«Maintenant que je suis une vieille routarde...» On se frotte les yeux. Marie NDiaye, qui semble être la grande soeur de ses enfants, ne vient-elle pas de tout juste franchir le cap des 42 ans? Il est vrai que, à l'instar de certains sportifs de haut niveau, elle a déjà vingt-cinq ans de carrière «en nationale» derrière elle. Pourtant, côté muscles et souffle, tout va bien. Pas de retraite anticipée, donc, pour l'auteure de Quant au riche avenir (Minuit, 1985), comparée un temps à Radiguet et considérée aujourd'hui comme l'une des meilleures romancières françaises. Avec Trois Femmes puissantes, son dixième - et époustouflant - roman, Marie NDiaye figure bel et bien sur le podium de cette rentrée littéraire.
En fait, la «vieille routarde» veut simplement signifier qu'elle est aujourd'hui sereine. Les prix? La romancière et dramaturge (seule auteure vivante jouée à la Comédie-Française, avec Papa veut manger, en 2003) n'y songe guère. «Bien sûr, obtenir le Femina, en 2001, pour Rosie Carpe, m'a fait très plaisir, explique-t-elle de sa voix posée et réfléchie. D'un point de vue financier, surtout.» Une reconnaissance (100 000 exemplaires pour le roman primé, une moyenne de 20 000 pour les suivants) qui a permis à la famille d'aller s'installer il y a deux ans à Berlin tout en gardant sa maison de Gironde. Ils sont tous là, d'ailleurs, dans la torpeur de cette chaude journée d'été, Jean-Yves Cendrey, le compagnon romancier (qui publie lui aussi ces jours-ci [voir l'encadré p. 100]), Laurène, 18 ans, Silvère, 16 ans, et Romaric, 12 ans, discrets, quasi invisibles tant l'immense bâtisse au charme indéfinissable - un ancien hôtel-restaurant - recèle de pièces et de recoins. «Les enfants y sont attachés, c'est qu'ils ont été élevés ici, signalent, avec une pointe d'étonnement, Marie et Jean-Yves, en nomades invétérés - ils en sont à leur douzième ou treizième déménagement depuis leur rencontre, en 1987. Avant ce petit village des bords de la Garonne, c'était Cormeilles, dans l'Eure, et avant encore, Rome, Barcelone, Berlin, déjà, Marie-Galante...
Rien à voir avec une quelconque fuite en avant, juste la lassitude. «On part quand on a le sentiment d'avoir fait le tour des lieux et des gens», explique la fluette romancière, dont l'inspiration naît précisément «des lieux et des images qu'ils suscitent». Quelquefois, le départ se fait un peu précipitamment, comme celui de Cormeilles, en 2001, bourg normand à l'atmosphère passablement plombée par l'affaire Lechien - du nom de cet instituteur pédophile que Cendrey a traîné lui-même au commissariat. Un épisode éprouvant qu'il transfigurera dans Les Jouets vivants (L'Olivier) et qui n'a pas fini de le poursuivre: «Aujourd'hui encore, dans les Salons du livre ou lors de signatures, des gens de toute sorte viennent me solliciter ou me prendre à partie», confie le «justicier», un rien fatigué.
Point de cela à Berlin. Où, entre le lycée français - gratuit - pour les enfants, les cours d'allemand de Marie - Jean-Yves, élève récalcitrant, a vite laissé tomber la langue de Goethe - et les longues marches à pied, la famille, épanouie, a trouvé ses marques dans l'anonymat de cette grande ville énergique. «Cela n'a plus rien à voir avec les années 1992-1993. L'ambiance était alors épouvantable, les skinheads s'attaquaient aux émigrés de tout poil, aux Turcs, aux Noirs», souligne Marie, née, rappelons-le, à Pithiviers, d'une mère française et d'un père sénégalais, et élevée par sa seule mère dans l'Ouest parisien. La capitale allemande devrait d'ailleurs se profiler dans son prochain roman. «Il se situera sur plusieurs époques et intégrera l'Allemagne. Il y aura aussi des chiens, des transformations... Mais difficile, avec Berlin, de ne pas tomber dans le cliché, il faut que j'y pense encore.» Fascinant puzzle en gestation. Ainsi procède Marie NDiaye. Après une longue réflexion, sans notes, d'un an ou plus, elle s'attelle au récit, déployant, en un jet précis et définitif, son style ample, musical, à la répétition envoûtante, où le fantastique et le réalisme s'allient magistralement.
Une fois achevé, le roman a deux lecteurs privilégiés: Jean-Yves Cendrey et Jean-Marie Laclavetine, son éditeur d'aujourd'hui chez Gallimard. «Après leur verdict et leurs conseils, toujours judicieux, je suis rassurée.» Et sereine. Sans afféterie, et avec raison. Une fois encore, avec Trois Femmes puissantes, les critiques semblent au diapason, clamant les hautes qualités littéraires et tragiques de ce nouveau roman. Composé de trois histoires distinctes, reliées entre elles par d'étourdissants clins d'oeil et traversées toutes trois par l'Afrique et la figure de femmes fortes et dignes face à leur destin, il vibre d'une remarquable densité. Où l'on retrouve, ici et là, les thèmes chers à la romancière: le délitement progressif des êtres et des couples, les terribles défaillances paternelles, la banalisation du mal, le trouble identitaire, les chassés-croisés entre les cultures et, bien sûr, la couleur verte, sa teinte fétiche...
Marie NDiaye est allée visiter une seule fois son père sur ses terres africaines, à l'âge de 21 ans, mais gageons que ce voyage n'est pas étranger à celui effectué, au Sénégal, par Norah, l'héroïne de son premier récit. Norah, avocate de 38 ans, débarque chez son géniteur, à la demande pressante de ce dernier. Si ce drôle d'individu, hier plein de morgue, de suffisance et de réussite, semble avoir perdu de sa superbe - à l'instar du flamboyant de la propriété - il demeure l'être égoïste et injuste qu'il a toujours été, délaissant, voilà trente ans, sa femme et ses filles «trop typées» pour partir au Sénégal avec Sony, son angelot de fils. La déchéance de son père, «cet homme fini, [qui] brillait de mille feux livides», attendrira-t-elle Norah? Arrivera-t-elle à ne plus être esclave de son opinion? Sauvera-t-elle son frère? Telles sont les questions dont débat, délicatement, Marie NDiaye, toujours aussi habile à manier la cruauté, mais également, et c'est nouveau, encline à esquisser la bienveillance. Explication de l'auteure: «Maintenant que je mûris, je suis de plus en plus intriguée et intéressée par la bonté. Elle est plus difficile à comprendre que la cruauté, plus discrète et, par là, plus compliquée à décrire.»
Le chemin de croix des damnés de la terre
Pour Rudy, le personnage central du deuxième récit, la générosité n'est plus qu'un lointain souvenir, même si sa mise à pied du lycée Mermoz de Dakar date d'il y a seulement quatre ans. A l'époque, tout allait bien pour le jeune professeur de lettres, charmant beau parleur amoureux de la belle Fanta au pas ailé. Contraint de rentrer dans sa Gironde natale, désormais médiocre salarié d'une société d'aménagement de cuisines, le quadragénaire rumine sa colère et sa décrépitude, ressasse sans fin son sentiment de culpabilité et de honte: n'a-t-il pas enfermé Fanta et leur fils «dans une maison d'amour lugubre et froide»? Et lui-même n'est-il pas prisonnier de l'influence de ses parents et de son éducation? Face à lui, Fanta et son «mutisme opiniâtre», que l'on devine noble et majestueuse devant l'adversité.
Tout comme l'est sa vague cousine Khady Demba, le personnage extraordinaire qui clôt cette trilogie héroïque. Khady Demba, un nom que ne cessera de marteler fièrement cette jeune veuve infertile tout au long de sa misérable errance vers l'Occident. Chassée par sa belle-famille, condamnée à rejoindre l'eldorado, Khady et son «irrévocable dignité» endure mille souffrances, mille humiliations. Avait-on déjà aussi bien dépeint le chemin de croix de ces damnés de la terre? Pas sûr.
On referme ces pages, sonné, groggy. Et l'on reprend l'ouvrage, crayon à la main, histoire de s'imprégner des subtilités de la prose de la sorcière NDiaye. Qui, sur les bords de la Garonne, écoute en boucle la superbe chanson d'un certain Antony, du groupe Antony and the Johnsons, I Am a Bird Now. Le temps de se retourner, l'oiseau s'est envolé. Vers Berlin.
L'Express
par Marianne Payot
En fait, la «vieille routarde» veut simplement signifier qu'elle est aujourd'hui sereine. Les prix? La romancière et dramaturge (seule auteure vivante jouée à la Comédie-Française, avec Papa veut manger, en 2003) n'y songe guère. «Bien sûr, obtenir le Femina, en 2001, pour Rosie Carpe, m'a fait très plaisir, explique-t-elle de sa voix posée et réfléchie. D'un point de vue financier, surtout.» Une reconnaissance (100 000 exemplaires pour le roman primé, une moyenne de 20 000 pour les suivants) qui a permis à la famille d'aller s'installer il y a deux ans à Berlin tout en gardant sa maison de Gironde. Ils sont tous là, d'ailleurs, dans la torpeur de cette chaude journée d'été, Jean-Yves Cendrey, le compagnon romancier (qui publie lui aussi ces jours-ci [voir l'encadré p. 100]), Laurène, 18 ans, Silvère, 16 ans, et Romaric, 12 ans, discrets, quasi invisibles tant l'immense bâtisse au charme indéfinissable - un ancien hôtel-restaurant - recèle de pièces et de recoins. «Les enfants y sont attachés, c'est qu'ils ont été élevés ici, signalent, avec une pointe d'étonnement, Marie et Jean-Yves, en nomades invétérés - ils en sont à leur douzième ou treizième déménagement depuis leur rencontre, en 1987. Avant ce petit village des bords de la Garonne, c'était Cormeilles, dans l'Eure, et avant encore, Rome, Barcelone, Berlin, déjà, Marie-Galante...
Rien à voir avec une quelconque fuite en avant, juste la lassitude. «On part quand on a le sentiment d'avoir fait le tour des lieux et des gens», explique la fluette romancière, dont l'inspiration naît précisément «des lieux et des images qu'ils suscitent». Quelquefois, le départ se fait un peu précipitamment, comme celui de Cormeilles, en 2001, bourg normand à l'atmosphère passablement plombée par l'affaire Lechien - du nom de cet instituteur pédophile que Cendrey a traîné lui-même au commissariat. Un épisode éprouvant qu'il transfigurera dans Les Jouets vivants (L'Olivier) et qui n'a pas fini de le poursuivre: «Aujourd'hui encore, dans les Salons du livre ou lors de signatures, des gens de toute sorte viennent me solliciter ou me prendre à partie», confie le «justicier», un rien fatigué.
Point de cela à Berlin. Où, entre le lycée français - gratuit - pour les enfants, les cours d'allemand de Marie - Jean-Yves, élève récalcitrant, a vite laissé tomber la langue de Goethe - et les longues marches à pied, la famille, épanouie, a trouvé ses marques dans l'anonymat de cette grande ville énergique. «Cela n'a plus rien à voir avec les années 1992-1993. L'ambiance était alors épouvantable, les skinheads s'attaquaient aux émigrés de tout poil, aux Turcs, aux Noirs», souligne Marie, née, rappelons-le, à Pithiviers, d'une mère française et d'un père sénégalais, et élevée par sa seule mère dans l'Ouest parisien. La capitale allemande devrait d'ailleurs se profiler dans son prochain roman. «Il se situera sur plusieurs époques et intégrera l'Allemagne. Il y aura aussi des chiens, des transformations... Mais difficile, avec Berlin, de ne pas tomber dans le cliché, il faut que j'y pense encore.» Fascinant puzzle en gestation. Ainsi procède Marie NDiaye. Après une longue réflexion, sans notes, d'un an ou plus, elle s'attelle au récit, déployant, en un jet précis et définitif, son style ample, musical, à la répétition envoûtante, où le fantastique et le réalisme s'allient magistralement.
Une fois achevé, le roman a deux lecteurs privilégiés: Jean-Yves Cendrey et Jean-Marie Laclavetine, son éditeur d'aujourd'hui chez Gallimard. «Après leur verdict et leurs conseils, toujours judicieux, je suis rassurée.» Et sereine. Sans afféterie, et avec raison. Une fois encore, avec Trois Femmes puissantes, les critiques semblent au diapason, clamant les hautes qualités littéraires et tragiques de ce nouveau roman. Composé de trois histoires distinctes, reliées entre elles par d'étourdissants clins d'oeil et traversées toutes trois par l'Afrique et la figure de femmes fortes et dignes face à leur destin, il vibre d'une remarquable densité. Où l'on retrouve, ici et là, les thèmes chers à la romancière: le délitement progressif des êtres et des couples, les terribles défaillances paternelles, la banalisation du mal, le trouble identitaire, les chassés-croisés entre les cultures et, bien sûr, la couleur verte, sa teinte fétiche...
Marie NDiaye est allée visiter une seule fois son père sur ses terres africaines, à l'âge de 21 ans, mais gageons que ce voyage n'est pas étranger à celui effectué, au Sénégal, par Norah, l'héroïne de son premier récit. Norah, avocate de 38 ans, débarque chez son géniteur, à la demande pressante de ce dernier. Si ce drôle d'individu, hier plein de morgue, de suffisance et de réussite, semble avoir perdu de sa superbe - à l'instar du flamboyant de la propriété - il demeure l'être égoïste et injuste qu'il a toujours été, délaissant, voilà trente ans, sa femme et ses filles «trop typées» pour partir au Sénégal avec Sony, son angelot de fils. La déchéance de son père, «cet homme fini, [qui] brillait de mille feux livides», attendrira-t-elle Norah? Arrivera-t-elle à ne plus être esclave de son opinion? Sauvera-t-elle son frère? Telles sont les questions dont débat, délicatement, Marie NDiaye, toujours aussi habile à manier la cruauté, mais également, et c'est nouveau, encline à esquisser la bienveillance. Explication de l'auteure: «Maintenant que je mûris, je suis de plus en plus intriguée et intéressée par la bonté. Elle est plus difficile à comprendre que la cruauté, plus discrète et, par là, plus compliquée à décrire.»
Le chemin de croix des damnés de la terre
Pour Rudy, le personnage central du deuxième récit, la générosité n'est plus qu'un lointain souvenir, même si sa mise à pied du lycée Mermoz de Dakar date d'il y a seulement quatre ans. A l'époque, tout allait bien pour le jeune professeur de lettres, charmant beau parleur amoureux de la belle Fanta au pas ailé. Contraint de rentrer dans sa Gironde natale, désormais médiocre salarié d'une société d'aménagement de cuisines, le quadragénaire rumine sa colère et sa décrépitude, ressasse sans fin son sentiment de culpabilité et de honte: n'a-t-il pas enfermé Fanta et leur fils «dans une maison d'amour lugubre et froide»? Et lui-même n'est-il pas prisonnier de l'influence de ses parents et de son éducation? Face à lui, Fanta et son «mutisme opiniâtre», que l'on devine noble et majestueuse devant l'adversité.
Tout comme l'est sa vague cousine Khady Demba, le personnage extraordinaire qui clôt cette trilogie héroïque. Khady Demba, un nom que ne cessera de marteler fièrement cette jeune veuve infertile tout au long de sa misérable errance vers l'Occident. Chassée par sa belle-famille, condamnée à rejoindre l'eldorado, Khady et son «irrévocable dignité» endure mille souffrances, mille humiliations. Avait-on déjà aussi bien dépeint le chemin de croix de ces damnés de la terre? Pas sûr.
On referme ces pages, sonné, groggy. Et l'on reprend l'ouvrage, crayon à la main, histoire de s'imprégner des subtilités de la prose de la sorcière NDiaye. Qui, sur les bords de la Garonne, écoute en boucle la superbe chanson d'un certain Antony, du groupe Antony and the Johnsons, I Am a Bird Now. Le temps de se retourner, l'oiseau s'est envolé. Vers Berlin.
L'Express
par Marianne Payot