Crédits photo : Alexander Zemilianichenko
Le débat, en Europe, sur la question des migrants est en train de prendre une tournure folle.
On a commencé par construire ce concept fourre-tout, ce monstre juridique, « les » migrants, qui ne veut absolument rien dire et efface la différence, pourtant essentielle, au cœur de notre droit, entre immigration économique et politique, réfugiés poussés par la pauvreté et chassés par la guerre – la fameuse « misère du monde » qu’aucune sollicitude ne peut entièrement accueillir et les survivants de l’oppression, de la terreur, des massacres, à l’endroit desquels nous avons, en revanche, un devoir d’hospitalité qui s’appelle le droit d’asile.
Quand on accepte de faire la différence, c’est pour opérer cet autre tour de passe-passe qui fait croire aux opinions désemparées que ces femmes, ces enfants, ces hommes qui ont payé des milliers d’euros pour avoir la chance d’embarquer sur un des rafiots de fortune qu’on voit accoster à Lampedusa ou sur l’île de Kos appartiennent à la première catégorie alors qu’ils appartiennent, pour 80 %, à la seconde – celle des morts vivants que produisent, en Syrie, en Erythrée, en Afghanistan, le despotisme, la terreur, la guerre, l’extrémisme religieux, le djihad antichrétien et que la loi prescrit d’examiner, non en vrac, mais au cas par cas.
Quand on en convient, quand les chiffres sont là et qu’on n’a pas d’autre solution que d’admettre qu’on est face à des gens réchappés, dans leur majorité, de la double barbarie des tapis de bombes et des coupeurs de têtes, on lance, comme l’a fait, cette semaine, le patron de la diplomatie russe, ce troisième nuage d’encre qui fait dire que les guerres que fuient ces réfugiés sont les guerres menées dans les pays arabes dévastés (sic) par l’Occident : la vérité est qu’il s’agit (les chiffres, de nouveau, sont là) d’une migration venue, pour la plus large part, de celui des pays arabes, la Syrie, où l’Europe et, d’une façon générale, le monde n’ont précisément pas voulu faire la guerre qu’exigeait le devoir d’ingérence lui- même requis par le droit international quand un despote fou, après avoir provoqué la mort de 240 000 des siens, en- treprend de vider son pays.
On entretient encore, images et cadrages télé à l’appui, le mythe d’une Europe-forteresse prise d’assaut par des vagues de nouveaux sauvages alors que, si l’on considère ce seul cas de la Syrie, ce n’est pas vers l’Europe que vont, en priorité, les réfugiés mais vers la Turquie et le Liban – 2 millions pour la première, 1 million pour le second (sur une population ini- tiale de 3,5 millions) –, tandis que la conjonction de nos égoïsmes vient de faire échouer, en Europe, un plan de relo- calisation de 40 000 demandeurs de villes refuges !
Pour la minorité de ceux qui choisissent, tout de même, l’Allemagne, la France, la Scandinavie, le Royaume-Uni, la Hongrie, nul ne semble s’aviser qu’il y a là une population, non pas d’ennemis venant pour nous détruire ou vivre à nos crochets, mais de candidats à la liberté, amoureux de notre terre promise, de son modèle de société, de ses valeurs, qui crient « Europe Europe ! » comme les millions d’Européens, arrivant jadis à Ellis Island, chantaient «America America ! ».
Et je ne parle même pas de la sale rumeur qui veut que cet assaut imaginaire serait orchestré par les stratèges occultes du Grand Remplacement ou, pire, du djihad international ayant trouvé la parfaite filière pour infiltrer ses futurs terroristes dans les Thalys de demain.
Le résultat, c’est la Méditerranée abandonnée aux passeurs qui sont, comme toujours les trafiquants, les grands bénéficiaires de la démission du droit.
C’est la Mare Nostrum en train de devenir le gigantesque cimetière marin, le charnier, qu’un poète, comme d’habitude, avait lointainement nommé – 2 350 noyés, déjà, pour le seul début de l’année 2015.
Ce sont, quand ils échappent à l’enfer, ces individus sans nom et presque sans visage (la société du spectacle, généralement si prompte à nous fabriquer une célébrité d’un jour, inlassablement recyclée d’une chaîne d’information à l’autre afin de donner une incarnation sensible à n’importe quelle crise du porc, grève des chauffeurs routiers ou guerre des taxis, n’a pas été capable, en la circonstance, de s’intéresser à un seul de ces destins).
Ce sont ces femmes et ces hommes dont la navigation a été, peu ou prou, celle d’une certaine princesse Europe partie de Tyr, il y a quelques millénaires, mais à laquelle l’Europe, cette fois, oppose un mur.
C’est la production de cette population de sans-droits dont Hannah Arendt notait déjà qu’elle finit nécessairement, tôt ou tard, par voir la commission d’un délit et la chute dans la pure criminalité comme la paradoxale mais seule issue pour entrer dans le monde du droit et des ayants droit.
Bref, le résultat de cet immense affolement collectif, c’est une Europe enfermée dans ses contradictions, harcelée par ses souverainistes et ses xénophobes, minée par le doute d’elle-même, et dont c’est peu de dire qu’elle tourne le dos à ses valeurs puisqu’elle en oublie, tout simplement, qui elle est.
Pour qui sonne le glas ?
Pour elle aussi, l’Europe, qui agonise sous nos yeux
Le débat, en Europe, sur la question des migrants est en train de prendre une tournure folle.
On a commencé par construire ce concept fourre-tout, ce monstre juridique, « les » migrants, qui ne veut absolument rien dire et efface la différence, pourtant essentielle, au cœur de notre droit, entre immigration économique et politique, réfugiés poussés par la pauvreté et chassés par la guerre – la fameuse « misère du monde » qu’aucune sollicitude ne peut entièrement accueillir et les survivants de l’oppression, de la terreur, des massacres, à l’endroit desquels nous avons, en revanche, un devoir d’hospitalité qui s’appelle le droit d’asile.
Quand on accepte de faire la différence, c’est pour opérer cet autre tour de passe-passe qui fait croire aux opinions désemparées que ces femmes, ces enfants, ces hommes qui ont payé des milliers d’euros pour avoir la chance d’embarquer sur un des rafiots de fortune qu’on voit accoster à Lampedusa ou sur l’île de Kos appartiennent à la première catégorie alors qu’ils appartiennent, pour 80 %, à la seconde – celle des morts vivants que produisent, en Syrie, en Erythrée, en Afghanistan, le despotisme, la terreur, la guerre, l’extrémisme religieux, le djihad antichrétien et que la loi prescrit d’examiner, non en vrac, mais au cas par cas.
Quand on en convient, quand les chiffres sont là et qu’on n’a pas d’autre solution que d’admettre qu’on est face à des gens réchappés, dans leur majorité, de la double barbarie des tapis de bombes et des coupeurs de têtes, on lance, comme l’a fait, cette semaine, le patron de la diplomatie russe, ce troisième nuage d’encre qui fait dire que les guerres que fuient ces réfugiés sont les guerres menées dans les pays arabes dévastés (sic) par l’Occident : la vérité est qu’il s’agit (les chiffres, de nouveau, sont là) d’une migration venue, pour la plus large part, de celui des pays arabes, la Syrie, où l’Europe et, d’une façon générale, le monde n’ont précisément pas voulu faire la guerre qu’exigeait le devoir d’ingérence lui- même requis par le droit international quand un despote fou, après avoir provoqué la mort de 240 000 des siens, en- treprend de vider son pays.
On entretient encore, images et cadrages télé à l’appui, le mythe d’une Europe-forteresse prise d’assaut par des vagues de nouveaux sauvages alors que, si l’on considère ce seul cas de la Syrie, ce n’est pas vers l’Europe que vont, en priorité, les réfugiés mais vers la Turquie et le Liban – 2 millions pour la première, 1 million pour le second (sur une population ini- tiale de 3,5 millions) –, tandis que la conjonction de nos égoïsmes vient de faire échouer, en Europe, un plan de relo- calisation de 40 000 demandeurs de villes refuges !
Pour la minorité de ceux qui choisissent, tout de même, l’Allemagne, la France, la Scandinavie, le Royaume-Uni, la Hongrie, nul ne semble s’aviser qu’il y a là une population, non pas d’ennemis venant pour nous détruire ou vivre à nos crochets, mais de candidats à la liberté, amoureux de notre terre promise, de son modèle de société, de ses valeurs, qui crient « Europe Europe ! » comme les millions d’Européens, arrivant jadis à Ellis Island, chantaient «America America ! ».
Et je ne parle même pas de la sale rumeur qui veut que cet assaut imaginaire serait orchestré par les stratèges occultes du Grand Remplacement ou, pire, du djihad international ayant trouvé la parfaite filière pour infiltrer ses futurs terroristes dans les Thalys de demain.
Le résultat, c’est la Méditerranée abandonnée aux passeurs qui sont, comme toujours les trafiquants, les grands bénéficiaires de la démission du droit.
C’est la Mare Nostrum en train de devenir le gigantesque cimetière marin, le charnier, qu’un poète, comme d’habitude, avait lointainement nommé – 2 350 noyés, déjà, pour le seul début de l’année 2015.
Ce sont, quand ils échappent à l’enfer, ces individus sans nom et presque sans visage (la société du spectacle, généralement si prompte à nous fabriquer une célébrité d’un jour, inlassablement recyclée d’une chaîne d’information à l’autre afin de donner une incarnation sensible à n’importe quelle crise du porc, grève des chauffeurs routiers ou guerre des taxis, n’a pas été capable, en la circonstance, de s’intéresser à un seul de ces destins).
Ce sont ces femmes et ces hommes dont la navigation a été, peu ou prou, celle d’une certaine princesse Europe partie de Tyr, il y a quelques millénaires, mais à laquelle l’Europe, cette fois, oppose un mur.
C’est la production de cette population de sans-droits dont Hannah Arendt notait déjà qu’elle finit nécessairement, tôt ou tard, par voir la commission d’un délit et la chute dans la pure criminalité comme la paradoxale mais seule issue pour entrer dans le monde du droit et des ayants droit.
Bref, le résultat de cet immense affolement collectif, c’est une Europe enfermée dans ses contradictions, harcelée par ses souverainistes et ses xénophobes, minée par le doute d’elle-même, et dont c’est peu de dire qu’elle tourne le dos à ses valeurs puisqu’elle en oublie, tout simplement, qui elle est.
Pour qui sonne le glas ?
Pour elle aussi, l’Europe, qui agonise sous nos yeux