Deux penseurs ancrés en Afrique, l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr, 44 ans, basé à Saint-Louis et l’historien et politologue camerounais Achille Mbembe, 59 ans, professeur à Johannesburg, ont lancé à Dakar la première édition des Ateliers de la pensée. Entourés d’une vingtaine d’intellectuels d’Afrique francophone et de la diaspora, ils ont tenu de longues sessions de débats, entre eux et avec le public, à Dakar et Saint-Louis. Leur ambition : tracer une nouvelle voie pour penser l’avenir de l’Afrique, en sortant du temps post-colonial.
De leur rencontre est née une discussion : Felwine Sarr et Achille Mbembe sont partis du constat que la création artistique, aussi bien dans la littérature que les arts plastiques ou le spectacle vivant, ont une longueur d’avance sur les penseurs et universitaires de l’Afrique contemporaine. « Les artistes vivent déjà tous nos débats sur la "synthèse heureuse" entre l’Afrique et les apports extérieurs, le renouvellement de l’imaginaire et une nouvelle lecture du passé pour mieux l’ouvrir sur l’avenir », note ainsi Felwine Sarr.
Les deux auteurs, qui se sont lus, ont décidé d’élargir la conversation à un premier cercle d’amis et compagnons de route francophones, lors de la première édition des Ateliers de la pensée qui s’est tenue du 28 au 31 octobre à Dakar et Saint-Louis, au Sénégal.
L’objectif : faire le point sur l’état de la réflexion en Afrique francophone, avec une vingtaine de chercheurs et d’écrivains en vue, d’Afrique et de la diaspora, parmi lesquels Leonora Miano, Souleymane Bachir Diagne, Mamadou Diouf, Yala Kisukidi, Boubacar Boris Diop, Romuald Fonkoua, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi, Sami Tchak, afin d’impulser une analyse décomplexée qui ne s’inscrive plus dans le temps colonial, la définition en négatif par rapport à « l’autre ».
Sortir du temps post-colonial
« Il s’agit, avec les Ateliers de la pensée, de se désarrimer de cet événement central qu’a été la colonie, de larguer les amarres et d’entamer une dérive créative qui va nous permettre de nous réinventer », explique Felwine Sarr, auteur de l’essai remarqué Afrotopia (Philippe Rey/Jimsaan, 2016), pour trouver des forces de proposition et plus seulement de contestation.
Dont acte. Les débats, intenses et suivis avec passion par un public nombreux, ont traité d’un volet psychologique important avec des réflexions sur le regard que les Africains peuvent porter sur eux-mêmes, afin de se débarrasser du carcan des préjugés hérités de la traite et de la colonisation.
« Beaucoup reconnaissent qu'il faudra, comme le dit Felwine Sarr, “reconstruire nos infrastructures psychiques”, résume Achille Mbembe. Les débats introduits par Séverine Kodjo-Grandvaux et Houria Benthouami sur la honte et sur l'estime de soi ont été determinants, tout comme les réflexions de Mamadou Diouf sur “le génie du paganisme” et celles de Souleymane Bachir Diagne sur “l'universalisme horizontal et la traduction des cultures”. Le point d'orgue a été la reconnaissance du fait que la question africaine est désormais planétaire. L'idée selon laquelle une partie de l'avenir de la planète se joue en Afrique constitue la pierre angulaire des Ateliers. Que l'on y croie ou pas, cette proposition a retenti dans le ciel des idées comme un joyeux coup de tonnerre. L’avenir est ouvert et il nous appartient de le faire advenir. »
Présent à Dakar, l’intellectuel camerounais Célestin Monga, écrivain et vice-président de la Banque africaine de développement (BAD) depuis juillet, a provoqué un début de polémique en notant qu’il y avait « comme un air de défaite » à voir des intellectuels se réunir à l’Institut français pour penser l’Afrique, 56 ans après les Indépendances. Les Ateliers de la pensée se sont tenus en plusieurs autres lieux, rappellent les organisateurs.
Achille Mbembe rétorque par ailleurs à son ami qu’il « gratte les défaitistes dans le sens du poil – ceux qui pensent que la France est la source de tous nos malheurs, et tous les Afrocentristes qui ne comprennent pas qu’une partie des nôtres sont Français à part entière, même si leur sort est par ailleurs lié à l’Afrique. Au demeurant, quand Alioune Diop, Senghor, Césaire, Fanon et tous les autres se réunissent en 1956 à la Sorbonne pour ce fameux Congrès des écrivains noirs, est-ce que l’amphithéâtre qu’ils occupent leur appartient ? »
Un demi-siècle après le premier Fesman
Il y a eu le Festival mondial des arts nègres (Fesman) en 1966, premier grand rendez-vous intellectuel du monde noir indépendant, organisé sous la houlette du poète-président Léopold Sédar Senghor. Cette rencontre, 50 ans plus tard, fait déjà date. En témoigne le succès de la couverture médiatique de l’évènement – bien que la plupart des grandes rédactions francophones aient à la fois sous-estimé et manqué le rendez-vous de Dakar. La vidéo d’une interview d’Achille Mbembe sur France 24, intitulée « L’avenir du monde est-il en Afrique ? », a enregistré plus de 50 000 visiteurs sur la page Facebook de la chaîne, et près de 300 000 personnes ont suivi le journal “live” des Ateliers. Quant à l’article du Monde sur les dix penseurs africains qui veulent achever l’émancipation du continent, il a affiché le meilleur score de frequentation du quotidien français à sa parution.
Les prochaines éditions des Ateliers, qui seront annuelles, s’ouvriront à l’Afrique Anglophone et aux Caraïbes. Les débats, ponctués par des performances d’artistes tels que le poète slameur Souleymane Diamanka, feront plus de place à l’art lors des prochaines éditions. Au bout de deux ou trois sessions annuelles, une revue tirée des débats sera par ailleurs publiée à Dakar, annonce Felwine Sarr.
Achille Mbembe de conclure : « Le centre de gravité de la pensée critique de langue française est en train de se déplacer vers le Sud. A l’heure où la France se recroqueville sur elle-même et tourne le dos au monde, le renouveau de la pensée, de l’écriture et de la création d’expression française au cours du XXIe siècle viendra des marges de l’ex-empire ».
SOURCE RFI.FR
De leur rencontre est née une discussion : Felwine Sarr et Achille Mbembe sont partis du constat que la création artistique, aussi bien dans la littérature que les arts plastiques ou le spectacle vivant, ont une longueur d’avance sur les penseurs et universitaires de l’Afrique contemporaine. « Les artistes vivent déjà tous nos débats sur la "synthèse heureuse" entre l’Afrique et les apports extérieurs, le renouvellement de l’imaginaire et une nouvelle lecture du passé pour mieux l’ouvrir sur l’avenir », note ainsi Felwine Sarr.
Les deux auteurs, qui se sont lus, ont décidé d’élargir la conversation à un premier cercle d’amis et compagnons de route francophones, lors de la première édition des Ateliers de la pensée qui s’est tenue du 28 au 31 octobre à Dakar et Saint-Louis, au Sénégal.
L’objectif : faire le point sur l’état de la réflexion en Afrique francophone, avec une vingtaine de chercheurs et d’écrivains en vue, d’Afrique et de la diaspora, parmi lesquels Leonora Miano, Souleymane Bachir Diagne, Mamadou Diouf, Yala Kisukidi, Boubacar Boris Diop, Romuald Fonkoua, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi, Sami Tchak, afin d’impulser une analyse décomplexée qui ne s’inscrive plus dans le temps colonial, la définition en négatif par rapport à « l’autre ».
Sortir du temps post-colonial
« Il s’agit, avec les Ateliers de la pensée, de se désarrimer de cet événement central qu’a été la colonie, de larguer les amarres et d’entamer une dérive créative qui va nous permettre de nous réinventer », explique Felwine Sarr, auteur de l’essai remarqué Afrotopia (Philippe Rey/Jimsaan, 2016), pour trouver des forces de proposition et plus seulement de contestation.
Dont acte. Les débats, intenses et suivis avec passion par un public nombreux, ont traité d’un volet psychologique important avec des réflexions sur le regard que les Africains peuvent porter sur eux-mêmes, afin de se débarrasser du carcan des préjugés hérités de la traite et de la colonisation.
« Beaucoup reconnaissent qu'il faudra, comme le dit Felwine Sarr, “reconstruire nos infrastructures psychiques”, résume Achille Mbembe. Les débats introduits par Séverine Kodjo-Grandvaux et Houria Benthouami sur la honte et sur l'estime de soi ont été determinants, tout comme les réflexions de Mamadou Diouf sur “le génie du paganisme” et celles de Souleymane Bachir Diagne sur “l'universalisme horizontal et la traduction des cultures”. Le point d'orgue a été la reconnaissance du fait que la question africaine est désormais planétaire. L'idée selon laquelle une partie de l'avenir de la planète se joue en Afrique constitue la pierre angulaire des Ateliers. Que l'on y croie ou pas, cette proposition a retenti dans le ciel des idées comme un joyeux coup de tonnerre. L’avenir est ouvert et il nous appartient de le faire advenir. »
Présent à Dakar, l’intellectuel camerounais Célestin Monga, écrivain et vice-président de la Banque africaine de développement (BAD) depuis juillet, a provoqué un début de polémique en notant qu’il y avait « comme un air de défaite » à voir des intellectuels se réunir à l’Institut français pour penser l’Afrique, 56 ans après les Indépendances. Les Ateliers de la pensée se sont tenus en plusieurs autres lieux, rappellent les organisateurs.
Achille Mbembe rétorque par ailleurs à son ami qu’il « gratte les défaitistes dans le sens du poil – ceux qui pensent que la France est la source de tous nos malheurs, et tous les Afrocentristes qui ne comprennent pas qu’une partie des nôtres sont Français à part entière, même si leur sort est par ailleurs lié à l’Afrique. Au demeurant, quand Alioune Diop, Senghor, Césaire, Fanon et tous les autres se réunissent en 1956 à la Sorbonne pour ce fameux Congrès des écrivains noirs, est-ce que l’amphithéâtre qu’ils occupent leur appartient ? »
Un demi-siècle après le premier Fesman
Il y a eu le Festival mondial des arts nègres (Fesman) en 1966, premier grand rendez-vous intellectuel du monde noir indépendant, organisé sous la houlette du poète-président Léopold Sédar Senghor. Cette rencontre, 50 ans plus tard, fait déjà date. En témoigne le succès de la couverture médiatique de l’évènement – bien que la plupart des grandes rédactions francophones aient à la fois sous-estimé et manqué le rendez-vous de Dakar. La vidéo d’une interview d’Achille Mbembe sur France 24, intitulée « L’avenir du monde est-il en Afrique ? », a enregistré plus de 50 000 visiteurs sur la page Facebook de la chaîne, et près de 300 000 personnes ont suivi le journal “live” des Ateliers. Quant à l’article du Monde sur les dix penseurs africains qui veulent achever l’émancipation du continent, il a affiché le meilleur score de frequentation du quotidien français à sa parution.
Les prochaines éditions des Ateliers, qui seront annuelles, s’ouvriront à l’Afrique Anglophone et aux Caraïbes. Les débats, ponctués par des performances d’artistes tels que le poète slameur Souleymane Diamanka, feront plus de place à l’art lors des prochaines éditions. Au bout de deux ou trois sessions annuelles, une revue tirée des débats sera par ailleurs publiée à Dakar, annonce Felwine Sarr.
Achille Mbembe de conclure : « Le centre de gravité de la pensée critique de langue française est en train de se déplacer vers le Sud. A l’heure où la France se recroqueville sur elle-même et tourne le dos au monde, le renouveau de la pensée, de l’écriture et de la création d’expression française au cours du XXIe siècle viendra des marges de l’ex-empire ».
SOURCE RFI.FR