« L'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soi, à juste titre. Si je leur dis d’aller à l’école, ils iront mais en apprenant ils oublieront, ce qu’ils apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront ?»
La grande royale, L’aventure Ambigüe
Oh ! Il n’est pas question ici de d’abandonner l’école ou de supprimer le français en tant que langue véhiculaire. Loin s’en faut ! Cheikh Hamidou Kane est suffisamment subtil et clairvoyant pour éviter de mettre dans la bouche de son personnage une idée aussi sommaire et abrupte. C’est l’école en tant qu’ « appareil idéologique », pour reprendre le mot d’Antonio Gramsci, qui se trouve ici non pas remise en cause mais « problématisée ». Cet exercice intellectuel qui tente de réinvestir la « conscience de classe » dans les rapports de pouvoir qui n’ont jamais cessé de structurer nos relations avec le Nord (pour ne pas dire l’occident) et son entreprise coloniale n’est pas une préoccupation d’époque, une question d’actualité comme on l’insinue souvent dans nos pays francophones. C’est un problème historique.
Non ! Cheikh Hamidou Kane a réussi la gageure d’identifier une problématique essentielle : Les rapports de domination et de pouvoir véhiculés par le savoir. En ce sens l’auteur de l’aventure Ambigüe reste l’un des précurseurs les plus « prophétiques » de la théorie postcoloniale. Cheikh Hamidou Kane est un philosophe de l’altérité, un mystique de la finitude. Son « essentialisme pragmatique » loin du racisme est une direction importante pour comprendre les enjeux politiques mais surtout culturels qui animent notre situation de colonisé.
Aujourd’hui une comparaison rigoureuse fondée sur des éléments comparatifs inévitables entre les intellectuels francophones et anglophones montre de façon flagrante non seulement des traditions intellectuelles différentes mais un rapport au colonialisme « honteusement » contradictoire. Il n’ya que dans nos pays francophones où l’on se permet d’isoler les enjeux de développement de la toujours lancinante question coloniale.
Paradoxalement la théorie postcoloniale est presque née en France nourrie qu’elle est par les écrits de Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze. Autre paradoxe suprême : Des auteurs francophones comme Cheikh Hamidou Kane, Cheikh Anta Diop et Franz Fanon sont des références incontournables pour des théoriciens du post-colonialisme « francophones convertis à l’anglophonie » comme le camerounais Achille Mbembe et le congolais Valentin Mudimbe. Ils sont allés chercher dans le monde anglophone non pas la langue mais les valeurs et la tradition intellectuelle de refus. Cette tradition intellectuelle de refus existait dans « le monde francophone » mais il y eut comme solution de continuité, une rupture inexpliquée au moment où dans le monde anglophone le feu intérieur continuait à bruler. Le refus existe dans le monde francophone mais il n’est plus traditionnel, il est devenu marginal et presque pathologique parce que discrédité insidieusement par un pseudo-pacifisme de mauvais aloi et une science prétendument neutre.
« L’Orientalisme », le texte fondateur des études postcoloniales n’a-t-il pas été écrit par un anglophone ? L’américano-palestinien Edward Saïd, un passage obligé pour tous ceux qui veulent comprendre les rapports de domination depuis les origines. Ce grand penseur a « déconstruit la prose coloniale » par son incommensurable érudition littéraire comme le très brulant Aimé Césaire l’avait réussi à travers son réquisitoire « mortel » : « Discours sur le colonialisme ». Nous pouvons en dire autant de l’intellectuel indien Homi K. Bhabha, professeur de littérature anglaise et américaine à l’Université Harvard. Il est à ce jour l’un des théoriciens les plus importants et les plus influents du postcolonialisme. Son ouvrage « Les lieux de la culture : Une théorie postcoloniale » est un texte incontournable pour comprendre les questions actuelles d’identité et d’appartenance nationales. Selon Toni Morrison, prix Nobel de littérature, « Aucune discussion sérieuse sur le postcolonialisme n’est concevable sans se référer à Monsieur Bhabha ». Paul Gilroy n’est pas en reste, « Ouvreur d’imaginaire », selon l’expression fleurie d’Achille Mbembe, ce grand garçon en dreadlocks est titulaire de la chaire Anthony Giddens de théorie sociale à la London School of Economics. Il est l’auteur du fameux « L’Atlantique noir : Modernité et double conscience », l’un des plus grands événements intellectuels de la deuxième moitié du 20ème siècle. Ouvrage étrange mais rigoureux, il s’est distingué dans le monde des idées par sa thèse fondamentale bâtie autour de cette « formation interculturelle et transnationale » qu’il appelle « l’Atlantique noir » qui, pense-t-il, est une partie de la modernité occidentale et africaine à la fois. Ainsi des figures diverses comme Spike Lee, Walter Benjamin, Richard Wright, William Du Bois et même Hegel passent devant nous et forment cette « identité noire » complexe et diverse. Que dire de Madame Gayatri Spivak ? Son fameux livre « Les subalternes peuvent-elles parler ? » est « l’un des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales les plus discutés dans le monde depuis vingt-cinq ans » selon Jérôme Vidal. Ce livre qui à l’origine est un article scientifique (109 pages) est un texte difficile, par moments abstrait mais délicieux et éclairant sur les rapports de domination.
Lisez le philosophe « zaïrois » Valentin Mudimbe, l’un des plus grands penseurs africains, l’heureuse expression « sortir de la bibliothèque coloniale » lui appartient d’ailleurs. Penseur de la différence, ses essais, romans et textes poétiques nous révèlent une violence provoquée par la doublure identitaire. Philosophe de l’herméneutique, Mudimbe est à l’Afrique ce qu’Edward Saïd est à l’Amérique. Ils partagent ce grand intérêt qu’ils ont pour l’étude du discours en tant que pouvoir. Professeur à l’université Duke aux USA, une partie de son œuvre prolixe est encore produit en anglais. Que dire d’Achille Mbembe ? Intellectuel camerounais converti à l’anglophonie, son œuvre fondamentale « De la Post-colonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine » est parue en même temps en Anglais et en français. Ce « jeune » intellectuel à la verve fleurie est un théoricien incontournable du post colonialisme. Ecrivain au style particulier par la violence des mots qui s’entrechoquent, il a réussi le pari de créer son propre monde en parlant de l’Afrique et de l’occident en des termes étonnants.
Mais qui a dit que le colonialisme est terminé? Il suffit de lire et d’écouter les intellectuels africains anglophones ou ceux convertis à l’anglophonie pour comprendre et voir dans toute sa vérité, la mollesse avec laquelle les rapports de domination surtout avec l’ancien pays colonisateur, sont posés avec une légèreté étonnante en « francophonie ». Nicholas Sarkozy n’aurait jamais osé dire son « discours de Dakar » chez les anglophones, même en rêve. D’ailleurs la réponse la plus cinglante vient d’Achille Mbembe qui a défié Sarkozy de dire les mêmes âneries à Accra ou Pretoria, il provoquerait dit-il des émeutes raciales. Pourtant nous sommes dans le pays de Cheikh Anta Diop. Mais que s’est-il passé pour qu’on en arrive à ce type d’intellectuels mous, des fayots de l’esprit ? Ailleurs, les intellectuels ont transmis à la société civile ce feu intérieur en développant une thématique de la résistance. Dans l’espace francophone, l’idéologie libérale tente de discréditer « la thématique de la résistance » en inculquant aux étudiants l’idée d’une science brute, objective et non-politique. Depuis les travaux d’Edward Saïd, Noam Chomsky et bien d’autres, on sait que cette « représentation » d’un savoir neutre est erronée et préfabriquée. Le savoir est une production, une création.
Tout compte fait, ce n’est pas la langue française en tant que matière brute qui est en cause. Mongo Béti, un résistant hors pair, a vécu la moitié de sa vie en France. Agrégé de Lettres classiques il a enseigné la langue française dans ce pays. Pourtant il a donné l’image d’un anti-français invétéré mais en vérité il était plus subtil qu’il ne le laissait paraitre. Son seul combat, le combat de sa vie était de nous sortir de la bibliothèque coloniale, « la bibliothèque des idées reçues » selon l’expression d’Edward Saïd. Pour nos pays « sous développés » tout doit commencer par là !
Khalifa Touré
Sidimohamedkhalifa72@gmail.com
La grande royale, L’aventure Ambigüe
Oh ! Il n’est pas question ici de d’abandonner l’école ou de supprimer le français en tant que langue véhiculaire. Loin s’en faut ! Cheikh Hamidou Kane est suffisamment subtil et clairvoyant pour éviter de mettre dans la bouche de son personnage une idée aussi sommaire et abrupte. C’est l’école en tant qu’ « appareil idéologique », pour reprendre le mot d’Antonio Gramsci, qui se trouve ici non pas remise en cause mais « problématisée ». Cet exercice intellectuel qui tente de réinvestir la « conscience de classe » dans les rapports de pouvoir qui n’ont jamais cessé de structurer nos relations avec le Nord (pour ne pas dire l’occident) et son entreprise coloniale n’est pas une préoccupation d’époque, une question d’actualité comme on l’insinue souvent dans nos pays francophones. C’est un problème historique.
Non ! Cheikh Hamidou Kane a réussi la gageure d’identifier une problématique essentielle : Les rapports de domination et de pouvoir véhiculés par le savoir. En ce sens l’auteur de l’aventure Ambigüe reste l’un des précurseurs les plus « prophétiques » de la théorie postcoloniale. Cheikh Hamidou Kane est un philosophe de l’altérité, un mystique de la finitude. Son « essentialisme pragmatique » loin du racisme est une direction importante pour comprendre les enjeux politiques mais surtout culturels qui animent notre situation de colonisé.
Aujourd’hui une comparaison rigoureuse fondée sur des éléments comparatifs inévitables entre les intellectuels francophones et anglophones montre de façon flagrante non seulement des traditions intellectuelles différentes mais un rapport au colonialisme « honteusement » contradictoire. Il n’ya que dans nos pays francophones où l’on se permet d’isoler les enjeux de développement de la toujours lancinante question coloniale.
Paradoxalement la théorie postcoloniale est presque née en France nourrie qu’elle est par les écrits de Michel Foucault, Jacques Derrida et Gilles Deleuze. Autre paradoxe suprême : Des auteurs francophones comme Cheikh Hamidou Kane, Cheikh Anta Diop et Franz Fanon sont des références incontournables pour des théoriciens du post-colonialisme « francophones convertis à l’anglophonie » comme le camerounais Achille Mbembe et le congolais Valentin Mudimbe. Ils sont allés chercher dans le monde anglophone non pas la langue mais les valeurs et la tradition intellectuelle de refus. Cette tradition intellectuelle de refus existait dans « le monde francophone » mais il y eut comme solution de continuité, une rupture inexpliquée au moment où dans le monde anglophone le feu intérieur continuait à bruler. Le refus existe dans le monde francophone mais il n’est plus traditionnel, il est devenu marginal et presque pathologique parce que discrédité insidieusement par un pseudo-pacifisme de mauvais aloi et une science prétendument neutre.
« L’Orientalisme », le texte fondateur des études postcoloniales n’a-t-il pas été écrit par un anglophone ? L’américano-palestinien Edward Saïd, un passage obligé pour tous ceux qui veulent comprendre les rapports de domination depuis les origines. Ce grand penseur a « déconstruit la prose coloniale » par son incommensurable érudition littéraire comme le très brulant Aimé Césaire l’avait réussi à travers son réquisitoire « mortel » : « Discours sur le colonialisme ». Nous pouvons en dire autant de l’intellectuel indien Homi K. Bhabha, professeur de littérature anglaise et américaine à l’Université Harvard. Il est à ce jour l’un des théoriciens les plus importants et les plus influents du postcolonialisme. Son ouvrage « Les lieux de la culture : Une théorie postcoloniale » est un texte incontournable pour comprendre les questions actuelles d’identité et d’appartenance nationales. Selon Toni Morrison, prix Nobel de littérature, « Aucune discussion sérieuse sur le postcolonialisme n’est concevable sans se référer à Monsieur Bhabha ». Paul Gilroy n’est pas en reste, « Ouvreur d’imaginaire », selon l’expression fleurie d’Achille Mbembe, ce grand garçon en dreadlocks est titulaire de la chaire Anthony Giddens de théorie sociale à la London School of Economics. Il est l’auteur du fameux « L’Atlantique noir : Modernité et double conscience », l’un des plus grands événements intellectuels de la deuxième moitié du 20ème siècle. Ouvrage étrange mais rigoureux, il s’est distingué dans le monde des idées par sa thèse fondamentale bâtie autour de cette « formation interculturelle et transnationale » qu’il appelle « l’Atlantique noir » qui, pense-t-il, est une partie de la modernité occidentale et africaine à la fois. Ainsi des figures diverses comme Spike Lee, Walter Benjamin, Richard Wright, William Du Bois et même Hegel passent devant nous et forment cette « identité noire » complexe et diverse. Que dire de Madame Gayatri Spivak ? Son fameux livre « Les subalternes peuvent-elles parler ? » est « l’un des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales les plus discutés dans le monde depuis vingt-cinq ans » selon Jérôme Vidal. Ce livre qui à l’origine est un article scientifique (109 pages) est un texte difficile, par moments abstrait mais délicieux et éclairant sur les rapports de domination.
Lisez le philosophe « zaïrois » Valentin Mudimbe, l’un des plus grands penseurs africains, l’heureuse expression « sortir de la bibliothèque coloniale » lui appartient d’ailleurs. Penseur de la différence, ses essais, romans et textes poétiques nous révèlent une violence provoquée par la doublure identitaire. Philosophe de l’herméneutique, Mudimbe est à l’Afrique ce qu’Edward Saïd est à l’Amérique. Ils partagent ce grand intérêt qu’ils ont pour l’étude du discours en tant que pouvoir. Professeur à l’université Duke aux USA, une partie de son œuvre prolixe est encore produit en anglais. Que dire d’Achille Mbembe ? Intellectuel camerounais converti à l’anglophonie, son œuvre fondamentale « De la Post-colonie : Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine » est parue en même temps en Anglais et en français. Ce « jeune » intellectuel à la verve fleurie est un théoricien incontournable du post colonialisme. Ecrivain au style particulier par la violence des mots qui s’entrechoquent, il a réussi le pari de créer son propre monde en parlant de l’Afrique et de l’occident en des termes étonnants.
Mais qui a dit que le colonialisme est terminé? Il suffit de lire et d’écouter les intellectuels africains anglophones ou ceux convertis à l’anglophonie pour comprendre et voir dans toute sa vérité, la mollesse avec laquelle les rapports de domination surtout avec l’ancien pays colonisateur, sont posés avec une légèreté étonnante en « francophonie ». Nicholas Sarkozy n’aurait jamais osé dire son « discours de Dakar » chez les anglophones, même en rêve. D’ailleurs la réponse la plus cinglante vient d’Achille Mbembe qui a défié Sarkozy de dire les mêmes âneries à Accra ou Pretoria, il provoquerait dit-il des émeutes raciales. Pourtant nous sommes dans le pays de Cheikh Anta Diop. Mais que s’est-il passé pour qu’on en arrive à ce type d’intellectuels mous, des fayots de l’esprit ? Ailleurs, les intellectuels ont transmis à la société civile ce feu intérieur en développant une thématique de la résistance. Dans l’espace francophone, l’idéologie libérale tente de discréditer « la thématique de la résistance » en inculquant aux étudiants l’idée d’une science brute, objective et non-politique. Depuis les travaux d’Edward Saïd, Noam Chomsky et bien d’autres, on sait que cette « représentation » d’un savoir neutre est erronée et préfabriquée. Le savoir est une production, une création.
Tout compte fait, ce n’est pas la langue française en tant que matière brute qui est en cause. Mongo Béti, un résistant hors pair, a vécu la moitié de sa vie en France. Agrégé de Lettres classiques il a enseigné la langue française dans ce pays. Pourtant il a donné l’image d’un anti-français invétéré mais en vérité il était plus subtil qu’il ne le laissait paraitre. Son seul combat, le combat de sa vie était de nous sortir de la bibliothèque coloniale, « la bibliothèque des idées reçues » selon l’expression d’Edward Saïd. Pour nos pays « sous développés » tout doit commencer par là !
Khalifa Touré
Sidimohamedkhalifa72@gmail.com