Seul derrière sa table posée au fond d'une salle anonyme de ce grand hôtel de Tripoli, Mahmoud Jibril paraissait étonnement triste en ce mercredi 23 février 2011 où il annonça la naissance de son «Alliance des forces nationales». La Libye avait pourtant connu des heures plus difficiles. Quelques jours plus tôt, le pays en liesse venait de célébrer le premier anniversaire de sa révolution. «Le vrai travail commence», commenta sobrement Mahmoud Jibril, qui aurait pu également se réjouir d'avoir réuni par dizaines partis et associations de la société civile désireux de porter les valeurs d'un «islam modéré» et celles de l'économie de marché.
Le pari était loin d'être gagné, ce qui sans doute expliquait la retenue de l'ancien premier ministre. En Libye, les relations et engagements se défont plus vite qu'ils ne se nouent. Nul à l'époque ne pouvait prédire que le calendrier électoral serait peu ou prou respecté, que cette «Alliance» tiendrait, et qu'elle infligerait une cuisante défaite aux formations islamistes lors des élections législatives du 7 juillet dernier.
D'une intelligence visiblement charpentée et fine, Mahmoud Jibril n'est pas un leader charismatique, ni l'une de ces figures populistes ou bonhommes qui instinctivement plaisent aux foules. Cet homme de 60 ans, père de quatre enfants, a gardé la rigueur professorale de l'universitaire. Diplômé en sciences économiques et politiques au Caire, il a poursuivi dans la même voie par un doctorat à l'université américaine de Pittsburg, là même où il enseigna la prise de décision et la planification stratégique au début des années 1980. Des considérations qu'il a su fort habilement mettre en pratique, avec ce sens stratégique et tactique qui, combiné à une dose de rouerie et de chance, forge les destins politiques.
L'assassinat de Fatah Younès
Longtemps Mustapha Abdeljalil et Mahmoud Jibril représentèrent les deux faces de la révolution libyenne. Affable et louvoyant, Mustapha Abdeljalil se chargeait, comme président du Conseil national transitoire (CNT), de multiplier palabres et compromis avec la médiocre cohorte des chefs de clans et tribus qui constituait le «parlement» de la révolution. Plus méthodique et tranchant, Mahmoud Jibril, comme chef de l'exécutif de ce même CNT, passait son temps de premier ministre à l'étranger, entre les capitales occidentales et arabes, à négocier le soutien international face à Mouammar Kadhafi.
À l'été 2011, l'assassinat du général Abdel Fatah Younès, qui était censé commander les brigades désordonnées de la résistance, fut l'un des principaux tournants, militaire et politique, de cette révolution. Le premier gouvernement de Mahmoud Jibril fut démissionné. Il en constitua un second, d'où fut exclu Ali al-Issawi, soupçonné d'avoir organisé ce meurtre avec ses compères islamistes. Le bras de fer entre Mahmoud Jibril et les islamistes les plus radicaux allait bientôt s'afficher.
À Doha, au Qatar, l'islamiste libyen Ali Sallabi, qui apportait des fonds aux combattants barbus, explosa: «Les prémices d'un État totalitaire sont palpables avec l'action de Mahmoud Jibril qui cherche à donner à ses proches les moyens de contrôler l'État.» Mahmoud Jibril n'en continua pas moins son jeu d'équilibre, un pied dans le camp occidental, un autre au Qatar. Dans un télégramme révélé par WikiLeaks, l'ambassadeur américain en poste à Tripoli en 2009 l'avait décrit comme un homme qui «comprend le point de vue américain».
Les Occidentaux, les Français notamment, qui jouaient un rôle de premier plan auprès des révolutionnaires, se reposaient sur lui. Mahmoud Jibril, sachant adapter son discours selon ses interlocuteurs, n'en comprenait pas moins le point de vue arabe, et ménageait le très riche Qatar, lequel poussait de plus en plus ses pions islamistes en Libye.
À l'automne 2011, Tripoli venait de tomber, mais Mouammar Kadhafi était toujours en fuite. Syrte et le sud du pays n'étaient toujours pas «libérés». Lors d'une de ses conférences de presse où il passait de l'arabe à l'anglais, Mahmoud Jibril, réaliste, voire alarmiste, égraina les rappels à l'ordre: «Nous sommes passés d'une bataille nationale à une bataille politique qui n'aurait pas dû avoir lieu avant de fonder l'État. Un des scénarios terrifiants, c'est qu'on transite d'une guerre nationale vers le chaos.» Comme à l'accoutumée, il termina son exercice devant la presse internationale en répétant qu'il ne visait aucune fonction, et qu'il se retirerait de toute activité politique au lendemain de la victoire.
Les vendredis à la mosquée
Kadhafi mort, une fois effectivement quittées ses fonctions à la tête du CNT, Mahmoud Jibril fit cet aveu: «Le Qatar a beaucoup apporté aux Libyens au début de la révolution et son rôle essentiel ne peut être oublié. Mais quand le Qatar prend parti pour une fraction ou un groupe contre les intérêts de tous les Libyens, cela est préjudiciable à l'ensemble du peuple libyen.»
À mesure qu'il s'avançait dans l'arène politique, Mahmoud Jibril fut de moins en moins épargné. Ceux qui ont combattu les armes à la main lui reprochent d'avoir jadis frayé, pour son plus grand bien-être financier, avec le clan Kadhafi. Les islamistes le qualifient de «laïc», la pire insulte à leurs yeux. Et tous les jaloux soulignent qu'il appartient à la plus puissante tribu libyenne, celle des Warfallas.
Profitant de «l'ouverture» engagée par le fils du dictateur Seïf al-Islam, Mahmoud Jibril fut effectivement, à son retour d'exil, à la tête du bureau du développement économique national de la Libye, de 2007 à la fin 2010. Avant de démissionner et ne revenir qu'aux premières heures de la révolution. «Mes voisins peuvent attester que je vais prier tous les vendredis à la mosquée», a-t-il répliqué aux islamistes. Ensuite, le 7 juillet, ce fut aux urnes de parler.
Par Thierry Portes
Le pari était loin d'être gagné, ce qui sans doute expliquait la retenue de l'ancien premier ministre. En Libye, les relations et engagements se défont plus vite qu'ils ne se nouent. Nul à l'époque ne pouvait prédire que le calendrier électoral serait peu ou prou respecté, que cette «Alliance» tiendrait, et qu'elle infligerait une cuisante défaite aux formations islamistes lors des élections législatives du 7 juillet dernier.
D'une intelligence visiblement charpentée et fine, Mahmoud Jibril n'est pas un leader charismatique, ni l'une de ces figures populistes ou bonhommes qui instinctivement plaisent aux foules. Cet homme de 60 ans, père de quatre enfants, a gardé la rigueur professorale de l'universitaire. Diplômé en sciences économiques et politiques au Caire, il a poursuivi dans la même voie par un doctorat à l'université américaine de Pittsburg, là même où il enseigna la prise de décision et la planification stratégique au début des années 1980. Des considérations qu'il a su fort habilement mettre en pratique, avec ce sens stratégique et tactique qui, combiné à une dose de rouerie et de chance, forge les destins politiques.
L'assassinat de Fatah Younès
Longtemps Mustapha Abdeljalil et Mahmoud Jibril représentèrent les deux faces de la révolution libyenne. Affable et louvoyant, Mustapha Abdeljalil se chargeait, comme président du Conseil national transitoire (CNT), de multiplier palabres et compromis avec la médiocre cohorte des chefs de clans et tribus qui constituait le «parlement» de la révolution. Plus méthodique et tranchant, Mahmoud Jibril, comme chef de l'exécutif de ce même CNT, passait son temps de premier ministre à l'étranger, entre les capitales occidentales et arabes, à négocier le soutien international face à Mouammar Kadhafi.
À l'été 2011, l'assassinat du général Abdel Fatah Younès, qui était censé commander les brigades désordonnées de la résistance, fut l'un des principaux tournants, militaire et politique, de cette révolution. Le premier gouvernement de Mahmoud Jibril fut démissionné. Il en constitua un second, d'où fut exclu Ali al-Issawi, soupçonné d'avoir organisé ce meurtre avec ses compères islamistes. Le bras de fer entre Mahmoud Jibril et les islamistes les plus radicaux allait bientôt s'afficher.
À Doha, au Qatar, l'islamiste libyen Ali Sallabi, qui apportait des fonds aux combattants barbus, explosa: «Les prémices d'un État totalitaire sont palpables avec l'action de Mahmoud Jibril qui cherche à donner à ses proches les moyens de contrôler l'État.» Mahmoud Jibril n'en continua pas moins son jeu d'équilibre, un pied dans le camp occidental, un autre au Qatar. Dans un télégramme révélé par WikiLeaks, l'ambassadeur américain en poste à Tripoli en 2009 l'avait décrit comme un homme qui «comprend le point de vue américain».
Les Occidentaux, les Français notamment, qui jouaient un rôle de premier plan auprès des révolutionnaires, se reposaient sur lui. Mahmoud Jibril, sachant adapter son discours selon ses interlocuteurs, n'en comprenait pas moins le point de vue arabe, et ménageait le très riche Qatar, lequel poussait de plus en plus ses pions islamistes en Libye.
À l'automne 2011, Tripoli venait de tomber, mais Mouammar Kadhafi était toujours en fuite. Syrte et le sud du pays n'étaient toujours pas «libérés». Lors d'une de ses conférences de presse où il passait de l'arabe à l'anglais, Mahmoud Jibril, réaliste, voire alarmiste, égraina les rappels à l'ordre: «Nous sommes passés d'une bataille nationale à une bataille politique qui n'aurait pas dû avoir lieu avant de fonder l'État. Un des scénarios terrifiants, c'est qu'on transite d'une guerre nationale vers le chaos.» Comme à l'accoutumée, il termina son exercice devant la presse internationale en répétant qu'il ne visait aucune fonction, et qu'il se retirerait de toute activité politique au lendemain de la victoire.
Les vendredis à la mosquée
Kadhafi mort, une fois effectivement quittées ses fonctions à la tête du CNT, Mahmoud Jibril fit cet aveu: «Le Qatar a beaucoup apporté aux Libyens au début de la révolution et son rôle essentiel ne peut être oublié. Mais quand le Qatar prend parti pour une fraction ou un groupe contre les intérêts de tous les Libyens, cela est préjudiciable à l'ensemble du peuple libyen.»
À mesure qu'il s'avançait dans l'arène politique, Mahmoud Jibril fut de moins en moins épargné. Ceux qui ont combattu les armes à la main lui reprochent d'avoir jadis frayé, pour son plus grand bien-être financier, avec le clan Kadhafi. Les islamistes le qualifient de «laïc», la pire insulte à leurs yeux. Et tous les jaloux soulignent qu'il appartient à la plus puissante tribu libyenne, celle des Warfallas.
Profitant de «l'ouverture» engagée par le fils du dictateur Seïf al-Islam, Mahmoud Jibril fut effectivement, à son retour d'exil, à la tête du bureau du développement économique national de la Libye, de 2007 à la fin 2010. Avant de démissionner et ne revenir qu'aux premières heures de la révolution. «Mes voisins peuvent attester que je vais prier tous les vendredis à la mosquée», a-t-il répliqué aux islamistes. Ensuite, le 7 juillet, ce fut aux urnes de parler.
Par Thierry Portes