De notre envoyé spécial au Cambodge
Tracée dans la poussière avec un bâton, la marelle s'étale en contrebas de la piste. Le soleil brûle la campagne cambodgienne, l'humidité baigne l'air ambiant, voilant la lumière comme dans un hammam. C'est la période qui précède la mousson, celle où les températures dépassent les 40 °C. Mais la chaleur étouffante n'accable pas le groupe de gamines qui sautent de case en case en soulevant des petits nuages de terre. Parmi elles, silhouette longiligne et sourire à attendrir un tortionnaire Khmer rouge, Kanha Theng est la grâce incarnée. Elle court, rit, crie avec ses copines. Bonheur et innocence d'une fille de 14 ans qui rêve de devenir médecin. En 2005, Kanha n'avait pas 7 ans et sa vie aurait pu s'arrêter là. Un jour, son père est revenu des champs avec un obus rouillé dans les bras. Une découverte fréquente dans cette région de l'est du Cambodge, à moins de 20 kilomètres de la frontière vietnamienne. Il a déposé le projectile par terre au milieu des pilotis qui soutiennent la maison pour aller chercher un marteau et un burin. Un obus vidé de ses explosifs se revend facilement aux ferrailleurs. L'enfant observait son père depuis l'escalier. Au premier choc, l'engin a explosé. Une jambe de Kanha a été emportée par le souffle. Le père de la fillette, lui, a été tué sur le coup. Déchiqueté par les éclats.
Sans l'assistance de Handicap International (HI), l'avenir de la petite Cambodgienne se serait volatilisé. Après son amputation, l'organisation humanitaire l'a prise en charge. Appareillée dans le centre de HI de Kompong Cham, sur les rives du Mékong à une heure et demie de route de son village, elle y a effectué des séances de rééducation. Trois fois par an, elle y retourne pour un suivi. Une moto Honda flambant neuve, garée devant la maison familiale, témoigne de l'attachement de l'ONG à la gamine. Payée par HI, elle permet à sa mère d'amener Kanha au collège tous les matins. Auparavant, elle logeait chez une tante à côté de l'établissement. Mais celle-ci l'utilisait comme domestique et lui faisait manquer les cours. Victor Hugo et Emile Zola trouveraient matière à roman dans le Cambodge d'aujourd'hui...
Chay Rithy, 51 ans, ancien soldat, a eu la jambe emportée par une mine en 1995. Sur la photo, il visite le tristement célèbre S21, un lycée de Phnom Penh que les Khmers rouges avaient transformé en prison et en centre de torture. Crédits photo : ERIC MARTIN/Le Figaro Magazine
Cela fait trente ans que Handicap International porte assistance à ce pays, trente ans que ses équipes y réparent des vies brisées, trente ans que son organisation pallie le dénuement de cet Etat asiatique traumatisé et ruiné à la fois par la folie meurtrière des Khmers rouges et par les guerres qui l'ont dévasté. C'est ici qu'est née l'ONG. Deux French doctors lyonnais, Jean-Baptiste Richardier et Claude Simonnot, y ont pensé en 1982 alors qu'ils dispensaient des soins dans les camps de réfugiés à la frontière de la Thaïlande. Le régime des Khmers rouges avait été chassé du pouvoir par l'armée vietnamienne trois ans plus tôt. Mais Pol Pot et sa clique menaient encore une guérilla sans pitié dans les campagnes. Ils enrôlaient les jeunes et terrorisaient les villageois. D'autres groupes pratiquaient également la lutte armée. Dans cette guerre civile confuse, les fronts étaient partout et nulle part. Si bien que les belligérants parsemèrent le terrain de mines antipersonnel selon des lignes sans cesse mouvantes.
Il fallait donner un avenir à ces handicapés
Le résultat fut catastrophique. Soldats, civils, paysans, enfants ne cessaient de marcher sur ces engins. Les blessés affluaient vers les camps de réfugiés. Ceux qui survivaient n'y parvenaient qu'au prix d'une amputation - 6 000 amputés sur 350 000 réfugiés. En dessous ou au-dessus du genou, une jambe, deux jambes: les chirurgiens des organisations humanitaires passaient leurs journées la scie à la main. A observer tous ces amputés qui végétaient, Jean-Baptiste Richardier et Claude Simonnot eurent une idée: soigner ne suffit pas, il faut donner un avenir à ces handicapés. C'est l'acte de naissance de Handicap International. En quelques mois, les deux hommes, qui n'ont aucune compétence de prothésistes (Claude Simonnot est généraliste, Jean-Baptiste Richardier obstétricien), établissent 17 ateliers dans les camps. Ils «embauchent» des réfugiés pour travailler le bois et le cuir et récupèrent le caoutchouc des pneus. «Au début, tout était un peu empirique, avoue Jean-Baptiste Richardier. Les jambes étaient mal ajustées, on devait refaire le travail. Mais on en fabriquait des centaines, on a donc rapidement appris.»
Une rencontre a fait le reste. Son Song Hak a sauté sur une mine en 1980. Il n'avait pas 20 ans. Amputé au-dessus du genou, il vivait dans un camp lorsqu'il s'est porté volontaire pour fabriquer des prothèses. Passionné de mécanique, l'ancien soldat restait à l'atelier bien après tout le monde afin de développer en secret une prothèse du genou. «Je voulais refaire du vélo, explique-t-il, assis sur une banquette de sa maison de la banlieue de Phnom Penh. Je travaillais clandestinement parce que le docteur Richardier l'avait interdit. Il trouvait ça trop dangereux.» Monsieur Hak, comme on l'appelle à HI, a réussi. Et depuis, les deux hommes sont liés par une de ces amitiés qui n'ont pas besoin de mots. Lorsqu'ils se retrouvent, un regard, une embrassade, un geste valent plus que tous les salamalecs. Le Cambodgien est devenu le technicien, le développeur, l'ingénieur de HI, qui a mis au point une bonne partie des techniques encore en oeuvre aujourd'hui dans les centres.
Avec les années, Claude Simonnot a pris du champ et c'est son cofondateur qui a développé Handicap International et fait de cette ONG une des plus connues et des plus respectées au monde, présente dans 63 pays. Agé de 61 ans, Jean-Baptiste Richardier tient encore fermement la barre. Grand et mince, le visage émacié barré d'une épaisse moustache, il dissimule derrière ses lunettes un regard attentif et décidé. L'homme a du caractère, cela se voit et personne, chez HI, ne dira le contraire. Sa volonté inflexible et un entêtement légendaire ont d'ailleurs porté leurs fruits. L'ONG, qui a su frapper les imaginations (et récolter des dons) en dressant des pyramides de chaussures, est aussi celle qui a initié, poussé et arraché le traité d'Ottawa (1997) qui bannit l'utilisation, la production et le commerce des mines antipersonnel. «J.-B.», son surnom au siège de HI, a remué ciel et terre, allant jusqu'à solliciter Danielle Mitterrand pour que son président de mari et la diplomatie française mettent leur poids derrière son initiative. Au bout du compte, les distinctions ont plu sur Handicap International, la plus belle étant le Nobel de la paix 1997, que l'ONG a partagé avec d'autres organisations pour avoir imposé l'interdiction des mines antipersonnel.
Rançon du succès, cet accomplissement hors pair a peu à peu conduit HI à rééquilibrer ses actions et ses objectifs. Certes, la planète est loin d'être totalement déminée. Des mines ont encore été utilisées dans des conflits récents, tels que la guerre de Libye, et de grands producteurs d'armes comme les Etats-Unis, la Russie, la Chine ou Israël n'ont toujours pas signé le traité d'Ottawa (bien qu'ils adoptent des conduites très restrictives). Mais l'organisation a évolué. «Au fil des années, explique un responsable de HI France, nous avons su nous adapter en redéployant nos savoir-faire historiques au service de besoins non couverts dans les pays à faibles ressources, auprès des plus fragiles.» HI est revenu là où se trouve l'urgence: Pakistan, Haïti, Mali... Au Cambodge aussi, les missions ont évolué. Ce pays compte certes quelque 44 000 blessés par mine, qui nécessitent des soins à vie. Mais Benjamin Nguyen, directeur de programme de HI dans ce pays, souligne que les accidents de la route y provoquent désormais davantage de dégâts physiques.
Des millions de bombes non explosées sous le sol cambodgien
Bien sûr, les mines ne sont pas les seules scories des guerres qui ont ravagé le Cambodge. Comme on l'a vu dans le malheur qui a frappé Kanha, les «restes explosifs de guerre» (REG) présentent un danger mortel. Le Cambodian Mine Action Centre (CMAC), organisme de déminage soutenu par Handicap International, mène des campagnes systématiques dans les communes rurales. Lors de notre passage dans le village de Beng Thmey, peuplé de Chams musulmans, les équipes du CMAC ont fait sauter deux bombes à fragmentation de fabrication américaine de type BLU 42, lâchées par des bombardiers B52 - le sol cambodgien en contiendrait entre 1,9 et 5,8 millions selon le rapport international Landmine Monitor. De la taille d'une balle de tennis, elles se trouvaient à quelques centimètres sous terre en lisière d'un terrain de football, à 20 mètres de la mosquée... Le CMAC fait aussi de la prévention. Ses démineurs vêtus d'uniformes bleu ciel tournent dans les écoles avec du matériel pédagogique expliquant comment se conduire si l'on trouve un REG. Ensuite, de porte en porte, ils demandent dans chaque foyer si quelqu'un a aperçu des munitions. Il est permis de douter de la sincérité des villageois qui jurent qu'ils s'empresseront de les avertir s'ils en découvrent. Une visite chez un ferrailleur du village montre les limites de l'exercice: deux roquettes antichars (désamorcées) et un obus (vidé de son contenu) se trouvaient dans son stock. Des paysans les lui avaient vendus...
Dans la province de Takeo, au sud de Phnom Penh, l'ONG a lancé le projet Happy Child («enfant heureux»), destiné à des tout-petits souffrant de handicaps. Là où le bitume s'arrête, au bout de pistes poussiéreuses, les équipes de HI assistent des familles démunies. Dans une masure occupée par un tout jeune couple, un bébé est né avec des lésions cérébrales. L'enfant, âgé de quelques semaines, va mal. Pourtant, les parents ont raté le rendez-vous à l'hôpital que HI avait pris pour eux. «Il y avait un mariage familial, dit le père, qui a l'air d'un adolescent. On comptait sur nous pour la fête.» Ailleurs, dans un foyer tout aussi pauvre, c'est une femme entourée de deux jeunes enfants qui doit s'occuper d'un bébé hydrocéphale. Là aussi, Happy Child assure le lien avec un hôpital et tente d'enseigner des gestes simples à la mère pour soulager les souffrances du petit. Handicap International épaule et complète le système de santé publique. «Nous travaillons avec les ministères afin de leur transférer des compétences quand le moment sera venu», explique Benjamin Nguyen. Ce n'est pas pour demain: sans HI et d'autres ONG, les handicapés cambodgiens auraient bien peu de recours...
Signes avant-coureurs de l'arrivée de la mondialisation, de puissants 4 x4 aux vitres teintées roulent dans Phnom Penh. Avec un revenu par habitant d'un peu plus de 2 dollars par jour, le pays a un besoin urgent de développement. Les armées de mutilés et de handicapés cambodgiens en profiteront-ils? Aux yeux du pouvoir, ils ne sont pas une priorité. Pour que Kanha - et tous les enfants comme elle - ait un avenir, les équipes de Handicap International devront lui tenir la main encore longtemps.
www.handicap-international.fr
Par Jean-Marc Gonin
Tracée dans la poussière avec un bâton, la marelle s'étale en contrebas de la piste. Le soleil brûle la campagne cambodgienne, l'humidité baigne l'air ambiant, voilant la lumière comme dans un hammam. C'est la période qui précède la mousson, celle où les températures dépassent les 40 °C. Mais la chaleur étouffante n'accable pas le groupe de gamines qui sautent de case en case en soulevant des petits nuages de terre. Parmi elles, silhouette longiligne et sourire à attendrir un tortionnaire Khmer rouge, Kanha Theng est la grâce incarnée. Elle court, rit, crie avec ses copines. Bonheur et innocence d'une fille de 14 ans qui rêve de devenir médecin. En 2005, Kanha n'avait pas 7 ans et sa vie aurait pu s'arrêter là. Un jour, son père est revenu des champs avec un obus rouillé dans les bras. Une découverte fréquente dans cette région de l'est du Cambodge, à moins de 20 kilomètres de la frontière vietnamienne. Il a déposé le projectile par terre au milieu des pilotis qui soutiennent la maison pour aller chercher un marteau et un burin. Un obus vidé de ses explosifs se revend facilement aux ferrailleurs. L'enfant observait son père depuis l'escalier. Au premier choc, l'engin a explosé. Une jambe de Kanha a été emportée par le souffle. Le père de la fillette, lui, a été tué sur le coup. Déchiqueté par les éclats.
Sans l'assistance de Handicap International (HI), l'avenir de la petite Cambodgienne se serait volatilisé. Après son amputation, l'organisation humanitaire l'a prise en charge. Appareillée dans le centre de HI de Kompong Cham, sur les rives du Mékong à une heure et demie de route de son village, elle y a effectué des séances de rééducation. Trois fois par an, elle y retourne pour un suivi. Une moto Honda flambant neuve, garée devant la maison familiale, témoigne de l'attachement de l'ONG à la gamine. Payée par HI, elle permet à sa mère d'amener Kanha au collège tous les matins. Auparavant, elle logeait chez une tante à côté de l'établissement. Mais celle-ci l'utilisait comme domestique et lui faisait manquer les cours. Victor Hugo et Emile Zola trouveraient matière à roman dans le Cambodge d'aujourd'hui...
Chay Rithy, 51 ans, ancien soldat, a eu la jambe emportée par une mine en 1995. Sur la photo, il visite le tristement célèbre S21, un lycée de Phnom Penh que les Khmers rouges avaient transformé en prison et en centre de torture. Crédits photo : ERIC MARTIN/Le Figaro Magazine
Cela fait trente ans que Handicap International porte assistance à ce pays, trente ans que ses équipes y réparent des vies brisées, trente ans que son organisation pallie le dénuement de cet Etat asiatique traumatisé et ruiné à la fois par la folie meurtrière des Khmers rouges et par les guerres qui l'ont dévasté. C'est ici qu'est née l'ONG. Deux French doctors lyonnais, Jean-Baptiste Richardier et Claude Simonnot, y ont pensé en 1982 alors qu'ils dispensaient des soins dans les camps de réfugiés à la frontière de la Thaïlande. Le régime des Khmers rouges avait été chassé du pouvoir par l'armée vietnamienne trois ans plus tôt. Mais Pol Pot et sa clique menaient encore une guérilla sans pitié dans les campagnes. Ils enrôlaient les jeunes et terrorisaient les villageois. D'autres groupes pratiquaient également la lutte armée. Dans cette guerre civile confuse, les fronts étaient partout et nulle part. Si bien que les belligérants parsemèrent le terrain de mines antipersonnel selon des lignes sans cesse mouvantes.
Il fallait donner un avenir à ces handicapés
Le résultat fut catastrophique. Soldats, civils, paysans, enfants ne cessaient de marcher sur ces engins. Les blessés affluaient vers les camps de réfugiés. Ceux qui survivaient n'y parvenaient qu'au prix d'une amputation - 6 000 amputés sur 350 000 réfugiés. En dessous ou au-dessus du genou, une jambe, deux jambes: les chirurgiens des organisations humanitaires passaient leurs journées la scie à la main. A observer tous ces amputés qui végétaient, Jean-Baptiste Richardier et Claude Simonnot eurent une idée: soigner ne suffit pas, il faut donner un avenir à ces handicapés. C'est l'acte de naissance de Handicap International. En quelques mois, les deux hommes, qui n'ont aucune compétence de prothésistes (Claude Simonnot est généraliste, Jean-Baptiste Richardier obstétricien), établissent 17 ateliers dans les camps. Ils «embauchent» des réfugiés pour travailler le bois et le cuir et récupèrent le caoutchouc des pneus. «Au début, tout était un peu empirique, avoue Jean-Baptiste Richardier. Les jambes étaient mal ajustées, on devait refaire le travail. Mais on en fabriquait des centaines, on a donc rapidement appris.»
Une rencontre a fait le reste. Son Song Hak a sauté sur une mine en 1980. Il n'avait pas 20 ans. Amputé au-dessus du genou, il vivait dans un camp lorsqu'il s'est porté volontaire pour fabriquer des prothèses. Passionné de mécanique, l'ancien soldat restait à l'atelier bien après tout le monde afin de développer en secret une prothèse du genou. «Je voulais refaire du vélo, explique-t-il, assis sur une banquette de sa maison de la banlieue de Phnom Penh. Je travaillais clandestinement parce que le docteur Richardier l'avait interdit. Il trouvait ça trop dangereux.» Monsieur Hak, comme on l'appelle à HI, a réussi. Et depuis, les deux hommes sont liés par une de ces amitiés qui n'ont pas besoin de mots. Lorsqu'ils se retrouvent, un regard, une embrassade, un geste valent plus que tous les salamalecs. Le Cambodgien est devenu le technicien, le développeur, l'ingénieur de HI, qui a mis au point une bonne partie des techniques encore en oeuvre aujourd'hui dans les centres.
Avec les années, Claude Simonnot a pris du champ et c'est son cofondateur qui a développé Handicap International et fait de cette ONG une des plus connues et des plus respectées au monde, présente dans 63 pays. Agé de 61 ans, Jean-Baptiste Richardier tient encore fermement la barre. Grand et mince, le visage émacié barré d'une épaisse moustache, il dissimule derrière ses lunettes un regard attentif et décidé. L'homme a du caractère, cela se voit et personne, chez HI, ne dira le contraire. Sa volonté inflexible et un entêtement légendaire ont d'ailleurs porté leurs fruits. L'ONG, qui a su frapper les imaginations (et récolter des dons) en dressant des pyramides de chaussures, est aussi celle qui a initié, poussé et arraché le traité d'Ottawa (1997) qui bannit l'utilisation, la production et le commerce des mines antipersonnel. «J.-B.», son surnom au siège de HI, a remué ciel et terre, allant jusqu'à solliciter Danielle Mitterrand pour que son président de mari et la diplomatie française mettent leur poids derrière son initiative. Au bout du compte, les distinctions ont plu sur Handicap International, la plus belle étant le Nobel de la paix 1997, que l'ONG a partagé avec d'autres organisations pour avoir imposé l'interdiction des mines antipersonnel.
Rançon du succès, cet accomplissement hors pair a peu à peu conduit HI à rééquilibrer ses actions et ses objectifs. Certes, la planète est loin d'être totalement déminée. Des mines ont encore été utilisées dans des conflits récents, tels que la guerre de Libye, et de grands producteurs d'armes comme les Etats-Unis, la Russie, la Chine ou Israël n'ont toujours pas signé le traité d'Ottawa (bien qu'ils adoptent des conduites très restrictives). Mais l'organisation a évolué. «Au fil des années, explique un responsable de HI France, nous avons su nous adapter en redéployant nos savoir-faire historiques au service de besoins non couverts dans les pays à faibles ressources, auprès des plus fragiles.» HI est revenu là où se trouve l'urgence: Pakistan, Haïti, Mali... Au Cambodge aussi, les missions ont évolué. Ce pays compte certes quelque 44 000 blessés par mine, qui nécessitent des soins à vie. Mais Benjamin Nguyen, directeur de programme de HI dans ce pays, souligne que les accidents de la route y provoquent désormais davantage de dégâts physiques.
Des millions de bombes non explosées sous le sol cambodgien
Bien sûr, les mines ne sont pas les seules scories des guerres qui ont ravagé le Cambodge. Comme on l'a vu dans le malheur qui a frappé Kanha, les «restes explosifs de guerre» (REG) présentent un danger mortel. Le Cambodian Mine Action Centre (CMAC), organisme de déminage soutenu par Handicap International, mène des campagnes systématiques dans les communes rurales. Lors de notre passage dans le village de Beng Thmey, peuplé de Chams musulmans, les équipes du CMAC ont fait sauter deux bombes à fragmentation de fabrication américaine de type BLU 42, lâchées par des bombardiers B52 - le sol cambodgien en contiendrait entre 1,9 et 5,8 millions selon le rapport international Landmine Monitor. De la taille d'une balle de tennis, elles se trouvaient à quelques centimètres sous terre en lisière d'un terrain de football, à 20 mètres de la mosquée... Le CMAC fait aussi de la prévention. Ses démineurs vêtus d'uniformes bleu ciel tournent dans les écoles avec du matériel pédagogique expliquant comment se conduire si l'on trouve un REG. Ensuite, de porte en porte, ils demandent dans chaque foyer si quelqu'un a aperçu des munitions. Il est permis de douter de la sincérité des villageois qui jurent qu'ils s'empresseront de les avertir s'ils en découvrent. Une visite chez un ferrailleur du village montre les limites de l'exercice: deux roquettes antichars (désamorcées) et un obus (vidé de son contenu) se trouvaient dans son stock. Des paysans les lui avaient vendus...
Dans la province de Takeo, au sud de Phnom Penh, l'ONG a lancé le projet Happy Child («enfant heureux»), destiné à des tout-petits souffrant de handicaps. Là où le bitume s'arrête, au bout de pistes poussiéreuses, les équipes de HI assistent des familles démunies. Dans une masure occupée par un tout jeune couple, un bébé est né avec des lésions cérébrales. L'enfant, âgé de quelques semaines, va mal. Pourtant, les parents ont raté le rendez-vous à l'hôpital que HI avait pris pour eux. «Il y avait un mariage familial, dit le père, qui a l'air d'un adolescent. On comptait sur nous pour la fête.» Ailleurs, dans un foyer tout aussi pauvre, c'est une femme entourée de deux jeunes enfants qui doit s'occuper d'un bébé hydrocéphale. Là aussi, Happy Child assure le lien avec un hôpital et tente d'enseigner des gestes simples à la mère pour soulager les souffrances du petit. Handicap International épaule et complète le système de santé publique. «Nous travaillons avec les ministères afin de leur transférer des compétences quand le moment sera venu», explique Benjamin Nguyen. Ce n'est pas pour demain: sans HI et d'autres ONG, les handicapés cambodgiens auraient bien peu de recours...
Signes avant-coureurs de l'arrivée de la mondialisation, de puissants 4 x4 aux vitres teintées roulent dans Phnom Penh. Avec un revenu par habitant d'un peu plus de 2 dollars par jour, le pays a un besoin urgent de développement. Les armées de mutilés et de handicapés cambodgiens en profiteront-ils? Aux yeux du pouvoir, ils ne sont pas une priorité. Pour que Kanha - et tous les enfants comme elle - ait un avenir, les équipes de Handicap International devront lui tenir la main encore longtemps.
www.handicap-international.fr
Par Jean-Marc Gonin