Mo Salah et Sadio Mané se prosternent à Anfield après le premier but de l’Egyptien, en demi-finale face à la Roma.
Mohamed Salah, le buteur star de l’équipe de football de Liverpool, a réussi l’impensable. On ne parle pas de son match d’exception mardi 24 avril à Anfield, en demi-finale aller de la Ligue des champions, où ses Reds ont fait un grand pas vers la finale de Kiev (26 mai) en dominant l’AS Roma (5-2), avec deux buts et deux passes décisives de l’Egyptien.
La portée de ses exploits va bien au-delà du rectangle vert : alors que le Royaume-Uni a été secoué par trois attentats islamistes meurtriers en 2017 et que l’islam a mauvaise presse, les supporteurs anglais des Reds chantent désormais en boucle un hymne à la gloire de la religion musulmane. « S’il met encore quelques buts, je vais me faire musulman aussi/(…) Assis dans une mosquée, c’est là que je veux être. » (« If he scores another few, then I’ll be muslim too/(…) Sitting in a mosque, that’s where I wanna be »).
Quand l’Egyptien marque – c’est déjà arrivé 43 fois cette saison, toutes compétitions confondues –, la chanson résonne dans les tribunes, pied de nez à tous les préjugés. Hatem Kadous se rend à tous les matchs à domicile de Liverpool, faisant le déplacement depuis Londres, où il travaille. Né de parents égyptiens et ayant grandi dans la ville du nord de l’Angleterre, il n’en revenait pas la première fois qu’il a entendu l’hymne.
« C’était à Porto [en février, en Ligue des champions] et je me suis dit que c’était incroyable. Normalement, quand un barbu apparaît, on le regarde avec beaucoup de suspicion. Maintenant, dans les tribunes de Liverpool, ils pensent que tous les musulmans sont comme lui. » Et lesdites tribunes n’ont jamais accueilli autant de spectateurs arabes : « On me harcèle pour que je trouve des places », constate Hatem Kadous.
Soulagement et incrédulité
Après ses buts face à la Roma, « Mo Salah » a, comme toujours, pointé le ciel des doigts et posé brièvement son front contre la pelouse, dans une rapide prière. « Maintenant, on voit les gamins faire pareil quand ils jouent au foot », ajoute Hatem Kadous. Lui qui a connu des altercations racistes avec des supporteurs de son propre club quand il était enfant, et qui parle de la « mafia L4 » (le code postal du stade d’Anfield) pour évoquer le kop de Liverpuldiens blancs qui compose le cœur des fans de l’équipe, ne cache pas un immense soulagement, doublé d’une certaine incrédulité.
Bien sûr, l’hymne des supporteurs n’est pas à prendre au premier degré. Personne dans le stade d’Anfield n’a l’intention de se convertir et ce n’est pas un joueur de football, si influent soit-il, qui va renverser un problème de société beaucoup plus profond. Il n’en reste pas moins qu’il se passe quelque chose d’étonnant autour de Mo Salah.
Dan Kennett, supporteur des Reds depuis toujours, qui tient un podcast régulier sur son équipe de cœur, confirme : « Liverpool est une ville à 90 % blanche. Il n’y a pas une importante communauté musulmane. J’étais vraiment surpris et, pour être honnête, un peu mitigé la première fois que j’ai entendu la chanson. C’est inhabituel d’avoir des références religieuses dans les chants du football. » Mais les prouesses sur le terrain de Mo Salah ont mis fin à toute hésitation.
« Machine à buts »
L’Egyptien de 25 ans a percé relativement tard. Il a fait ses débuts européens en Suisse, à Bâle, à un âge (20 ans) où certains attaquants sont déjà starifiés. Ses débuts anglais à Chelsea, sous José Mourinho, qui ne lui faisait pas confiance, furent mitigés. C’est en Italie, à la Fiorentina puis à la Roma, qu’il s’est mis à empiler les buts. Mais le souvenir de ses années londoniennes a fait que les supporteurs de Liverpool n’en attendaient pas grand-chose à son arrivée l’été dernier.
Pourtant, dès l’été, Mo Salah est devenu « une machine à buts ». Sa marque de fabrique : une efficacité clinique et un sang-froid remarquable face aux gardiens. Avec sa vitesse d’exécution et sa vision du jeu, il donne, aussi, beaucoup de passes décisives, comme mardi face à son ancien club. Sa polyvalence a valu dimanche à Salah d’être élu par ses pairs meilleur joueur de l’année en Angleterre.
Le record absolu de buts dans une même saison (47), détenu à Liverpool par le légendaire Ian Rush depuis les années 1980, vacille. Le « roi égyptien », comme l’appellent les supporteurs, en est à 43 et il lui reste quatre matchs – sans doute cinq, avec la probable finale de Ligue des champions – pour le rejoindre.
« Il a uni le Moyen-Orient »
L’Egyptien n’est pas le premier footballeur musulman à évoluer en Angleterre, loin de là, « mais il est le premier à être adulé », continue M. Kennett.
Difficile pourtant de faire plus discret que Mo Salah. Il ne donne presque aucune interview, parle peu – et jamais de politique ni de religion – et ne change pas de coiffure tous les quinze jours. Dans une culture du football marquée par les très dénudées « Wags « (wives and girl friends, les épouses et petites amies des joueurs), sa femme, voilée, n’apparaît presque jamais en public. Elle étudiait au même lycée que le futur footballeur en Egypte et le mariage a eu lieu en 2013, avant que celui-ci ne devienne une superstar hors de son pays. Ils ont une petite fille, née l’année suivante, qu’ils ont appelée Makka (« Mecque »). Ses engagements caritatifs en Egypte lui valent un respect qui dépasse largement les frontières de son pays.
« Il a uni le Moyen-Orient ! », insiste Samy Derwish. Liverpudlien de mère égyptienne, ce supporteur des Reds vit à Dubaï depuis quatre ans. Quand son fils est né, il lui a mis « un maillot de Liverpool à l’âge de 20 minutes ! », raconte-t-il dans un grand sourire, photo à l’appui. Dentiste de profession, grandes moustaches retroussées et petite barbichette, Derwish se rend du Golfe à Liverpool pour tous les matchs à domicile. Les matchs à l’extérieur, il les regarde dans un bar à chicha de Dubaï. « Je mets le maillot de Salah, avec son nom écrit en arabe, et tout le monde le célèbre autour de moi. Mo Salah réussit des choses impensables : des Algériens, qui normalement n’aiment vraiment pas les Egyptiens, le soutiennent. » Il répète : « Impensable ! »
Quant au chant des fans des Reds promettant de devenir musulmans, Samy Derwish constate que, « dans le monde arabe, le second degré a été perdu ». « Beaucoup pensent vraiment qu’il y aura des conversions. Récemment, on me disait que, si Salah continuait à marquer à cette vitesse, toute la ville de Liverpool allait devoir faire le jeûne du ramadan », ajoute-t-il.
Le dentiste d’origine égyptienne savoure l’ironie de la situation : « D’horribles barbus tentent d’imposer l’islam au monde depuis des décennies, qui plus est, une vision complètement déformée. Et voilà qu’un footballeur réussit là où ils ont échoué… »
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