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Le développement économique après le consensus de Washington


Rédigé par leral.net le Jeudi 20 Février 2025 à 10:13 | | 0 commentaire(s)|

Le paysage économique mondial évolue rapidement et les pays en développement sont désormais confrontés à trois contraintes majeures : la résurgence du protectionnisme, le rétrécissement de la marge de manœuvre macroéconomique et les profondes perturbations technologiques. Le consensus néolibéral de Washington – le cadre de politique économique dominant depuis un demi-siècle – n'étant plus adapté, un nouveau paradigme s'impose d'urgence pour guider le développement dans les années à venir.
Le développement économique après le consensus de Washington
Ces dernières années, le libre-échange, autrefois pierre angulaire de la coopération internationale, a cédé la place à une augmentation des droits de douane, à des subventions industrielles à grande échelle et à un "découplage" économique. La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine illustre cette tendance, avec des tarifs douaniers moyens en forte hausse  depuis 2018. Maintenant que Donald Trump, l'autoproclamé  "homme des tarifs douaniers", est de retour à la Maison-Blanche, il est peu probable que l'on assiste à un revirement. Et il n'y a pas que les États-Unis : l'Union européenne a également adopté des droits de douane, notamment sur les véhicules électriques  chinois, en invoquant des subventions déloyales.

En outre, les pays ont de plus en plus recours à des stratégies industrielles pour soutenir les secteurs stratégiques. Bien sûr, la Chine, avec son modèle économique dirigé par l'État, s'appuie depuis longtemps sur une politique industrielle, qui est à la base de son plan " Made in China       2025", introduit en 2015. Mais même les économies avancées – les principaux défenseurs, dans le passé, de l'orthodoxie du marché libre– adoptent aujourd'hui ce type d'interventions. La loi américaine CHIPS and Science Act, par exemple, prévoit un financement de 52,7 milliards de dollars pour le développement des semi-conducteurs. L'Union européenne dispose également de sa propre stratégie industrielle.

De telles initiatives sont conçues pour renforcer la sécurité économique, mais elles alimentent également les tensions géopolitiques et conduisent à la fragmentation de la chaîne de valeur. Pour les pays en développement, cela représente à la fois des défis et des opportunités. L'alignement croissant du commerce sur les dynamiques géopolitiques – y compris la tendance à la "délocalisation" – pourrait permettre à certains pays d'attirer davantage d'investissements directs étrangers, mais les pays qui dépendent des ressources et les pays les moins avancés sont confrontés à une réduction de la demande  d' exportations et à une augmentation de l'incertitude économique.

Dans le même temps, la capacité des pays en développement à mettre en place des politiques fiscales et monétaires est fortement limitée. Des crises successives – notamment la crise économique mondiale de 2008, la pandémie de Covid-19 et divers chocs sur les prix des produits de base – ont érodé les marges de manœuvre budgétaires. Les pressions démographiques, qu'il s'agisse des jeunes à la recherche d'un emploi ou du vieillissement de la population, pèsent sur les budgets publics. L'atténuation du changement climatique et l'adaptation à ses effets exigent également des investissements substantiels. Enfin, certains pays réaffectent des fonds à la défense, en réponse à la montée des tensions géopolitiques. L'importance des paiements au titre du service de la dette reste une charge majeure, aggravée par les taux d'intérêt mondiaux élevés.

En outre, des taux d'intérêt mondiaux élevés obligent les pays en développement à augmenter leurs propres taux, pour atténuer les sorties de capitaux et la dépréciation de la monnaie, ce qui a des effets négatifs sur l'investissement et la croissance économique. Pour ne rien arranger, l'indépendance des banques centrales s'est érodée dans certains pays, une tendance qui compromet la capacité des décideurs politiques à contrôler l'inflation et à soutenir la stabilité économique.

Tout cela se produit alors que des changements technologiques rapides perturbent les modèles de croissance traditionnels. Historiquement, la croissance des économies en développement a été tirée par la transformation structurelle, c'est-à-dire la réaffectation des ressources des secteurs à faible productivité vers les secteurs à forte productivité, par exemple de l'agriculture vers l'industrie manufacturière. En Afrique, cette dynamique représentait  74 % de la croissance de la productivité avant 2008.

Mais comme l'ont fait remarquer  Dani Rodrik  et Joseph E. Stiglitz, la transformation structurelle ne peut plus être réalisée par une industrialisation orientée vers l'exportation, notamment parce que l'industrie manufacturière est devenue plus intensive en compétences et en capital. Le ralentissement de la croissance mondiale, l'alourdissement du fardeau de la dette, la démondialisation et le changement climatique (qui affecte les secteurs traditionnels comme l'agriculture) compromettent encore davantage cette approche.

La stratégie alternative proposée par Rodrik et Stiglitz se concentre sur une transition verte globale et une augmentation de la productivité dans les services à forte intensité de main-d'œuvre. Bien que cette approche soit prometteuse, une capacité considérable du secteur public est nécessaire pour soutenir l'innovation et l'expérimentation politique du secteur privé. Un cadre politique plus complet, capable de combler le vide laissé par le Consensus de Washington, commencerait par trois priorités essentielles.

Premièrement, les économies en développement doivent renforcer leur résistance macroéconomique. À cette fin, elles devraient renforcer les cadres budgétaires afin de constituer des réserves macroéconomiques plus solides, mettre en œuvre des régimes de ciblage de l'inflation pour promouvoir la stabilité des prix et adopter des régimes de taux de change plus flexibles qui peuvent servir « d'amortisseurs » en cas de volatilité extérieure.
Deuxièmement, les pays devraient tirer parti de la technologie pour stimuler la productivité, et mettre l'accent sur le secteur privé. Outre l'amélioration de l'efficacité et de la transparence des services publics, les technologies numériques peuvent élargir l'accès à l'éducation, soutenir l'innovation en facilitant la recherche et le développement, et transformer des secteurs essentiels comme les soins de santé et l'agriculture.

Enfin, les gouvernements devraient continuer à promouvoir la croissance par la transformation structurelle. Si le secteur des services est prometteur en termes de création d'emplois, il ne peut à lui seul absorber les millions de jeunes, en particulier les personnes non qualifiées et semi-qualifiées, qui entrent chaque année sur le marché du travail dans les pays en développement. Heureusement, certains sous-secteurs à forte intensité de main-d'œuvre, comme l'agro-industrie et la production de vêtements, restent des sources viables  d'emplois et de croissance dans les pays à revenu faible et intermédiaire.

La fabrication écologique et le secteur pharmaceutique offrent également des voies prometteuses pour l'industrialisation. Les zones économiques spéciales, l'utilisation stratégique des sols et des écosystèmes de démarrage plus dynamiques peuvent stimuler la croissance industrielle et la création d'emplois. Les économies en développement pourraient également devoir prendre des mesures pour protéger leur industrie nationale d'un afflux de produits chinois réorientés depuis les États-Unis et l'Europe. Ces mesures devraient être transparentes et limitées dans le temps, et respecter les règles de l'Organisation mondiale du commerce.

Rien de tout cela ne sera possible avec la mentalité du "chacun pour soi" qui semble s'imposer dans le monde entier. Si le bilan  du Consensus de Washington est indéniablement mitigé, tout au moins mettait-il l'accent sur l'engagement et la coopération au niveau international. Les pays en développement ne doivent pas jeter le bébé avec l'eau du bain. S’ils veulent construire des économies plus résilientes et plus inclusives dans l'environnement mondial d'aujourd'hui, ils doivent adopter des partenariats, partager des connaissances et poursuivre la collaboration entre le gouvernement, le secteur privé et les institutions internationales.
Karim El Aynaoui, président exécutif du Policy Center for the New South, est vice-président exécutif de l'Université polytechnique Mohammed VI et doyen de son pôle de sciences humaines, économiques et sociales. Hinh T. Dinh, ancien économiste principal au bureau du premier vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale, est chercheur principal au Policy Center for the New South et président de Economic Growth and Transformation, LLC.
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Source : https://www.lejecos.com/Le-developpement-economiqu...

La rédaction