Le Sopi n’a donc pas été réalisé, mais il s’impose plus que jamais, et ceux qui hériteront de cette, alternance ratée auront à poser les bases d’une véritable révolution des mentalités. Sauront-ils, pour nous changer, nous tenir le langage de la vérité et avoir le courage et l’abnégation de préférer l’intérêt national à leur survie politique ? Sauront-ils façonner un Sénégalais éloigné de l’idée que beaucoup se font de nous aujourd’hui : des hommes à la parole facile, « la bouche sucrée », arrogants, mais qui manquent de rigueur et de conviction? S’ils ne veulent pas être des politiciens fongibles, interchangeables, il leur faudra d’abord répondre aux questions suivantes.
1. Pourquoi nos politiques, nos « communicateurs », et plus généralement la partie visible et audible de notre société, ont-ils subitement érigé en vertu cardinale, en symbole culturel de l’homo-senegalensis, ce qu’ils appellent le « massala » et qui, souvent, tient plus du compromis, plus ou moins boiteux, voire de la magouille politique, que de la prouesse diplomatique ? Le « massala » à la sauce sénégalaise n’est pas fondé sur l’aveu ou la reconnaissance de la vérité, mais sur son omission consensuelle, sur une connivence sociale rassurante mais factice.
Né le 18 mai 1939 à Ndioum, dans le nord du Sénégal, Fadel Dia est historien et géographe de formation, et après avoir été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, il a occupé diverses fonctions nationales et internationales. Aujourd’hui à la retraite, Fadela Dia assouvit une vieille passion : l'écriture.
Tous les Sénégalais sont devenus ainsi des médiateurs en puissance, et l’on a vu le Premier Ministre et même le Président de la République, revêtus de « ngimbs » virtuels, s’échiner à réconcilier des lutteurs, comme si le sort du pays se jouait dans l’arène, ou le ministre des affaires étrangères user ses talents de diplomate pour arrêter le pugilat verbal opposant deux parlementaires ! Toutes ces bonnes volontés semblent oublier que si, comme le dit l’adage, un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès, seuls durent les arrangements fondés sur la reconnaissance de la vérité.
Ce n’est pas un hasard si la conférence instituée par Nelson Mandela pour éviter la déségrégation de l’Afrique du Sud, et toutes celles qui se sont inspirées de ce modèle, portent en exergue le mot « VERITE », à côté de termes comme dialogue ou réconciliation. Si Benno Siggil Sénégal a fini en fiasco, c’est parce qu’il a préféré les conciliabules longs et vaseux aux explications directes et franches. Nos déboires avec nos voisins, et notamment avec la Gambie et la Mauritanie, viennent de ce constat qu’en cinquante ans d’indépendance, nous n’avons jamais su tisser avec eux un dialogue fondé sur la réciprocité en matière de relations internationales. Le « massala » sénégalais est envahissant parce qu’il est à la fois un comportement individuel, une option politique et une culture d’Etat.
2. Pourquoi nous, Sénégalais, croyons-nous que notre pays est, seul au monde, béni des dieux, qu’il échappe à tous les désastres et catastrophes, aux violences populaires, au motif que des êtres d’exception, voire des saints, sont nés sur son territoire ? S’il en était ainsi, le Hedjaz n’aurait pas connu les attentats de La Mecque, la Palestine, terre sainte des trois religions révélées, n’aurait pas été en guerre depuis soixante ans, et nous-mêmes n’aurions pas subi l’accident le plus meurtrier de l’histoire maritime.
Aucun pays n’est en vérité immunisé contre la violence, et ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire pendant des années, ce qui s’est passé récemment au Mali, pourraient bien survenir au Sénégal parce qu’en matière de paix et de sécurité, rien n’est jamais acquis de façon définitive, que la paix se cultive, qu’elle ne peut être garantie sans la tolérance et la justice. La morne France de mars 1968 n’avait pas vu venir les troubles de mai, la paisible et paradisiaque Tunisie n’a pas échappé à la Révolution de Jasmin, et en 1989 on a vu de quelles violences était capable le Sénégalais ordinaire.
3. Pourquoi nous obstinons-nous à afficher cette autre prétention selon laquelle nous serions, en Afrique, la référence absolue en démocratie, et qu’en matière d’expression par le suffrage universel, nous aurions pratiquement un siècle d’avance sur nos voisins ? Nous convoquons l’histoire, notre prétendue participation aux Etats Généraux de 1789, l’élection d’un « député du Sénégal » au Parlement français dès 1848, sans préciser que les Cahiers de doléances des « Habitants de Saint-Louis » étaient l’œuvre d’un marchand négrier et que pendant cinquante ans, les députés du Sénégal étaient des « députés absents » au service des maisons de commerce bordelaises.
De toutes façons, même si elle a été plus ancienne qu’ailleurs, l’histoire électorale du Sénégal n’a jamais échappé ni aux fraudes ou aux manipulations, ni aux violences physiques, voire aux guets-apens. A quoi d’ailleurs nous a servi cette avance puisqu’en cinquante ans d’indépendance, une seule de nos élections a été reconnue transparente par toutes les parties en cause, que nous avons été parmi les derniers à accepter l’usage d’isoloirs dans les bureaux de vote et, que pour l’élection présidentielle de 2012,Wade et son parti ont récusé le bulletin unique que la RDC, qui compte 60 millions d’habitants et ne vote que depuis dix ans à peine, a accepté sans difficultés ?
4. Pourquoi, cinquante ans après notre indépendance, gardons-nous encore une conception coloniale des rapports entre le pouvoir et le citoyen ? Pour nous, le Président de la République, même élu au suffrage universel, reste « Buur », le roi, et, à ce titre, il peut disposer à loisir des ressources du pays, donc de nos impôts, et jamais un chef d’Etat sénégalais n’a autant que Wade usé et abusé de ces prérogatives. Pire, son fils, ses ministres, les chefs de service, qui tous, à notre connaissance ne disposent pas de fonds secrets, se livrent à la même gabegie, avec le même manque de discernement. Les dégâts faits par l’argent de Wade dans nos consciences seront-ils jamais réparables ?
Le paradoxe, c’est que la plupart des Sénégalais ne sont même pas choqués qu’il comble d’argent public un fonctionnaire international qui gagne plusieurs millions par mois, qu’il enrichisse les agents privilégiés de l’Etat, qu’il remplisse les poches de visiteurs plus obséquieux que nécessiteux. Ce qu’ils regrettent, c’est que leur tour tarde à venir. Beaucoup louent même sa générosité, alors que donner ce qui ne vous appartient pas s’apparente plutôt à un vol ; quand les bénéficiaires sont exclusivement de votre clan, c’est de la concussion ; quand on prend aux plus pauvres pour donner aux nantis et aux oisifs, c’est tout simplement un crime !
5. Pourquoi avons-nous autant de mépris pour le silence et le recueillement et accompagnons-nous toutes nos activités de bruits et de clameurs, les plus gaies comme les tristes, les profanes comme les religieuses ? Quel droit peuvent opposer le voisin, le malade, le vieillard, le nourrisson, soucieux de quiétude, aux décibels qui se déversent de tous les lieux pour célébrer les mariages, les baptêmes, les décès, les invocations religieuses, avec souvent le même ton et la même outrance ?
Quel besoin a-t-on d’appeler les fidèles, par haut parleur, à 4h30 du matin, quand la prière n’a lieu qu’à 5h40, d’user du même instrument pour psalmodier des cantiques, surérogatoires, devant dix personnes quand celles qui sont hors de la mosquée ne peuvent ni vous suivre ni en profiter ? Dieu n’écoute-t-il donc pas les cœurs et n’entend-il que les cris ?
6. Pourquoi sommes nous le seul pays sur la planète à fêter à la fois et à considérer comme jours fériés toutes les dates remarquables des calendriers musulman et chrétien, ce qui, ajouté aux fêtes républicaines et autres innovations conjoncturelles, fait de notre pays l’un de ceux où l’on travaille le moins au monde ?
N‘est-il pas paradoxal que les Sénégalais chôment le jour de l’Ascension, qui n’est férié ni en Italie ni en Espagne, pays catholiques s’il en est, ou l’Assomption qui est un jour de travail dans tous les pays scandinaves ? Tout comme la justice, la vérité aussi s’impose à tous et c’est faire mauvais usage du « massala » que de se soustraire à ce nécessaire équilibre qui permettrait de donner à chacun la part qui lui revient, toute la part, rien que la part.
7. Pourquoi la religion est de plus en plus ce qui divise les Sénégalais et non ce qui les unit, même quand ils professent la même foi ? Les musulmans sénégalais ont de plus en plus tendance à mettre les confréries au-dessus des écoles juridiques, les initiatives de leurs guides au-dessus des enseignements du Prophète et de la parole de Dieu.
Celui qui conteste cette vision des choses est désormais menacé de mort, et en l’espace de quelques mois, on a assisté au saccage de plusieurs mosquées par d’autres musulmans, des journalistes, enseignants, chroniqueurs ou hommes politiques n’ont échappé au vandalisme et au lynchage que grâce à la vigilance de certains chefs religieux avisés. Après la menace qui pèse sur la laïcité, ces querelles de clocher seraient-elles l’amorce d’une véritable guerre religieuse ? Ce serait un désastre, car les guerres intestines ont toujours été fatales.
8. Le Sénégal, si pauvre en ressources naturelles, peut-il aspirer à devenir un pays émergent, riche et prospère, si nous continuons à cultiver ces deux tares du sous-développement : le gaspillage et l’indiscipline ? Le gaspillage est peut-être plus ruineux que la corruption, parce qu’il ne profite à personne, et nous en donnons l’illustration en faisant ripaille pendant quelques jours tandis que la disette règne le reste de l’année, en distribuant dans les « xewaare » des sommes qui auraient permis à d’autres de vivre dans la dignité.
Les Nations-Unies estiment aujourd’hui que 800 000 sénégalais sont menacés de famine dans cinq régions, et pourtant, il y a quelques semaines, on jetait à la poubelle des reliefs de plantureux festins. Quant à l’indiscipline, le jour où nous nous aurons appris à faire la queue devant les guichets, à céder la voie à ceux qui ont priorité sur nous, à libérer les trottoirs au seul profit des piétons, nous aurons fait un grand pas vers le développement. N’oublions pas enfin que c’est notre indiscipline qui a été à l’origine de ce qui est désormais considéré comme la plus grande catastrophe maritime en temps de paix : le naufrage du Joola !
9. Comment être une nation unie, forte et solidaire, et certains diront que c’est une obsession chez moi, si nous ne fondons pas la gestion des affaires publiques sur le respect des différences et sur la reconnaissance des mêmes droits à tous les citoyens ? Le Président de la République, symbole de l’unité nationale, a été le premier à violer ce principe et à faire une distinction entre ses concitoyens en affirmant qu’il mettait une communauté au-dessus des autres, au motif qu’il lui devrait son élection.
C’est à la fois une injustice et une faute : imagine-t-on Mandela, lors de sa première élection à la tête de l’Afrique du Sud, proclamer que la communauté blanche comptait peu à ses yeux parce qu’elle n’avait pas voté pour lui ? Mais le parti pris de Wade n’est que le reflet d’une politique d’Etat : nous avons encore beaucoup à faire pour garantir à tous les citoyens les mêmes droits à l’information, le même accès aux médias publics, le respect de leurs cultures, la reconnaissance de leurs particularismes. De toute évidence, pour certains, le temps où un chrétien pouvait être élu à la tête du Sénégal est révolu…
Ces questions ne sont probablement pas celles auxquelles les programmes de campagne des candidats à l’élection présidentielle tenteront de donner une réponse, peut-être parce qu’elles se prêtent peu à la comptabilité et à la mise en scène. Nous pouvons certes continuer à vivre en les ignorant, mais c’est une illusion de croire qu’on « peut arriver au but sans faire le chemin ». La route vers le développement et la paix sociale passe par ces serpents de mer : si nous ne répondons pas aujourd’hui à ces questions, nous pourrions demain mettre en péril notre cadre de vie, voire notre identité et, à terme, notre propre existence…
1. Pourquoi nos politiques, nos « communicateurs », et plus généralement la partie visible et audible de notre société, ont-ils subitement érigé en vertu cardinale, en symbole culturel de l’homo-senegalensis, ce qu’ils appellent le « massala » et qui, souvent, tient plus du compromis, plus ou moins boiteux, voire de la magouille politique, que de la prouesse diplomatique ? Le « massala » à la sauce sénégalaise n’est pas fondé sur l’aveu ou la reconnaissance de la vérité, mais sur son omission consensuelle, sur une connivence sociale rassurante mais factice.
Né le 18 mai 1939 à Ndioum, dans le nord du Sénégal, Fadel Dia est historien et géographe de formation, et après avoir été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, il a occupé diverses fonctions nationales et internationales. Aujourd’hui à la retraite, Fadela Dia assouvit une vieille passion : l'écriture.
Tous les Sénégalais sont devenus ainsi des médiateurs en puissance, et l’on a vu le Premier Ministre et même le Président de la République, revêtus de « ngimbs » virtuels, s’échiner à réconcilier des lutteurs, comme si le sort du pays se jouait dans l’arène, ou le ministre des affaires étrangères user ses talents de diplomate pour arrêter le pugilat verbal opposant deux parlementaires ! Toutes ces bonnes volontés semblent oublier que si, comme le dit l’adage, un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès, seuls durent les arrangements fondés sur la reconnaissance de la vérité.
Ce n’est pas un hasard si la conférence instituée par Nelson Mandela pour éviter la déségrégation de l’Afrique du Sud, et toutes celles qui se sont inspirées de ce modèle, portent en exergue le mot « VERITE », à côté de termes comme dialogue ou réconciliation. Si Benno Siggil Sénégal a fini en fiasco, c’est parce qu’il a préféré les conciliabules longs et vaseux aux explications directes et franches. Nos déboires avec nos voisins, et notamment avec la Gambie et la Mauritanie, viennent de ce constat qu’en cinquante ans d’indépendance, nous n’avons jamais su tisser avec eux un dialogue fondé sur la réciprocité en matière de relations internationales. Le « massala » sénégalais est envahissant parce qu’il est à la fois un comportement individuel, une option politique et une culture d’Etat.
2. Pourquoi nous, Sénégalais, croyons-nous que notre pays est, seul au monde, béni des dieux, qu’il échappe à tous les désastres et catastrophes, aux violences populaires, au motif que des êtres d’exception, voire des saints, sont nés sur son territoire ? S’il en était ainsi, le Hedjaz n’aurait pas connu les attentats de La Mecque, la Palestine, terre sainte des trois religions révélées, n’aurait pas été en guerre depuis soixante ans, et nous-mêmes n’aurions pas subi l’accident le plus meurtrier de l’histoire maritime.
Aucun pays n’est en vérité immunisé contre la violence, et ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire pendant des années, ce qui s’est passé récemment au Mali, pourraient bien survenir au Sénégal parce qu’en matière de paix et de sécurité, rien n’est jamais acquis de façon définitive, que la paix se cultive, qu’elle ne peut être garantie sans la tolérance et la justice. La morne France de mars 1968 n’avait pas vu venir les troubles de mai, la paisible et paradisiaque Tunisie n’a pas échappé à la Révolution de Jasmin, et en 1989 on a vu de quelles violences était capable le Sénégalais ordinaire.
3. Pourquoi nous obstinons-nous à afficher cette autre prétention selon laquelle nous serions, en Afrique, la référence absolue en démocratie, et qu’en matière d’expression par le suffrage universel, nous aurions pratiquement un siècle d’avance sur nos voisins ? Nous convoquons l’histoire, notre prétendue participation aux Etats Généraux de 1789, l’élection d’un « député du Sénégal » au Parlement français dès 1848, sans préciser que les Cahiers de doléances des « Habitants de Saint-Louis » étaient l’œuvre d’un marchand négrier et que pendant cinquante ans, les députés du Sénégal étaient des « députés absents » au service des maisons de commerce bordelaises.
De toutes façons, même si elle a été plus ancienne qu’ailleurs, l’histoire électorale du Sénégal n’a jamais échappé ni aux fraudes ou aux manipulations, ni aux violences physiques, voire aux guets-apens. A quoi d’ailleurs nous a servi cette avance puisqu’en cinquante ans d’indépendance, une seule de nos élections a été reconnue transparente par toutes les parties en cause, que nous avons été parmi les derniers à accepter l’usage d’isoloirs dans les bureaux de vote et, que pour l’élection présidentielle de 2012,Wade et son parti ont récusé le bulletin unique que la RDC, qui compte 60 millions d’habitants et ne vote que depuis dix ans à peine, a accepté sans difficultés ?
4. Pourquoi, cinquante ans après notre indépendance, gardons-nous encore une conception coloniale des rapports entre le pouvoir et le citoyen ? Pour nous, le Président de la République, même élu au suffrage universel, reste « Buur », le roi, et, à ce titre, il peut disposer à loisir des ressources du pays, donc de nos impôts, et jamais un chef d’Etat sénégalais n’a autant que Wade usé et abusé de ces prérogatives. Pire, son fils, ses ministres, les chefs de service, qui tous, à notre connaissance ne disposent pas de fonds secrets, se livrent à la même gabegie, avec le même manque de discernement. Les dégâts faits par l’argent de Wade dans nos consciences seront-ils jamais réparables ?
Le paradoxe, c’est que la plupart des Sénégalais ne sont même pas choqués qu’il comble d’argent public un fonctionnaire international qui gagne plusieurs millions par mois, qu’il enrichisse les agents privilégiés de l’Etat, qu’il remplisse les poches de visiteurs plus obséquieux que nécessiteux. Ce qu’ils regrettent, c’est que leur tour tarde à venir. Beaucoup louent même sa générosité, alors que donner ce qui ne vous appartient pas s’apparente plutôt à un vol ; quand les bénéficiaires sont exclusivement de votre clan, c’est de la concussion ; quand on prend aux plus pauvres pour donner aux nantis et aux oisifs, c’est tout simplement un crime !
5. Pourquoi avons-nous autant de mépris pour le silence et le recueillement et accompagnons-nous toutes nos activités de bruits et de clameurs, les plus gaies comme les tristes, les profanes comme les religieuses ? Quel droit peuvent opposer le voisin, le malade, le vieillard, le nourrisson, soucieux de quiétude, aux décibels qui se déversent de tous les lieux pour célébrer les mariages, les baptêmes, les décès, les invocations religieuses, avec souvent le même ton et la même outrance ?
Quel besoin a-t-on d’appeler les fidèles, par haut parleur, à 4h30 du matin, quand la prière n’a lieu qu’à 5h40, d’user du même instrument pour psalmodier des cantiques, surérogatoires, devant dix personnes quand celles qui sont hors de la mosquée ne peuvent ni vous suivre ni en profiter ? Dieu n’écoute-t-il donc pas les cœurs et n’entend-il que les cris ?
6. Pourquoi sommes nous le seul pays sur la planète à fêter à la fois et à considérer comme jours fériés toutes les dates remarquables des calendriers musulman et chrétien, ce qui, ajouté aux fêtes républicaines et autres innovations conjoncturelles, fait de notre pays l’un de ceux où l’on travaille le moins au monde ?
N‘est-il pas paradoxal que les Sénégalais chôment le jour de l’Ascension, qui n’est férié ni en Italie ni en Espagne, pays catholiques s’il en est, ou l’Assomption qui est un jour de travail dans tous les pays scandinaves ? Tout comme la justice, la vérité aussi s’impose à tous et c’est faire mauvais usage du « massala » que de se soustraire à ce nécessaire équilibre qui permettrait de donner à chacun la part qui lui revient, toute la part, rien que la part.
7. Pourquoi la religion est de plus en plus ce qui divise les Sénégalais et non ce qui les unit, même quand ils professent la même foi ? Les musulmans sénégalais ont de plus en plus tendance à mettre les confréries au-dessus des écoles juridiques, les initiatives de leurs guides au-dessus des enseignements du Prophète et de la parole de Dieu.
Celui qui conteste cette vision des choses est désormais menacé de mort, et en l’espace de quelques mois, on a assisté au saccage de plusieurs mosquées par d’autres musulmans, des journalistes, enseignants, chroniqueurs ou hommes politiques n’ont échappé au vandalisme et au lynchage que grâce à la vigilance de certains chefs religieux avisés. Après la menace qui pèse sur la laïcité, ces querelles de clocher seraient-elles l’amorce d’une véritable guerre religieuse ? Ce serait un désastre, car les guerres intestines ont toujours été fatales.
8. Le Sénégal, si pauvre en ressources naturelles, peut-il aspirer à devenir un pays émergent, riche et prospère, si nous continuons à cultiver ces deux tares du sous-développement : le gaspillage et l’indiscipline ? Le gaspillage est peut-être plus ruineux que la corruption, parce qu’il ne profite à personne, et nous en donnons l’illustration en faisant ripaille pendant quelques jours tandis que la disette règne le reste de l’année, en distribuant dans les « xewaare » des sommes qui auraient permis à d’autres de vivre dans la dignité.
Les Nations-Unies estiment aujourd’hui que 800 000 sénégalais sont menacés de famine dans cinq régions, et pourtant, il y a quelques semaines, on jetait à la poubelle des reliefs de plantureux festins. Quant à l’indiscipline, le jour où nous nous aurons appris à faire la queue devant les guichets, à céder la voie à ceux qui ont priorité sur nous, à libérer les trottoirs au seul profit des piétons, nous aurons fait un grand pas vers le développement. N’oublions pas enfin que c’est notre indiscipline qui a été à l’origine de ce qui est désormais considéré comme la plus grande catastrophe maritime en temps de paix : le naufrage du Joola !
9. Comment être une nation unie, forte et solidaire, et certains diront que c’est une obsession chez moi, si nous ne fondons pas la gestion des affaires publiques sur le respect des différences et sur la reconnaissance des mêmes droits à tous les citoyens ? Le Président de la République, symbole de l’unité nationale, a été le premier à violer ce principe et à faire une distinction entre ses concitoyens en affirmant qu’il mettait une communauté au-dessus des autres, au motif qu’il lui devrait son élection.
C’est à la fois une injustice et une faute : imagine-t-on Mandela, lors de sa première élection à la tête de l’Afrique du Sud, proclamer que la communauté blanche comptait peu à ses yeux parce qu’elle n’avait pas voté pour lui ? Mais le parti pris de Wade n’est que le reflet d’une politique d’Etat : nous avons encore beaucoup à faire pour garantir à tous les citoyens les mêmes droits à l’information, le même accès aux médias publics, le respect de leurs cultures, la reconnaissance de leurs particularismes. De toute évidence, pour certains, le temps où un chrétien pouvait être élu à la tête du Sénégal est révolu…
Ces questions ne sont probablement pas celles auxquelles les programmes de campagne des candidats à l’élection présidentielle tenteront de donner une réponse, peut-être parce qu’elles se prêtent peu à la comptabilité et à la mise en scène. Nous pouvons certes continuer à vivre en les ignorant, mais c’est une illusion de croire qu’on « peut arriver au but sans faire le chemin ». La route vers le développement et la paix sociale passe par ces serpents de mer : si nous ne répondons pas aujourd’hui à ces questions, nous pourrions demain mettre en péril notre cadre de vie, voire notre identité et, à terme, notre propre existence…