Quelle mouche a du piquer notre chaîne « leader » pour servir au public, censé pourtant constituer sa « raison d’être », le spectacle si indisposant et si indécent d’une scène quasi pornographique, en une heure de grande audience en plus, où des centaines de milliers d’enfants mineurs étaient encore devant leur télé ? Cette grave question, qui se pose quelques semaines seulement après le traumatisme créé par les « vidéos lesbiennes », ne cesse de tarauder beaucoup de téléspectateurs sénégalais, restés incrédules et assez médusés de constater, avec une tragique amertume, la frénésie audacieuse et croissante ébranlant, de jour en jour, leur système de valeurs. Interrogation faisant suite, il est vrai, à d’autres questionnements non moins poignants. Qu’est-ce qui explique la recrudescence actuelle de ce genre de « dérives » dans de plus en plus de nos médias ? Comment en sommes-nous arrivés à ce point de banalisation du mal et de l’indécence ? Quels en sont les principaux responsables ou coupables ? Les médias ? L’Etat ? Les religieux ? Les parents ou éducateurs ? Les organes officiels de régulation ? Les citoyens sénégalais, dont la « Nouvelle Conscience Citoyenne » semble, à priori, plus soucieuse d’institutions politiques et de développement économique que de « Conscience Morale » ? Tous, à des degrés divers, à la fois ? Les nouvelles valeurs matérialistes enseignées par la mondialisation ? Y a-t-il des freins possibles à cette descente aux enfers moraux de notre nation ? Si oui, par où commencer, qui doit commencer, quand et comment?
Autant d’interrogations, aux relents souvent même existentiels, il faut l’avouer, auxquelles il serait, certes, assez présomptueux de prétendre répondre dans un modeste article. Mais qui nous semblent au moins utiles pour tenter, sereinement et sans céder, comme il est d’usage, à l’émotionnel, de mieux comprendre, pour une fois, la véritable nature de ces phénomènes. Afin d’en situer, ensuite, les différentes responsabilités et dynamiques. Avant de dégager, éventuellement, des axes à même d’en mitiger dans l’avenir les effets néfastes, à défaut de pouvoir les éradiquer totalement.
Il faut d’abord reconnaître que, au-delà de ce genre de scandales périodiques, dont la durée de vie suit en général la courbe des polémiques récurrentes dans nos médias, ces symptômes de la crise des valeurs au Sénégal, et ailleurs dans le monde, sont loin d’être un « scoop ». Et que ce genre d’images ne sont, en vérité, que la face visible d’un massif de Ndiass infiniment plus rebutant, qui a pris beaucoup d’années à se sédimenter, presque au vu et au su de tous. En effet, au lieu d’un déterminant unique et particulier, nous estimons que tous les sénégalais, à titre collectif ou particulier, en tant que « simple » citoyen ou acteur majeur de la société, que ce soit de façon active ou passive, ont une certaine responsabilité sur ce processus. L’Etat du Sénégal au premier chef.
Dieu et la République
En tant qu’émanation politique la plus élaborée de la volonté collective et garant des valeurs et principes qui, théoriquement, en constituent l’essence et la protègent de ses propres tensions autodestructrices, l’Etat sénégalais constitue l’un des responsables majeurs de la déliquescence morale de notre société. Ceci, même s’il faudra convenir que notre pays s’est doté, sur ce plan, d’un arsenal juridique et institutionnel assez conséquent, destiné à prendre en charge les dérives, surtout celles ayant un caractère volontairement médiatisées, portant sur les « mœurs ». Sauf que l’utilité de ce dispositif est notablement remise en cause par différentes insuffisances dont, notamment, un défaut d’application effective des lois encadrant et règlementant ce domaine. Comme l’illustre la faiblesse du CNRA (Conseil National de Régulation de l’Audiovisuel), dont le rôle souvent décrié de simple « avertisseur » et de « blâmeur » s’avère de loin en-deçà des prérogatives (de gendarme efficace des médias) censées pourtant être parmi les siennes. De la même manière, les dispositions du Code Pénal sur les atteintes aux « bonnes mœurs » ou même sur les « actes contre nature » ne sont-elles pas non plus toujours pleinement opérationnelles. Du fait surtout d’une relative élasticité interprétative desdits concepts, de la difficulté, quelques fois, suscitée par la charge de la preuve (corrélée à l’incommode notion de flagrant délit), mais aussi, à notre sens, du faible niveau de conscientisation des citoyens sénégalais sur leurs droits et devoirs à se constituer partie civile, à titre individuel ou collectif, en ces matières.
A coté de ces aspects juridiques, nous pensons également, bien que cela soit assez peu relevé, que la nature idéologique de la laïcité, héritée du modèle révolutionnaire extrémiste à la française, de l’Etat postcolonial sénégalais concourt notablement, dans la pratique, à la relégation au second plan des valeurs culturelles, traditionnelles et religieuses de notre nation. Ceci du fait que, parallèlement à la dimension fort louable de traitement équitable des différentes confessions que charrie le concept de laïcité et en dépit de l’influence politique informelle du pouvoir religieux, le Sénégal n’a pas jusqu’ici réussi à filtrer son modèle laïque de ses stigmates anticléricales ou même athées transbordées de l’histoire de France. La République considérant, au fond, la chose religieuse, non pas comme une fin en soi, mais sous l’angle de ses seuls intérêts séculiers ou de la menace éventuelle qu’elle représente à ses yeux (dans son aspiration congénitale à demeurer le seul « opium du peuple » qu’elle est censée incarner). Ainsi, même s’il ne s’agit nullement de remettre en cause l’utilité de la dimension équité de la laïcité, ou le principe de justice et de partage du bien commun symbolisé par la République, il nous semble essentiel de nous interroger davantage sur le vernis philosophique antireligieux et réfractaire à l’expression de nos valeurs spirituelles profondes avec lequel ces modèles nous furent imposés…
L’école publique et laïque, idéologiquement calquée, pour l’essentiel, sur le format hérité de nos anciens maîtres à penser, ne consent ainsi jusqu’ici, plus d’un demi-siècle après les indépendances, à enseigner sérieusement à des générations de sénégalais leurs propres valeurs de base. A cause précisément et surtout de l’habit religieux que revêt très souvent l’essentiel de ces valeurs culturelles et historiques. Ceci signifie donc, qu’à l’analyse, le Sénégal souffre plus et avant tout d’une crise de comportement et d’inadéquation de son système de valeurs officiel que d’une véritable crise des valeurs en tant que telle (ces valeurs subsistant encore dans le subconscient collectif, tout en étant dépréciées et découragées, en pratique, par le système). Crise systémique sustentée par une certaine inadaptation et une contradiction manifeste entre, d’une part, les valeurs culturelles, spirituelles et historiques positives auxquelles s’identifie profondément son peuple et, d’autre part, sa théorie politique fondée sur un système de pensée foncièrement opposé à ces mêmes valeurs ou favorisant au contraire, dans la praxis, nos valeurs culturelles les plus négatives. Persister ainsi dans le refus d’enseigner aux jeunes générations et aux futurs fils de ce pays, du CI au Baccalauréat jusqu’au Doctorat, les remarquables Masâlikul Jinân (Itinéraires du Paradis) de Cheikh A. Bamba, le brillant Khulasul Dhahâb (L’Or Décanté) d’El Hadj Malick Sy, le Jâmihul Jawâmihu (Le Recueil des Recueils) de Cheikh Ibrahim Niasse, les sermons mémorables de Seydina Limâmou Laye, les Wolofal (poèmes en wolof) éducatifs de Baye Mbaye Diakhaté, de Cheikh Moussa Ka ou de Serigne Ady Touré, les sagesses de Kocc Barma ou de Khaly Madiakhaté Kala, et d’autres œuvres magistrales (en morale, en système social et politique etc.) de nos grands penseurs, sous le fallacieux argument d’une forme de laïcité inadaptée, tout en continuant à y enseigner doctement « Le Candide » de Voltaire, « Les Précieuses ridicules » de Molière ou « Le Cahier d’un retour au pays natal » de Césaire, l’œuvre d’un Sembène marxisant, d’un Nietzsche névrotique ou d’un Sartre existentialiste-agnostique, constitue une ahurissante anomalie que tout peuple mature se doit de remettre foncièrement en question. Peut-on, sans un profond et authentique « enracinement », parler d’heureuse « ouverture » ? Comment une nation, qui se trouve quotidiennement obligée de porter les habits taillés pour d’autres personnages, astreinte de monter, aussi fantasquement accoutrée, sur une scène mondialisée à laquelle elle ne s’est pas assez préparée, pour jouer un rôle burlesque dont les dialogues furent écrits dans une langue non maîtrisée, pourrait-elle offrir un spectacle autre que grotesque au monde et à l’Histoire ?
L’un des effets de cette déculturation/acculturation mentale (dont les victimes, surtout « intellectuelles », sont, en général et symptomatiquement, les premiers à remettre en cause la réalité), qui s’est largement étendue auprès du bas peuple, à travers la vulgarisation médiatique de ces valeurs « laïques », est la priorisation citoyenne chez beaucoup d’entre nous des questions publiques « matérielles » sur celles purement morales ou spirituelles. Au même titre qu’une « laïcisation » psychologique de plus en plus affirmée de nos attitudes quotidiennes, indice de notre profond dédoublement entre la « mosquée » et l’ « Etat ». Faisant que nous assumons désormais plus aisément, dans la « sphère privée » (groupements ou évènements religieux par exemple), une remarquable dévotion, tout en nous comportant, dans la « sphère publique » (lieux de travail, espace institutionnel ou de divertissement), comme des « citoyens » sans aucune attache ou référence religieuse (celle-ci étant même quelques fois susceptible d’être interprétée comme un signe « ostentatoire » d’intolérance religieuse ou de « fanatisme »). Ne dit-on pas d’ailleurs de plus en plus chez nous, qu’en matière religieuse, c’est seulement le cœur qui compte ? (Serions-nous, de la même manière, prêts à relâcher tout prévenu arrêté pour vente ou usage de drogues, sous le seul prétexte qu’il aurait « bon cœur » ?) C’est cette même logique, bien qu’à contrario, sous-tendue quelques fois par l’ignorance, qui encourage une star (même indécente) de la musique, de la danse, du sport, de la mode, du divertissement, à invoquer publiquement de très illustres figures religieuses (disparues ou vivantes) sans que cela ne nous choque outre mesure. Comme l’illustre, pour prendre un exemple assez parlant, le contraste nous ayant récemment frappé entre la photographie sur le web d’une star mouride du showbiz (une ex miss, actrice d’une célèbre série télévisée sénégalaise) lisant pieusement un poème de Cheikh A. Bamba, les cheveux pudiquement couverts sous un voile, et les photos, quelques semaines plus tard, de cette même star mouride dévoilant une bonne partie de son corps, dansant dans cette tenue pour le moins impudique, au milieu d’autres hommes, sans choquer les mourides, et sans apparemment ressentir la contradiction entre ses sentiments « privés » (amour pour Serigne Touba) et les comportements « publics » antinomiques ou déconnectés du système de valeur sous-tendant ces sentiments. Mieux (ou pis), certains effets positifs « collatéraux » (prise en charge financière de leurs parents, œuvres sociales et religieuses, fierté de les voir invoquer nos guides et références religieuses à la télé et dans leurs chansons etc.) contribuent à légitimer et à banaliser à nos yeux, sans qu’on le réalise suffisamment, les « antivaleurs » qu’ils véhiculent « en public » dans les médias. Par un subtil processus d’identification psychologique de notre part à ces modèles ou stars, d’autant plus naturel que ces derniers nous « ressemblent » énormément dans nos convictions, dans nos discours et nos sentiments « privés ». Ainsi, en exploitant certaines de nos valeurs traditionnelles et religieuses, des stars ou des personnalités connues pour leurs inconvenances et la dissolution de leurs mœurs se font adouber par des marabouts dont l’allégeance médiatisée de ces illustres disciples accroissent l’aura et le prestige chez les masses. Allant même jusqu’à interpréter cette affiliation, non fondée sur un quelconque engagement spirituel, dans un sens mystique. Au point que les principes moraux et religieux originels se retrouvent progressivement, sans qu’on le réalise assez, gangrénés et même quelques fois totalement phagocytés par ces attitudes qu’ils étaient, paradoxalement, censés combattre. D’où le flou socioreligieux qui favorise fortement et légitime actuellement la déliquescence morale et religieuse du Sénégal moderne. Et c’est là où intervient la responsabilité des religieux.
Religion et Morale au Sénégal
Censés incarner et veiller à la préservation des valeurs et principes moraux dans le schéma sociétal sénégalais, il existe, comme dans tout groupe social, différents profils chez les leaders religieux, fidèles à l’esprit de leur mission ou non, dont la responsabilité, directe ou indirecte, sur la dégradation des mœurs ne saurait être éludée. La catégorie de religieux la plus médiatisée au Sénégal, il faut le dire (et ce n’est point un hasard, eu égard à la nature du système), est en général celle dont les comportements douteux et les nombreux écarts par rapport aux valeurs qu’ils sont censés incarner contribuent à dévaloriser la fonction religieuse et à la vider de tout son sens. Situation d’autant plus grave que, au lieu de défendre auprès de la puissance publique la préservation des valeurs éthiques, ces types de religieux, fort médiatisés, se distinguent surtout par leur ardeur pour le prestige et les honneurs, ou même, quelques fois, par l’orientation d’une partie de la jeunesse vers des pratiques contraires à l’orthodoxie religieuse et favorisant indirectement, ce faisant, la décadence socioreligieuse, donc morale. D’autres religieux ne consentant à s’adresser à l’Etat que pour la défense des intérêts de leur sensibilité religieuse, leurs commémorations, l’image de leurs aïeuls, en oubliant que le principal patrimoine valant à ces ancêtres leur prestige fut justement la défense de ces valeurs et principes. La responsabilité de ces « marabouts » sur la perte de certaines valeurs se trouve ainsi double. Car s’avérant non seulement incapables d’éduquer et d’orienter les masses vers la vertu et les principes moraux conformément à leur mission, ils aggravent la situation en donnant aux partisans de cette décadence, en tant qu’anti-modèles, un prétexte idéal pour légitimer leurs propres errements et y entraîner ainsi les masses sans repères et déstabilisées de voir s’égarer ceux qui étaient pourtant censés leur servir de guides. Tant il est vrai qu’il suffit encore au Sénégal de se trouver un seul contre-modèle chez les modèles pour enrayer toute critique et légitimer n’importe quel acte. Nous faisant même oublier, qu’au-delà des appartenances particulières et des statuts sociaux, ce qui importe le plus demeure, au fond, les principes, dans leur valeur intangible et impersonnelle, plutôt que les personnalités particulières pouvant, selon les cas, incarner réellement ou non lesdits principes.
Quant aux autres types de religieux vertueux qui, du mieux qu’ils peuvent, essaient de jouer avec clairvoyance, sincérité et sagesse leur rôle d’éducateurs et de soutiens sur tous les plans au peuple, dont ils représentent, en dépit des amalgames sciemment promus, les garants les plus solides de sa stabilité sociale, force est de constater que, malgré leurs efforts en ce sens et leur charisme auprès des masses, beaucoup éprouvent encore un certain mal à utiliser les canaux de communication modernes (sachant également que certains restent encore très réticents envers les médias). Et à adapter leurs discours au nouveau contexte et aux évolutions psychologiques constantes de certaines de leurs cibles (peu réceptives aux prêches traditionnels). Ainsi, sous cet angle, la réalité du « mutisme » tant décrié des religieux sur les dérives morales du pays s’avère loin d’être évidente et se doit, au contraire, d’être fortement relativisée. Si l’on réalise surtout que de nombreux guides religieux ne manquent nullement de se prononcer et de rappeler assez régulièrement les recommandations de Dieu et Ses interdits dans leurs discours et leurs prêches, au cours des nombreux évènements religieux et célébrations cultuelles du pays. D’autres préférant prêcher par l’exemple, dans la discrétion et le refus de la médiatisation assimilée à l’ostentation. Une autre raison majeure expliquant cette sorte d’obligation de réserve chez certains, surtout chez les mourides, est la tradition de discipline (ag taalibe) et le sens de l’autorité (deglu ndigël) constituant une valeur centrale du Mouridisme (en ce qui concerne spécifiquement cette communauté) et qui empêchent certains religieux à même de se prononcer de façon pertinente sur certaines questions précises de s’arroger une prérogative qu’ils estiment appartenir à l’autorité suprême (le Calife Général) ou à leur supérieur hiérarchique (le calife de leur branche familiale ou leur ascendant direct). Schémas de communication, il faut le dire, globalement traditionnels et n’ayant pas la même constance ou la même force médiatique chez la majorité du peuple que ceux du système sécularisé dans lesquels celui-ci est constamment immergé. D’où un certain déphasage au niveau du combat des valeurs, aggravé surtout, d’une part, par la non prise de conscience, par beaucoup d’entre ces religieux, des véritables sources et de la profondeur réelle de la dégradation morale en cours, donc des outils modernes à même d’enrayer sa progression (un « bon marabout » étant encore censé, chez nous, ignorer certaines perversions, signe d’ascétisme et de détachement des « choses terrestres »). Et, d’autre part, par le jeu sélectif biaisé des médias influents qui, non seulement favorisent délibérément les anti-modèles religieux sur les vrais modèles, mais consacrent, ce faisant, le nivellement par le bas du peuple, privé ainsi d’utiles références. Donc par la démocratisation des vices et des déviances.
D’où la responsabilité des médias
Abdoul Aziz Mbacké, Concepteur du Projet Majalis
Tel : (221) 77 657 82 12 - Web : www.majalis.org - Blog : www.khidma.org
Mail : majalis@majalis.org - Facebook : www.facebook.com/azizmajalis - Skype : projetmajalis
Autant d’interrogations, aux relents souvent même existentiels, il faut l’avouer, auxquelles il serait, certes, assez présomptueux de prétendre répondre dans un modeste article. Mais qui nous semblent au moins utiles pour tenter, sereinement et sans céder, comme il est d’usage, à l’émotionnel, de mieux comprendre, pour une fois, la véritable nature de ces phénomènes. Afin d’en situer, ensuite, les différentes responsabilités et dynamiques. Avant de dégager, éventuellement, des axes à même d’en mitiger dans l’avenir les effets néfastes, à défaut de pouvoir les éradiquer totalement.
Il faut d’abord reconnaître que, au-delà de ce genre de scandales périodiques, dont la durée de vie suit en général la courbe des polémiques récurrentes dans nos médias, ces symptômes de la crise des valeurs au Sénégal, et ailleurs dans le monde, sont loin d’être un « scoop ». Et que ce genre d’images ne sont, en vérité, que la face visible d’un massif de Ndiass infiniment plus rebutant, qui a pris beaucoup d’années à se sédimenter, presque au vu et au su de tous. En effet, au lieu d’un déterminant unique et particulier, nous estimons que tous les sénégalais, à titre collectif ou particulier, en tant que « simple » citoyen ou acteur majeur de la société, que ce soit de façon active ou passive, ont une certaine responsabilité sur ce processus. L’Etat du Sénégal au premier chef.
Dieu et la République
En tant qu’émanation politique la plus élaborée de la volonté collective et garant des valeurs et principes qui, théoriquement, en constituent l’essence et la protègent de ses propres tensions autodestructrices, l’Etat sénégalais constitue l’un des responsables majeurs de la déliquescence morale de notre société. Ceci, même s’il faudra convenir que notre pays s’est doté, sur ce plan, d’un arsenal juridique et institutionnel assez conséquent, destiné à prendre en charge les dérives, surtout celles ayant un caractère volontairement médiatisées, portant sur les « mœurs ». Sauf que l’utilité de ce dispositif est notablement remise en cause par différentes insuffisances dont, notamment, un défaut d’application effective des lois encadrant et règlementant ce domaine. Comme l’illustre la faiblesse du CNRA (Conseil National de Régulation de l’Audiovisuel), dont le rôle souvent décrié de simple « avertisseur » et de « blâmeur » s’avère de loin en-deçà des prérogatives (de gendarme efficace des médias) censées pourtant être parmi les siennes. De la même manière, les dispositions du Code Pénal sur les atteintes aux « bonnes mœurs » ou même sur les « actes contre nature » ne sont-elles pas non plus toujours pleinement opérationnelles. Du fait surtout d’une relative élasticité interprétative desdits concepts, de la difficulté, quelques fois, suscitée par la charge de la preuve (corrélée à l’incommode notion de flagrant délit), mais aussi, à notre sens, du faible niveau de conscientisation des citoyens sénégalais sur leurs droits et devoirs à se constituer partie civile, à titre individuel ou collectif, en ces matières.
A coté de ces aspects juridiques, nous pensons également, bien que cela soit assez peu relevé, que la nature idéologique de la laïcité, héritée du modèle révolutionnaire extrémiste à la française, de l’Etat postcolonial sénégalais concourt notablement, dans la pratique, à la relégation au second plan des valeurs culturelles, traditionnelles et religieuses de notre nation. Ceci du fait que, parallèlement à la dimension fort louable de traitement équitable des différentes confessions que charrie le concept de laïcité et en dépit de l’influence politique informelle du pouvoir religieux, le Sénégal n’a pas jusqu’ici réussi à filtrer son modèle laïque de ses stigmates anticléricales ou même athées transbordées de l’histoire de France. La République considérant, au fond, la chose religieuse, non pas comme une fin en soi, mais sous l’angle de ses seuls intérêts séculiers ou de la menace éventuelle qu’elle représente à ses yeux (dans son aspiration congénitale à demeurer le seul « opium du peuple » qu’elle est censée incarner). Ainsi, même s’il ne s’agit nullement de remettre en cause l’utilité de la dimension équité de la laïcité, ou le principe de justice et de partage du bien commun symbolisé par la République, il nous semble essentiel de nous interroger davantage sur le vernis philosophique antireligieux et réfractaire à l’expression de nos valeurs spirituelles profondes avec lequel ces modèles nous furent imposés…
L’école publique et laïque, idéologiquement calquée, pour l’essentiel, sur le format hérité de nos anciens maîtres à penser, ne consent ainsi jusqu’ici, plus d’un demi-siècle après les indépendances, à enseigner sérieusement à des générations de sénégalais leurs propres valeurs de base. A cause précisément et surtout de l’habit religieux que revêt très souvent l’essentiel de ces valeurs culturelles et historiques. Ceci signifie donc, qu’à l’analyse, le Sénégal souffre plus et avant tout d’une crise de comportement et d’inadéquation de son système de valeurs officiel que d’une véritable crise des valeurs en tant que telle (ces valeurs subsistant encore dans le subconscient collectif, tout en étant dépréciées et découragées, en pratique, par le système). Crise systémique sustentée par une certaine inadaptation et une contradiction manifeste entre, d’une part, les valeurs culturelles, spirituelles et historiques positives auxquelles s’identifie profondément son peuple et, d’autre part, sa théorie politique fondée sur un système de pensée foncièrement opposé à ces mêmes valeurs ou favorisant au contraire, dans la praxis, nos valeurs culturelles les plus négatives. Persister ainsi dans le refus d’enseigner aux jeunes générations et aux futurs fils de ce pays, du CI au Baccalauréat jusqu’au Doctorat, les remarquables Masâlikul Jinân (Itinéraires du Paradis) de Cheikh A. Bamba, le brillant Khulasul Dhahâb (L’Or Décanté) d’El Hadj Malick Sy, le Jâmihul Jawâmihu (Le Recueil des Recueils) de Cheikh Ibrahim Niasse, les sermons mémorables de Seydina Limâmou Laye, les Wolofal (poèmes en wolof) éducatifs de Baye Mbaye Diakhaté, de Cheikh Moussa Ka ou de Serigne Ady Touré, les sagesses de Kocc Barma ou de Khaly Madiakhaté Kala, et d’autres œuvres magistrales (en morale, en système social et politique etc.) de nos grands penseurs, sous le fallacieux argument d’une forme de laïcité inadaptée, tout en continuant à y enseigner doctement « Le Candide » de Voltaire, « Les Précieuses ridicules » de Molière ou « Le Cahier d’un retour au pays natal » de Césaire, l’œuvre d’un Sembène marxisant, d’un Nietzsche névrotique ou d’un Sartre existentialiste-agnostique, constitue une ahurissante anomalie que tout peuple mature se doit de remettre foncièrement en question. Peut-on, sans un profond et authentique « enracinement », parler d’heureuse « ouverture » ? Comment une nation, qui se trouve quotidiennement obligée de porter les habits taillés pour d’autres personnages, astreinte de monter, aussi fantasquement accoutrée, sur une scène mondialisée à laquelle elle ne s’est pas assez préparée, pour jouer un rôle burlesque dont les dialogues furent écrits dans une langue non maîtrisée, pourrait-elle offrir un spectacle autre que grotesque au monde et à l’Histoire ?
L’un des effets de cette déculturation/acculturation mentale (dont les victimes, surtout « intellectuelles », sont, en général et symptomatiquement, les premiers à remettre en cause la réalité), qui s’est largement étendue auprès du bas peuple, à travers la vulgarisation médiatique de ces valeurs « laïques », est la priorisation citoyenne chez beaucoup d’entre nous des questions publiques « matérielles » sur celles purement morales ou spirituelles. Au même titre qu’une « laïcisation » psychologique de plus en plus affirmée de nos attitudes quotidiennes, indice de notre profond dédoublement entre la « mosquée » et l’ « Etat ». Faisant que nous assumons désormais plus aisément, dans la « sphère privée » (groupements ou évènements religieux par exemple), une remarquable dévotion, tout en nous comportant, dans la « sphère publique » (lieux de travail, espace institutionnel ou de divertissement), comme des « citoyens » sans aucune attache ou référence religieuse (celle-ci étant même quelques fois susceptible d’être interprétée comme un signe « ostentatoire » d’intolérance religieuse ou de « fanatisme »). Ne dit-on pas d’ailleurs de plus en plus chez nous, qu’en matière religieuse, c’est seulement le cœur qui compte ? (Serions-nous, de la même manière, prêts à relâcher tout prévenu arrêté pour vente ou usage de drogues, sous le seul prétexte qu’il aurait « bon cœur » ?) C’est cette même logique, bien qu’à contrario, sous-tendue quelques fois par l’ignorance, qui encourage une star (même indécente) de la musique, de la danse, du sport, de la mode, du divertissement, à invoquer publiquement de très illustres figures religieuses (disparues ou vivantes) sans que cela ne nous choque outre mesure. Comme l’illustre, pour prendre un exemple assez parlant, le contraste nous ayant récemment frappé entre la photographie sur le web d’une star mouride du showbiz (une ex miss, actrice d’une célèbre série télévisée sénégalaise) lisant pieusement un poème de Cheikh A. Bamba, les cheveux pudiquement couverts sous un voile, et les photos, quelques semaines plus tard, de cette même star mouride dévoilant une bonne partie de son corps, dansant dans cette tenue pour le moins impudique, au milieu d’autres hommes, sans choquer les mourides, et sans apparemment ressentir la contradiction entre ses sentiments « privés » (amour pour Serigne Touba) et les comportements « publics » antinomiques ou déconnectés du système de valeur sous-tendant ces sentiments. Mieux (ou pis), certains effets positifs « collatéraux » (prise en charge financière de leurs parents, œuvres sociales et religieuses, fierté de les voir invoquer nos guides et références religieuses à la télé et dans leurs chansons etc.) contribuent à légitimer et à banaliser à nos yeux, sans qu’on le réalise suffisamment, les « antivaleurs » qu’ils véhiculent « en public » dans les médias. Par un subtil processus d’identification psychologique de notre part à ces modèles ou stars, d’autant plus naturel que ces derniers nous « ressemblent » énormément dans nos convictions, dans nos discours et nos sentiments « privés ». Ainsi, en exploitant certaines de nos valeurs traditionnelles et religieuses, des stars ou des personnalités connues pour leurs inconvenances et la dissolution de leurs mœurs se font adouber par des marabouts dont l’allégeance médiatisée de ces illustres disciples accroissent l’aura et le prestige chez les masses. Allant même jusqu’à interpréter cette affiliation, non fondée sur un quelconque engagement spirituel, dans un sens mystique. Au point que les principes moraux et religieux originels se retrouvent progressivement, sans qu’on le réalise assez, gangrénés et même quelques fois totalement phagocytés par ces attitudes qu’ils étaient, paradoxalement, censés combattre. D’où le flou socioreligieux qui favorise fortement et légitime actuellement la déliquescence morale et religieuse du Sénégal moderne. Et c’est là où intervient la responsabilité des religieux.
Religion et Morale au Sénégal
Censés incarner et veiller à la préservation des valeurs et principes moraux dans le schéma sociétal sénégalais, il existe, comme dans tout groupe social, différents profils chez les leaders religieux, fidèles à l’esprit de leur mission ou non, dont la responsabilité, directe ou indirecte, sur la dégradation des mœurs ne saurait être éludée. La catégorie de religieux la plus médiatisée au Sénégal, il faut le dire (et ce n’est point un hasard, eu égard à la nature du système), est en général celle dont les comportements douteux et les nombreux écarts par rapport aux valeurs qu’ils sont censés incarner contribuent à dévaloriser la fonction religieuse et à la vider de tout son sens. Situation d’autant plus grave que, au lieu de défendre auprès de la puissance publique la préservation des valeurs éthiques, ces types de religieux, fort médiatisés, se distinguent surtout par leur ardeur pour le prestige et les honneurs, ou même, quelques fois, par l’orientation d’une partie de la jeunesse vers des pratiques contraires à l’orthodoxie religieuse et favorisant indirectement, ce faisant, la décadence socioreligieuse, donc morale. D’autres religieux ne consentant à s’adresser à l’Etat que pour la défense des intérêts de leur sensibilité religieuse, leurs commémorations, l’image de leurs aïeuls, en oubliant que le principal patrimoine valant à ces ancêtres leur prestige fut justement la défense de ces valeurs et principes. La responsabilité de ces « marabouts » sur la perte de certaines valeurs se trouve ainsi double. Car s’avérant non seulement incapables d’éduquer et d’orienter les masses vers la vertu et les principes moraux conformément à leur mission, ils aggravent la situation en donnant aux partisans de cette décadence, en tant qu’anti-modèles, un prétexte idéal pour légitimer leurs propres errements et y entraîner ainsi les masses sans repères et déstabilisées de voir s’égarer ceux qui étaient pourtant censés leur servir de guides. Tant il est vrai qu’il suffit encore au Sénégal de se trouver un seul contre-modèle chez les modèles pour enrayer toute critique et légitimer n’importe quel acte. Nous faisant même oublier, qu’au-delà des appartenances particulières et des statuts sociaux, ce qui importe le plus demeure, au fond, les principes, dans leur valeur intangible et impersonnelle, plutôt que les personnalités particulières pouvant, selon les cas, incarner réellement ou non lesdits principes.
Quant aux autres types de religieux vertueux qui, du mieux qu’ils peuvent, essaient de jouer avec clairvoyance, sincérité et sagesse leur rôle d’éducateurs et de soutiens sur tous les plans au peuple, dont ils représentent, en dépit des amalgames sciemment promus, les garants les plus solides de sa stabilité sociale, force est de constater que, malgré leurs efforts en ce sens et leur charisme auprès des masses, beaucoup éprouvent encore un certain mal à utiliser les canaux de communication modernes (sachant également que certains restent encore très réticents envers les médias). Et à adapter leurs discours au nouveau contexte et aux évolutions psychologiques constantes de certaines de leurs cibles (peu réceptives aux prêches traditionnels). Ainsi, sous cet angle, la réalité du « mutisme » tant décrié des religieux sur les dérives morales du pays s’avère loin d’être évidente et se doit, au contraire, d’être fortement relativisée. Si l’on réalise surtout que de nombreux guides religieux ne manquent nullement de se prononcer et de rappeler assez régulièrement les recommandations de Dieu et Ses interdits dans leurs discours et leurs prêches, au cours des nombreux évènements religieux et célébrations cultuelles du pays. D’autres préférant prêcher par l’exemple, dans la discrétion et le refus de la médiatisation assimilée à l’ostentation. Une autre raison majeure expliquant cette sorte d’obligation de réserve chez certains, surtout chez les mourides, est la tradition de discipline (ag taalibe) et le sens de l’autorité (deglu ndigël) constituant une valeur centrale du Mouridisme (en ce qui concerne spécifiquement cette communauté) et qui empêchent certains religieux à même de se prononcer de façon pertinente sur certaines questions précises de s’arroger une prérogative qu’ils estiment appartenir à l’autorité suprême (le Calife Général) ou à leur supérieur hiérarchique (le calife de leur branche familiale ou leur ascendant direct). Schémas de communication, il faut le dire, globalement traditionnels et n’ayant pas la même constance ou la même force médiatique chez la majorité du peuple que ceux du système sécularisé dans lesquels celui-ci est constamment immergé. D’où un certain déphasage au niveau du combat des valeurs, aggravé surtout, d’une part, par la non prise de conscience, par beaucoup d’entre ces religieux, des véritables sources et de la profondeur réelle de la dégradation morale en cours, donc des outils modernes à même d’enrayer sa progression (un « bon marabout » étant encore censé, chez nous, ignorer certaines perversions, signe d’ascétisme et de détachement des « choses terrestres »). Et, d’autre part, par le jeu sélectif biaisé des médias influents qui, non seulement favorisent délibérément les anti-modèles religieux sur les vrais modèles, mais consacrent, ce faisant, le nivellement par le bas du peuple, privé ainsi d’utiles références. Donc par la démocratisation des vices et des déviances.
D’où la responsabilité des médias
Abdoul Aziz Mbacké, Concepteur du Projet Majalis
Tel : (221) 77 657 82 12 - Web : www.majalis.org - Blog : www.khidma.org
Mail : majalis@majalis.org - Facebook : www.facebook.com/azizmajalis - Skype : projetmajalis