée en pleine période de développement). Il faut donc agir, hic et nunc, sur la grande corruption.
Mais les méfaits de ces pratiques ne s'arrêtent pas là : le décideur corrompu peut être tenté de se satisfaire d'une prestation de moindre qualité qui lui procurera un profit personnel accru. Ainsi, par exemple, lors de la réalisation d'un projet routier, la complicité entre administration et entreprise peut conduire à la réduction des normes de qualité convenues pour se partager l'économie réalisée. L'effet désastreux de la corruption atteint son comble lorsque la conception d'un projet et, finalement, son choix même, sont déterminés par la corruption. S'agissant de la conception, on peut penser ainsi à l'achat d'une technologie mal adaptée aux besoins d'un pays ou au choix d'une réalisation à forte intensité de capital - plus prometteuse en termes de corruption - plutôt qu'à forte intensité de main-d'oeuvre, qui favoriserait pourtant davantage le développement.
Mais où l'on atteint le sommet de la perversion, c'est lorsque le choix même des priorités - et donc des projets - est déterminé par la corruption. Nous visons ici les situations où les priorités de développement réelles d'un pays sont négligées en faveur d'opérations qui procurent les plus grands gains personnels aux décideurs. Et je citerai ici Rémi Godeau qui écrivait dans "Jeune Afrique" : "Cimetière d'éléphants blancs, ces projets mort-nés, dévoreurs de devises, l'Afrique est truffée de larges autoroutes désertes et rongées par la savane, d'usines livrées clés en main laissées à vau-l'eau quelques années à peine après leur inauguration, de lignes de chemin de fer impraticables par manque d'entretien, de barrages hydro-électriques abandonnés faute de rentabilité".
Un cercle vicieux qu'il faut briser
C'est dire que nous sommes quasiment enfermés dans un cercle vicieux : la corruption est une des causes du sous-développement et de la pauvreté. Mais la pauvreté contribue à son extension : celui qui ne peut gagner honnêtement les moyens de subsistance des siens est pratiquement contraint à des méthodes moins honnêtes. Pour rompre ce processus, il faut donc s'attaquer à la grande corruption et éliminer graduellement les raisons de sa propagation dans la société, et notamment l'insuffisance notoire de revenus permettant une vie décente.
De manière générale, on peut dire que la corruption tue aussi l'esprit de développement. Rien n'est plus destructeur pour une société que la course vers "l'argent facile et rapide" qui fait apparaître ceux qui travaillent honnêtement et durement comme des naïfs
Enfin, une économie minée par la corruption exerce un effet répulsif sur les investisseurs extérieurs potentiels et les bailleurs de fonds publics. Or, le développement exige que les flux financiers soient attirés par le pays qui en a besoin. "Le succès appelle l'argent. Le gaspillage, l'échec et la gabegie le font fuir" comme l'a dit Serge Michailof. Et si les investisseurs sont déterminés à faire des affaires, ils recherchent, à l'exception des aventuriers, des pays d'accueil où le climat est stable et prévisible. On connaît ainsi des entrepreneurs qui se sont retirés de certains pays africains - pourtant dotés de ressources - en raison des contraintes de la corruption qu'ils jugeaient insupportables. Quant aux bailleurs de fonds publics, ils hésitent de plus en plus à apporter une aide financière à des pays qui gèrent mal leurs propres ressources. C'est en cela que réside l'une des causes de ce qu'on appelle la lassitude en matière d'aide publique ("aid fatigue"). Pourquoi d'ailleurs les institutions d'aide financière n'iraient-elle pas jusqu'à la suspension de la coopération en cas de corruption et de mauvaise gestion, comme elles le font lorsqu'il y a violation grave des droits de l'homme ? Inversement, la bonne gestion des affaires publiques ("good governance") devrait devenir le critère déterminant de l'allocation de l'aide. L'article 5 de la Convention de Lomé IV révisée me semble préfigurer une telle orientation.
En conclusion, loin de réserver l'examen critique qui précède aux pays du Sud, je dirai que les partenaires du Nord ont leur part de responsabilité dans les méfaits de la corruption, ne serait-ce qu'en raison de l'incohérence entre leur politique de coopération au développement et leur politique de promotion des exportations. Partant du principe que les efforts de coopération sont réellement motivés par des considérations de développement, il faut bien constater que les pays occidentaux ont tendance à promouvoir leurs exportations, avec d'autres instruments, sans considération aucune pour leurs effets en termes de développement, contribuant ainsi aux errements que nous avons analysés. Qu'ils tolèrent, voire encouragent, la corruption comme un moyen de promotion de leurs ventes me paraît scandaleux.
Patrice SANE, cadre commercial
Militant APR, membre de la CCR
Secrétaire Administratif de la CVMP/CCR/APR