Envoyé spécial à bord de la frégate Guépratte
Les pirates sont là. Leurs otages aussi. De la passerelle de la frégate française Guépratte, on aperçoit des tentes et des skiffs, les petits bateaux rapides en plastique des flibustiers somaliens, alignés le long du rivage, au pied de formidables falaises jaunes plongeant dans l'océan Indien. Depuis le petit matin, le navire de guerre longe les côtes du Puntland, région autonome du nord de la Somalie. C'est l'une des principales zones de départ des flibustiers, qui attendent aujourd'hui les rançons de 7 bateaux et de 213 marins. Trois cargos sont au mouillage. Parmi eux, le recordman de la captivité, le cargo Iceberg, battant pavillon panaméen, kidnappé le 29 mars 2010 au large d'Aden. Une rançon de 6 millions de dollars serait en négociation pour le vraquier et son équipage hétéroclite de damnés de la mer, Philippins, Soudanais, Pakistanais, Yéménites, Indiens et Ghanéens. Ils sont 23, probablement retenus à terre ; ils étaient 24, mais un officier yéménite est mort, de malnutrition ou suicidé, selon les versions.
L'arme de la vitesse
Le Guépratte, l'un des fers de lance d'Atalante, l'opération européenne antipiraterie, ne s'approche pas. Le commandant Éric Malbrunot a donné l'ordre de passer au large. Les pirates ont menacé d'exécuter tous leurs prisonniers après la première attaque européenne contre leurs installations à terre. Le 15 juin, l'hélicoptère d'une frégate espagnole a détruit plusieurs skiffs sur une plage près de Harardhere. La force, commandée en ce moment par le contre-amiral français Jean-Baptiste Dupuis, ne s'interdit plus d'aller frapper les dépôts logistiques des pirates, avec l'autorisation du gouvernement de transition somalien.
La méthode semble avoir montré ses limites, mais l'assaut a tout de même déstabilisé les bandits. Comme en témoignent les pérégrinations du dernier navire capturé, le pétrolier de 130.000 tonnes Smirny. Il remonte lentement vers la pointe de la Corne de l'Afrique. Ses ravisseurs hésitent visiblement à le laisser longtemps au même endroit. À bord du Guépratte, on suit pas à pas le sort du pétrolier. La frégate est reliée en permanence au réseau varié d'Atalante, mais aussi de tous les autres intervenants: Américains, Otan, Chinois, Indiens, Russes, Sud-Coréens, Japonais…
Le 17 juin, jour de l'appareillage de l'escale de Salalah, au Yémen, la mousson creuse la mer et fait tanguer la frégate. Pourtant, des appels proviennent des confins de la zone couverte par Atalante, aussi vaste que l'Europe. Le 19 juin, le cargo Lady Jana est attaqué dans le golfe arabo-persique mais parvient à semer ses agresseurs. Le lendemain, le méthanier Aries prend une grenade propulsée dans la coque. Pas une très bonne idée pour une gigantesque bonbonne de gaz flottante qui, heureusement, n'explose pas. Il augmente lui aussi sa vitesse, principale arme antipirates.
Le même jour, une silhouette se profile à l'horizon, celle du Tipu Maiden, un cargo philippin affrété par le Programme alimentaire mondial (PAM) de l'ONU. Chargé d'aide d'urgence pour la Somalie, il aura droit à un traitement VIP: escorte personnelle et transfert à son bord d'une Équipe de protection embarquée (EPE) constituée de marins du Guépratte spécialement formés.
Gardes privés
Hélas, la bonne volonté européenne est mal récompensée. Pour embarquer, le Guépratte a besoin d'une autorisation du gouvernement philippin, qui ne viendra jamais. Parce que le capitaine du cargo a déjà à son bord sa propre EPE privée, comme désormais 40 % des bateaux traversant la zone? Si les marins français avaient été déposés à son bord, les privés auraient dû être consignés dans leurs postes, selon le règlement d'Atalante. Consolation, le lendemain, après le transfert de l'escorte à un bâtiment américain, un écho apparaît sur le radar. Il se matérialise en une minuscule tache blanche se distinguant à peine du moutonnement des vagues. En dix minutes, un groupe de guerriers à l'allure impressionnante, casques, gilets pare-balles et grosses lunettes, fonce debout sur un Zodiac vers un skiff où trois hommes mettent immédiatement les mains sur la tête.
Parmi les soldats, un marin français originaire de Djibouti sert d'interprète. On trouve bien une Kalachnikov à bord, mais elle fait partie du bagage minimum des pêcheurs du coin. Le Zodiac part inspecter une bouée rouge à quelques encablures. Elle peut signaler une palangre, une ligne de fond lestée et semée d'hameçons, parfois utilisée par les pirates pour cacher leurs échelles et leurs armes sous l'eau à l'approche d'un bateau de guerre. La «Kalach», fusil d'assaut rustique, peut rester trois jours sous la surface de l'eau et tirer en sortant.
Cette fois, les hommes du Guépratte ne trouveront que des poissons. Mais les pirates ne désarment pas, malgré le mauvais temps. Avant d'atteindre sa prochaine escale, Dar es-Salaam en Tanzanie, le Guépratte aura encore reçu les nouvelles de deux attaques manquées au nord d'Oman. «L'activité de la piraterie baisse», se félicite toutefois le commandant d'Atalante, le contre-amiral Dupuis, qui reçoit à l'occasion d'un ravitaillement en mer dans le carré lambrissé de La Marne, pétrolier militaire où il règne sur un état-major bigarré mêlant officiers espagnols, britanniques, allemands, italiens…
Les chiffres parlent: 47 navires piratés en 2010, 25 en 2011, 5 depuis janvier 2012. Le nombre d'attaques semble lui aussi bien parti pour baisser: 176 en 2011, 32 depuis le début de l'année. Les raisons? «La dissuasion de forces navales de mieux en mieux coordonnées, l'observation des règles de sécurité recommandées, telles que la pose de barbelés par 70 % des navires de commerce, la présence de gardes privés sur environ 30 % des bateaux, l'aide au gouvernement somalien…»
Les pirates eux-mêmes confirment. Le site Internet Somalia Report, bien renseigné, a recueilli en juin les confidences de flibustiers se plaignant de la baisse de «commandes» des entrepreneurs en piraterie. «Ce sont les rançons qui financent les expéditions suivantes, et comme il y a moins de rançons…» L'Europe ajoutera prochainement un nouveau volet à son action, une aide à la justice somalienne, mission qui sera dirigée par un amiral français. Le transfert de la lutte antipiraterie aux Somaliens eux-mêmes se heurte toutefois au jeu des puissances régionales. Les Émirats arabes unis viennent d'annoncer qu'ils mettaient fin au financement de la police maritime du Puntland, forte d'un millier d'hommes, qui avait pourtant réussi à démanteler quelques camps. Les Émiriens ne souhaitent sans doute pas renforcer un «État autonome» que personne ne reconnaît officiellement. Atalante ne doit pas se reposer sur ses lauriers, juge l'amiral Dupuis: «La baisse est réversible.».
Par Pierre Prier
Par Service infographie du Figaro
Les pirates sont là. Leurs otages aussi. De la passerelle de la frégate française Guépratte, on aperçoit des tentes et des skiffs, les petits bateaux rapides en plastique des flibustiers somaliens, alignés le long du rivage, au pied de formidables falaises jaunes plongeant dans l'océan Indien. Depuis le petit matin, le navire de guerre longe les côtes du Puntland, région autonome du nord de la Somalie. C'est l'une des principales zones de départ des flibustiers, qui attendent aujourd'hui les rançons de 7 bateaux et de 213 marins. Trois cargos sont au mouillage. Parmi eux, le recordman de la captivité, le cargo Iceberg, battant pavillon panaméen, kidnappé le 29 mars 2010 au large d'Aden. Une rançon de 6 millions de dollars serait en négociation pour le vraquier et son équipage hétéroclite de damnés de la mer, Philippins, Soudanais, Pakistanais, Yéménites, Indiens et Ghanéens. Ils sont 23, probablement retenus à terre ; ils étaient 24, mais un officier yéménite est mort, de malnutrition ou suicidé, selon les versions.
L'arme de la vitesse
Le Guépratte, l'un des fers de lance d'Atalante, l'opération européenne antipiraterie, ne s'approche pas. Le commandant Éric Malbrunot a donné l'ordre de passer au large. Les pirates ont menacé d'exécuter tous leurs prisonniers après la première attaque européenne contre leurs installations à terre. Le 15 juin, l'hélicoptère d'une frégate espagnole a détruit plusieurs skiffs sur une plage près de Harardhere. La force, commandée en ce moment par le contre-amiral français Jean-Baptiste Dupuis, ne s'interdit plus d'aller frapper les dépôts logistiques des pirates, avec l'autorisation du gouvernement de transition somalien.
La méthode semble avoir montré ses limites, mais l'assaut a tout de même déstabilisé les bandits. Comme en témoignent les pérégrinations du dernier navire capturé, le pétrolier de 130.000 tonnes Smirny. Il remonte lentement vers la pointe de la Corne de l'Afrique. Ses ravisseurs hésitent visiblement à le laisser longtemps au même endroit. À bord du Guépratte, on suit pas à pas le sort du pétrolier. La frégate est reliée en permanence au réseau varié d'Atalante, mais aussi de tous les autres intervenants: Américains, Otan, Chinois, Indiens, Russes, Sud-Coréens, Japonais…
Le 17 juin, jour de l'appareillage de l'escale de Salalah, au Yémen, la mousson creuse la mer et fait tanguer la frégate. Pourtant, des appels proviennent des confins de la zone couverte par Atalante, aussi vaste que l'Europe. Le 19 juin, le cargo Lady Jana est attaqué dans le golfe arabo-persique mais parvient à semer ses agresseurs. Le lendemain, le méthanier Aries prend une grenade propulsée dans la coque. Pas une très bonne idée pour une gigantesque bonbonne de gaz flottante qui, heureusement, n'explose pas. Il augmente lui aussi sa vitesse, principale arme antipirates.
Le même jour, une silhouette se profile à l'horizon, celle du Tipu Maiden, un cargo philippin affrété par le Programme alimentaire mondial (PAM) de l'ONU. Chargé d'aide d'urgence pour la Somalie, il aura droit à un traitement VIP: escorte personnelle et transfert à son bord d'une Équipe de protection embarquée (EPE) constituée de marins du Guépratte spécialement formés.
Gardes privés
Hélas, la bonne volonté européenne est mal récompensée. Pour embarquer, le Guépratte a besoin d'une autorisation du gouvernement philippin, qui ne viendra jamais. Parce que le capitaine du cargo a déjà à son bord sa propre EPE privée, comme désormais 40 % des bateaux traversant la zone? Si les marins français avaient été déposés à son bord, les privés auraient dû être consignés dans leurs postes, selon le règlement d'Atalante. Consolation, le lendemain, après le transfert de l'escorte à un bâtiment américain, un écho apparaît sur le radar. Il se matérialise en une minuscule tache blanche se distinguant à peine du moutonnement des vagues. En dix minutes, un groupe de guerriers à l'allure impressionnante, casques, gilets pare-balles et grosses lunettes, fonce debout sur un Zodiac vers un skiff où trois hommes mettent immédiatement les mains sur la tête.
Parmi les soldats, un marin français originaire de Djibouti sert d'interprète. On trouve bien une Kalachnikov à bord, mais elle fait partie du bagage minimum des pêcheurs du coin. Le Zodiac part inspecter une bouée rouge à quelques encablures. Elle peut signaler une palangre, une ligne de fond lestée et semée d'hameçons, parfois utilisée par les pirates pour cacher leurs échelles et leurs armes sous l'eau à l'approche d'un bateau de guerre. La «Kalach», fusil d'assaut rustique, peut rester trois jours sous la surface de l'eau et tirer en sortant.
Cette fois, les hommes du Guépratte ne trouveront que des poissons. Mais les pirates ne désarment pas, malgré le mauvais temps. Avant d'atteindre sa prochaine escale, Dar es-Salaam en Tanzanie, le Guépratte aura encore reçu les nouvelles de deux attaques manquées au nord d'Oman. «L'activité de la piraterie baisse», se félicite toutefois le commandant d'Atalante, le contre-amiral Dupuis, qui reçoit à l'occasion d'un ravitaillement en mer dans le carré lambrissé de La Marne, pétrolier militaire où il règne sur un état-major bigarré mêlant officiers espagnols, britanniques, allemands, italiens…
Les chiffres parlent: 47 navires piratés en 2010, 25 en 2011, 5 depuis janvier 2012. Le nombre d'attaques semble lui aussi bien parti pour baisser: 176 en 2011, 32 depuis le début de l'année. Les raisons? «La dissuasion de forces navales de mieux en mieux coordonnées, l'observation des règles de sécurité recommandées, telles que la pose de barbelés par 70 % des navires de commerce, la présence de gardes privés sur environ 30 % des bateaux, l'aide au gouvernement somalien…»
Les pirates eux-mêmes confirment. Le site Internet Somalia Report, bien renseigné, a recueilli en juin les confidences de flibustiers se plaignant de la baisse de «commandes» des entrepreneurs en piraterie. «Ce sont les rançons qui financent les expéditions suivantes, et comme il y a moins de rançons…» L'Europe ajoutera prochainement un nouveau volet à son action, une aide à la justice somalienne, mission qui sera dirigée par un amiral français. Le transfert de la lutte antipiraterie aux Somaliens eux-mêmes se heurte toutefois au jeu des puissances régionales. Les Émirats arabes unis viennent d'annoncer qu'ils mettaient fin au financement de la police maritime du Puntland, forte d'un millier d'hommes, qui avait pourtant réussi à démanteler quelques camps. Les Émiriens ne souhaitent sans doute pas renforcer un «État autonome» que personne ne reconnaît officiellement. Atalante ne doit pas se reposer sur ses lauriers, juge l'amiral Dupuis: «La baisse est réversible.».
Par Pierre Prier
Par Service infographie du Figaro