Quelle appréciation faites-vous de la sortie d'un membre du Conseil constitutionnel, sous le couvert de l'anonymat ?
Je voudrais relever, pour le déplorer bien vivement, ce qui peut être ramené à des divagations d’un Conseiller constitutionnel qui cherche à se donner bonne conscience en tentant vainement de solder définitivement les soldes du Conseil constitutionnel avec le peuple et avec tous ceux qui avaient l’outrecuidance de contester la candidature de Wade pour un troisième mandat, là où la Constitution a limité à deux le nombre de mandats du président de la République. Cette sortie est regrettable et bien maladroite tant au point de vue de la forme que du fond. Sur le plan de la forme, il est évident que les animateurs des institutions sont avant tout de simples êtres humains avec leurs forces et faiblesses, leurs passions, émotions et ambitions. Le risque est alors réel de voir un acteur institutionnel électoral craquer devant tant de frustrations, d’attaques et d’invectives, surtout à l’issue d’un processus électoral extrêmement tendu et, conséquemment, de sortir du cadre institutionnel dans lequel le confinent la Constitution et les lois du pays. Je rappelle que le Conseil constitutionnel français avait subi des attaques encore plus virulentes en 1981, lors de l’avènement des socialistes français. Les animateurs de cette juridiction avaient fait preuve de maturité et d’abnégation en s’abstenant jusqu’à ce jour de toute expression publique formelle ou anonyme. La capacité à canaliser et à réguler les frustrations résultant de
l’exercice d’une mission de service public est assurément une vertu de bonne gouvernance. Les agents des corps de l’administration, des forces de défense et de sécurité, de la justice, de la diplomatie évoluent souvent dans un environnement où la frustration se gère au quotidien à travers des voies institutionnelles appropriées. C’est précisément, dans le but, d’éviter de détourner la puissance publique de ses préoccupations primordiales que la règle de la discrétion professionnelle a été instituée. L’obligation de réserve s’oppose à ce que l’agent public s’épanche publiquement sur les problèmes concernant l’organisation et le fonctionnement du service public dont il est le serviteur. Le stoïcisme est une valeur cardinale de la culture administrative.
Est-ce à dire que ce membre du Conseil constitutionnel a commis une faute lourde ?
Tout serviteur de l’État se doit d’accepter les critiques ou de retrouver sa liberté de parole en démissionnant purement et simplement. On ne peut pas jouir des avantages attachés à un corps déterminé et rejeter en même temps les sujétions qui en découlent. L’obligation de réserve a été expressément prévue par l’article 7 de la Loi organique n° 92-23 du 30 mai 1992 sur le Conseil constitutionnel, modifiée par la loi n° 99-71 du 17 février 1999. L’article 7 de cette loi fait de la prestation de serment une formalité substantielle préalable à l’exercice de la fonction de Conseiller constitutionnel, en même temps qu’il prescrit des obligations auxquelles sont soumis les membres du Conseil constitutionnel. Au-delà de l’impartialité attendue d’eux et de l’obligation de se conduire en digne et loyal magistrat, les Conseillers constitutionnels sont tenus de «garder le secret des délibérations et des votes» et «de ne prendre aucune position publique…». Or, en étalant sur la place publique les conditions dans lesquelles les dossiers de candidature de Youssou Ndour, Kéba Keïnde et Abdourahmane Sarr ont été déclarés irrecevables ou des bouées de sauvetage ont été lancées à Idrissa Seck, Moustapha Niasse, Tanor Dieng, l’anonyme membre du Conseil constitutionnel a violé le secret des délibérations. Plus grave, il a porté atteinte à la vie privée des trois derniers qui auraient ainsi maille à partir avec le fisc. Le préjudice porté à la
crédibilité des prétendants à la fonction présidentielle est manifeste, car les informations livrées ne devraient logiquement être utilisées que dans le cadre précis du traitement juridique des candidatures à la présidentielle. Le paradoxe dans tout cela est que cet anonyme n’encourt aucune sanction. La loi organique ne prévoit que deux hypothèses où il peut être mis fin aux fonctions de membre du Conseil constitutionnel : sur sa demande ou pour incapacité physique, après avis du Conseil constitutionnel. Et c’est là que le bât blesse. Le Conseil constitutionnel devrait se déterminer publiquement par rapport à cette sortie par un communiqué se démarquant de la liberté de parole que s’est arrogé son membre anonyme, au mépris de la loi et après enquête interne rappeler le fautif à l’ordre. À défaut d’une prise de position officielle, comme qui ne dit rien consent, l’on est alors en droit de considérer que la solidarité vis-à-vis de ce membre défaillant vaut appropriation du parjure qu’est la violation de l’obligation de discrétion professionnelle contenue dans le serment du Conseiller constitutionnel.
Et sur le fond, quelle analyse faites-vous?
Sur le fond maintenant la sortie donne raison à tous ceux qui avaient exprimé des appréhensions sur la capacité scientifique des membres du Conseil constitutionnel à saisir les subtilités et nuances du droit constitutionnel. Une juridiction spécialisée ne peut être animée que par des spécialistes de la matière considérée. À la Cour de cassation, on ne doit trouver que des orfèvres du droit privé. Quelle garantie peut par exemple fournir la Cour de cassation, si elle n’est composée que de constitutionnalistes ? Le background en droit privé du docteur ou de l’agrégé de droit public est inférieur à celui d’un doctorant privatiste. Inversement un docteur ou agrégé de droit privé n’a pas un background de droit constitutionnel supérieur à 50 heures de cours et 20 séances de travaux dirigés correspondant au volume horaire dispensé en première année de droit. Les compétences scientifiques et techniques doivent être rigoureusement respectées à tous les niveaux de gestion des affaires
publiques ou privées. Le Président Diouf avait bien respecté les profils des membres du Conseil constitutionnel en y envoyant deux orfèvres du droit public, les professeurs Ibou Diaïté et Babacar Kanté, que notre Conseiller anonyme considère à tort comme des non- publicistes.
Aussi dans la décision validant la candidature de Wade, peut-il être reproché au Conseil constitutionnel de faire une mauvaise application du principe de l’égal traitement des candidats devant le suffrage et de l’application erronée du conflit de lois à la Constitution.
Le principe d’égalité des citoyens a été manifestement mis à mal par le Conseil constitutionnel qui, conformément à la loi électorale, veille à la régularité juridique des candidatures. À cet effet, il peut mener toutes les investigations nécessaires afin d’asseoir sa décision sur des considérations juridiques et non d’opportunité. Le Conseiller anonyme a avoué que Niasse et Tanor n’étaient pas en règle avec le fisc. Sans même attendre que ce vice soit soulevé par un requérant, le Conseil constitutionnel aurait dû le faire d’office en raison de son caractère d’ordre public. En outre, conscient que les adversaires de Wade allaient mettre à sa disposition les éléments de preuve concernant la situation fiscale de Seck, le Conseil constitutionnel, nous dit le Conseiller anonyme, s’est précipité pour s'arrêter la liste des candidats à la présidentielle un jour non ouvrable dans le but de «couvrir» M. Seck, alors qu’il ne devait pas se fonder sur des considérations d’opportunité, mais uniquement de légalité. Dans la même décision, il a fait montre d’une rigueur extrême à l’endroit des candidats indépendants en se donnant la peine d’envoyer les signatures collectées par ceux-là à la Daf pour une vérification de leur effectivité. Se rapprochant de la Daf pour le contrôle de la régularité juridique des candidats indépendants et s’abstenant de recourir aux services fiscaux pour l’acquittement des obligations fiscales des trois candidats incriminés, le Conseil constitutionnel rompt le principe constitutionnel de l’égalité de traitement des candidats devant le suffrage.
Qu'en est-il de l'invocation du conflit des lois ?
L’invocation du conflit des lois est scientifiquement infondée. Si, ainsi que le reconnaît le Conseiller anonyme, depuis 2009 les sages ont travaillé par anticipation sur la question, au finish il est ressorti des cogitations une décision en deçà des attentes raisonnables des juristes. Le Conseil constitutionnel a écarté d’un revers de main l’argument sur lequel s’étaient fondés les partisans de la recevabilité de la candidature de Wade et, par la même occasion, confirmé le point de vue que j’ai toujours soutenu, à savoir l’irrecevabilité de tout argument fondé sur le principe de la non rétroactivité de la loi qui ne saurait s’appliquer à la matière constitutionnelle. La candidature de Wade étant irrecevable de ce point de vue, le Conseil constitutionnel la valida au nom du «principe de la cohérence» largué par les «constitutionnalistes» français et américains, lors du séminaire international sur la recevabilité de la candidature de Wade. Le Conseiller anonyme a vainement cherché à clarifier cette démarche en soutenant que c’est un problème de conflits de lois dans le temps qui était posé. Or, le conflit de lois n’est pas applicable à la matière constitutionnelle. Le conflit de lois trouve sa source dans une loi et ne vaut que pour les lois et les actes qui lui sont subordonnés. Dans un ordre constitutionnel déterminé, deux lois peuvent se succéder et se contrarier. Seulement on a jamais vu deux Constitutions régir en même temps un pays. Une Constitution chasse forcément une autre. Si le conflit de lois existe en droit, celui-ci ne reconnaît nullement le conflit de constitutions dans le temps. Cette vision très civiliste de la matière constitutionnelle pose le problème de la capacité des membres du Conseil constitutionnel sénégalais dans sa composition actuelle à résoudre les contentieux constitutionnel et électoral. Relevons aussi cette démarche bien singulière consistant à arrêter le dispositif de la décision avant les motifs qui en sont le soubassement. Le Conseiller anonyme a avoué que la décision de recevabilité a été acceptée par tous les membres, mais que ceux-ci ne se sont pas entendus sur les motivations qui doivent être le fondement du dispositif. La motivation est le fil d’Ariane, le fil conducteur du raisonnement qui a conduit le juge à arrêter une solution au problème qui lui est soumis. Dans la gestion du contentieux de la candidature de Wade, la charrue a été placée devant le boeuf, le Conseil ayant décidé avant de se justifier. Cette décision du Conseil constitutionnel, ainsi que je le redoutais, n’aura certainement pas sa place dans le répertoire des grandes décisions jusque-là rendues par cette juridiction. Il ne s’agit ni d’une décision de principe, ni d’un revirement jurisprudentiel. Tout au plus, peut-on la considérer comme un cas d’espèce, une réponse isolée à un problème conjoncturel.
Que cache cette tentative des cinq sages de se blanchir?
Les sages veulent certainement se donner bonne conscience après avoir subi des pressions de tous les bords. Je crois que c’est faire un mauvais procès aux adversaires de la candidature de Wade que de penser que les pressions venaient de ce côté, refusant de regarder du côté de ceux qui clamaient haut et fort que la candidature de Wade est valable et que de toute façon elle sera validée par le Conseil constitutionnel. Après coup, imaginons un seul instant la situation dans laquelle se trouveraient les sages s’ils avaient invalidé cette candidature. Le sentiment du devoir bien accompli nous laisse sceptique. Que ce soit lors de la présidentielle de 2000 ou celle de 2012, les institutions électorales (Onel, Cena, Conseil constitutionnel) ont été mises devant le fait accompli, à savoir la reconnaissance de la défaite du président candidat avant même la proclamation des résultats provisoires. Elles ont simplement ratifié l’expression de la volonté du corps électoral. Au demeurant, le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé sur un contentieux des élections et a fortiori n’a opéré aucun redressement des données issues du scrutin. Je ne reviendrais pas sur la tentative de banaliser le rôle des constitutionnalistes qui ont précisément été forgés et formatés dans cette matière qui les nourrit spirituellement et matériellement. Ainsi que je soulignais tantôt, autant le constitutionnaliste n’a pas sa place à la Cour de cassation ou à la juridiction sociale, autant un non constitutionnaliste n’a aucune légitimité scientifique pour connaître des contentieux ressortissant à la matière constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel français qui a été cité en référence a toujours intégré dans sa composition d’éminents constitutionnalistes (Favoreu, Vedel, Colliard, etc.). Du temps où il était présidé par Me Robert Badinter (qui, avant sa nomination, avait fait un remarquable passage au gouvernement), siégeait au Conseil un certain Georges Vedel considéré comme une véritable pierre angulaire du droit public français. Toutes les informations véhiculées par le Conseiller anonyme relativement à la désignation d’un publiciste au Conseil constitutionnel sénégalais sont erronées. Ce sont des raisons exclusivement politiques et partisanes qui sous-tendaient la volonté
de Wade d’exclure les constitutionnalistes sénégalais, avec lesquels il ne s’entendait pas, d’un Conseil constitutionnel qui devra plus tard trancher le contentieux de sa candidature. Sinon, je partage l’appel du Conseiller anonyme à une réforme en profondeur du Conseil constitutionnel. Il faut revoir le pouvoir de nomination des conseillers qui doit être éclaté entre plusieurs institutions ou organismes et bien encadrer leur profil afin qu’ils répondent au mieux aux aspirations et attentes du peuple. Tout compte fait, il faudrait transformer le Conseil constitutionnel en Cour constitutionnelle. L’heure est venue de procéder à cette réforme, si l’on constate actuellement le désamour entre l’écrasante majorité des Sénégalais avec le Conseil constitutionnel dont la légitimité démocratique est sortie bien craquelée de la présidentielle de 2012. Or, dans l'exercice de ses missions de contrôle, le Conseil constitutionnel doit éviter de se couper durablement de l'opinion ou d'entrer en conflit ouvert avec le pouvoir politique. Ainsi que le faisait remarquer fort judicieusement Me Robert Badinter, dans une interview accordée au quotidien «Le Monde» des 5 et 6 Mars 1995, «la première vertu du juge constitutionnel est la prudence dans l'exercice de ses pouvoirs».
Propos recueillis par Barka Isma BA
Source Le pOPULAIRE
Je voudrais relever, pour le déplorer bien vivement, ce qui peut être ramené à des divagations d’un Conseiller constitutionnel qui cherche à se donner bonne conscience en tentant vainement de solder définitivement les soldes du Conseil constitutionnel avec le peuple et avec tous ceux qui avaient l’outrecuidance de contester la candidature de Wade pour un troisième mandat, là où la Constitution a limité à deux le nombre de mandats du président de la République. Cette sortie est regrettable et bien maladroite tant au point de vue de la forme que du fond. Sur le plan de la forme, il est évident que les animateurs des institutions sont avant tout de simples êtres humains avec leurs forces et faiblesses, leurs passions, émotions et ambitions. Le risque est alors réel de voir un acteur institutionnel électoral craquer devant tant de frustrations, d’attaques et d’invectives, surtout à l’issue d’un processus électoral extrêmement tendu et, conséquemment, de sortir du cadre institutionnel dans lequel le confinent la Constitution et les lois du pays. Je rappelle que le Conseil constitutionnel français avait subi des attaques encore plus virulentes en 1981, lors de l’avènement des socialistes français. Les animateurs de cette juridiction avaient fait preuve de maturité et d’abnégation en s’abstenant jusqu’à ce jour de toute expression publique formelle ou anonyme. La capacité à canaliser et à réguler les frustrations résultant de
l’exercice d’une mission de service public est assurément une vertu de bonne gouvernance. Les agents des corps de l’administration, des forces de défense et de sécurité, de la justice, de la diplomatie évoluent souvent dans un environnement où la frustration se gère au quotidien à travers des voies institutionnelles appropriées. C’est précisément, dans le but, d’éviter de détourner la puissance publique de ses préoccupations primordiales que la règle de la discrétion professionnelle a été instituée. L’obligation de réserve s’oppose à ce que l’agent public s’épanche publiquement sur les problèmes concernant l’organisation et le fonctionnement du service public dont il est le serviteur. Le stoïcisme est une valeur cardinale de la culture administrative.
Est-ce à dire que ce membre du Conseil constitutionnel a commis une faute lourde ?
Tout serviteur de l’État se doit d’accepter les critiques ou de retrouver sa liberté de parole en démissionnant purement et simplement. On ne peut pas jouir des avantages attachés à un corps déterminé et rejeter en même temps les sujétions qui en découlent. L’obligation de réserve a été expressément prévue par l’article 7 de la Loi organique n° 92-23 du 30 mai 1992 sur le Conseil constitutionnel, modifiée par la loi n° 99-71 du 17 février 1999. L’article 7 de cette loi fait de la prestation de serment une formalité substantielle préalable à l’exercice de la fonction de Conseiller constitutionnel, en même temps qu’il prescrit des obligations auxquelles sont soumis les membres du Conseil constitutionnel. Au-delà de l’impartialité attendue d’eux et de l’obligation de se conduire en digne et loyal magistrat, les Conseillers constitutionnels sont tenus de «garder le secret des délibérations et des votes» et «de ne prendre aucune position publique…». Or, en étalant sur la place publique les conditions dans lesquelles les dossiers de candidature de Youssou Ndour, Kéba Keïnde et Abdourahmane Sarr ont été déclarés irrecevables ou des bouées de sauvetage ont été lancées à Idrissa Seck, Moustapha Niasse, Tanor Dieng, l’anonyme membre du Conseil constitutionnel a violé le secret des délibérations. Plus grave, il a porté atteinte à la vie privée des trois derniers qui auraient ainsi maille à partir avec le fisc. Le préjudice porté à la
crédibilité des prétendants à la fonction présidentielle est manifeste, car les informations livrées ne devraient logiquement être utilisées que dans le cadre précis du traitement juridique des candidatures à la présidentielle. Le paradoxe dans tout cela est que cet anonyme n’encourt aucune sanction. La loi organique ne prévoit que deux hypothèses où il peut être mis fin aux fonctions de membre du Conseil constitutionnel : sur sa demande ou pour incapacité physique, après avis du Conseil constitutionnel. Et c’est là que le bât blesse. Le Conseil constitutionnel devrait se déterminer publiquement par rapport à cette sortie par un communiqué se démarquant de la liberté de parole que s’est arrogé son membre anonyme, au mépris de la loi et après enquête interne rappeler le fautif à l’ordre. À défaut d’une prise de position officielle, comme qui ne dit rien consent, l’on est alors en droit de considérer que la solidarité vis-à-vis de ce membre défaillant vaut appropriation du parjure qu’est la violation de l’obligation de discrétion professionnelle contenue dans le serment du Conseiller constitutionnel.
Et sur le fond, quelle analyse faites-vous?
Sur le fond maintenant la sortie donne raison à tous ceux qui avaient exprimé des appréhensions sur la capacité scientifique des membres du Conseil constitutionnel à saisir les subtilités et nuances du droit constitutionnel. Une juridiction spécialisée ne peut être animée que par des spécialistes de la matière considérée. À la Cour de cassation, on ne doit trouver que des orfèvres du droit privé. Quelle garantie peut par exemple fournir la Cour de cassation, si elle n’est composée que de constitutionnalistes ? Le background en droit privé du docteur ou de l’agrégé de droit public est inférieur à celui d’un doctorant privatiste. Inversement un docteur ou agrégé de droit privé n’a pas un background de droit constitutionnel supérieur à 50 heures de cours et 20 séances de travaux dirigés correspondant au volume horaire dispensé en première année de droit. Les compétences scientifiques et techniques doivent être rigoureusement respectées à tous les niveaux de gestion des affaires
publiques ou privées. Le Président Diouf avait bien respecté les profils des membres du Conseil constitutionnel en y envoyant deux orfèvres du droit public, les professeurs Ibou Diaïté et Babacar Kanté, que notre Conseiller anonyme considère à tort comme des non- publicistes.
Aussi dans la décision validant la candidature de Wade, peut-il être reproché au Conseil constitutionnel de faire une mauvaise application du principe de l’égal traitement des candidats devant le suffrage et de l’application erronée du conflit de lois à la Constitution.
Le principe d’égalité des citoyens a été manifestement mis à mal par le Conseil constitutionnel qui, conformément à la loi électorale, veille à la régularité juridique des candidatures. À cet effet, il peut mener toutes les investigations nécessaires afin d’asseoir sa décision sur des considérations juridiques et non d’opportunité. Le Conseiller anonyme a avoué que Niasse et Tanor n’étaient pas en règle avec le fisc. Sans même attendre que ce vice soit soulevé par un requérant, le Conseil constitutionnel aurait dû le faire d’office en raison de son caractère d’ordre public. En outre, conscient que les adversaires de Wade allaient mettre à sa disposition les éléments de preuve concernant la situation fiscale de Seck, le Conseil constitutionnel, nous dit le Conseiller anonyme, s’est précipité pour s'arrêter la liste des candidats à la présidentielle un jour non ouvrable dans le but de «couvrir» M. Seck, alors qu’il ne devait pas se fonder sur des considérations d’opportunité, mais uniquement de légalité. Dans la même décision, il a fait montre d’une rigueur extrême à l’endroit des candidats indépendants en se donnant la peine d’envoyer les signatures collectées par ceux-là à la Daf pour une vérification de leur effectivité. Se rapprochant de la Daf pour le contrôle de la régularité juridique des candidats indépendants et s’abstenant de recourir aux services fiscaux pour l’acquittement des obligations fiscales des trois candidats incriminés, le Conseil constitutionnel rompt le principe constitutionnel de l’égalité de traitement des candidats devant le suffrage.
Qu'en est-il de l'invocation du conflit des lois ?
L’invocation du conflit des lois est scientifiquement infondée. Si, ainsi que le reconnaît le Conseiller anonyme, depuis 2009 les sages ont travaillé par anticipation sur la question, au finish il est ressorti des cogitations une décision en deçà des attentes raisonnables des juristes. Le Conseil constitutionnel a écarté d’un revers de main l’argument sur lequel s’étaient fondés les partisans de la recevabilité de la candidature de Wade et, par la même occasion, confirmé le point de vue que j’ai toujours soutenu, à savoir l’irrecevabilité de tout argument fondé sur le principe de la non rétroactivité de la loi qui ne saurait s’appliquer à la matière constitutionnelle. La candidature de Wade étant irrecevable de ce point de vue, le Conseil constitutionnel la valida au nom du «principe de la cohérence» largué par les «constitutionnalistes» français et américains, lors du séminaire international sur la recevabilité de la candidature de Wade. Le Conseiller anonyme a vainement cherché à clarifier cette démarche en soutenant que c’est un problème de conflits de lois dans le temps qui était posé. Or, le conflit de lois n’est pas applicable à la matière constitutionnelle. Le conflit de lois trouve sa source dans une loi et ne vaut que pour les lois et les actes qui lui sont subordonnés. Dans un ordre constitutionnel déterminé, deux lois peuvent se succéder et se contrarier. Seulement on a jamais vu deux Constitutions régir en même temps un pays. Une Constitution chasse forcément une autre. Si le conflit de lois existe en droit, celui-ci ne reconnaît nullement le conflit de constitutions dans le temps. Cette vision très civiliste de la matière constitutionnelle pose le problème de la capacité des membres du Conseil constitutionnel sénégalais dans sa composition actuelle à résoudre les contentieux constitutionnel et électoral. Relevons aussi cette démarche bien singulière consistant à arrêter le dispositif de la décision avant les motifs qui en sont le soubassement. Le Conseiller anonyme a avoué que la décision de recevabilité a été acceptée par tous les membres, mais que ceux-ci ne se sont pas entendus sur les motivations qui doivent être le fondement du dispositif. La motivation est le fil d’Ariane, le fil conducteur du raisonnement qui a conduit le juge à arrêter une solution au problème qui lui est soumis. Dans la gestion du contentieux de la candidature de Wade, la charrue a été placée devant le boeuf, le Conseil ayant décidé avant de se justifier. Cette décision du Conseil constitutionnel, ainsi que je le redoutais, n’aura certainement pas sa place dans le répertoire des grandes décisions jusque-là rendues par cette juridiction. Il ne s’agit ni d’une décision de principe, ni d’un revirement jurisprudentiel. Tout au plus, peut-on la considérer comme un cas d’espèce, une réponse isolée à un problème conjoncturel.
Que cache cette tentative des cinq sages de se blanchir?
Les sages veulent certainement se donner bonne conscience après avoir subi des pressions de tous les bords. Je crois que c’est faire un mauvais procès aux adversaires de la candidature de Wade que de penser que les pressions venaient de ce côté, refusant de regarder du côté de ceux qui clamaient haut et fort que la candidature de Wade est valable et que de toute façon elle sera validée par le Conseil constitutionnel. Après coup, imaginons un seul instant la situation dans laquelle se trouveraient les sages s’ils avaient invalidé cette candidature. Le sentiment du devoir bien accompli nous laisse sceptique. Que ce soit lors de la présidentielle de 2000 ou celle de 2012, les institutions électorales (Onel, Cena, Conseil constitutionnel) ont été mises devant le fait accompli, à savoir la reconnaissance de la défaite du président candidat avant même la proclamation des résultats provisoires. Elles ont simplement ratifié l’expression de la volonté du corps électoral. Au demeurant, le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé sur un contentieux des élections et a fortiori n’a opéré aucun redressement des données issues du scrutin. Je ne reviendrais pas sur la tentative de banaliser le rôle des constitutionnalistes qui ont précisément été forgés et formatés dans cette matière qui les nourrit spirituellement et matériellement. Ainsi que je soulignais tantôt, autant le constitutionnaliste n’a pas sa place à la Cour de cassation ou à la juridiction sociale, autant un non constitutionnaliste n’a aucune légitimité scientifique pour connaître des contentieux ressortissant à la matière constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel français qui a été cité en référence a toujours intégré dans sa composition d’éminents constitutionnalistes (Favoreu, Vedel, Colliard, etc.). Du temps où il était présidé par Me Robert Badinter (qui, avant sa nomination, avait fait un remarquable passage au gouvernement), siégeait au Conseil un certain Georges Vedel considéré comme une véritable pierre angulaire du droit public français. Toutes les informations véhiculées par le Conseiller anonyme relativement à la désignation d’un publiciste au Conseil constitutionnel sénégalais sont erronées. Ce sont des raisons exclusivement politiques et partisanes qui sous-tendaient la volonté
de Wade d’exclure les constitutionnalistes sénégalais, avec lesquels il ne s’entendait pas, d’un Conseil constitutionnel qui devra plus tard trancher le contentieux de sa candidature. Sinon, je partage l’appel du Conseiller anonyme à une réforme en profondeur du Conseil constitutionnel. Il faut revoir le pouvoir de nomination des conseillers qui doit être éclaté entre plusieurs institutions ou organismes et bien encadrer leur profil afin qu’ils répondent au mieux aux aspirations et attentes du peuple. Tout compte fait, il faudrait transformer le Conseil constitutionnel en Cour constitutionnelle. L’heure est venue de procéder à cette réforme, si l’on constate actuellement le désamour entre l’écrasante majorité des Sénégalais avec le Conseil constitutionnel dont la légitimité démocratique est sortie bien craquelée de la présidentielle de 2012. Or, dans l'exercice de ses missions de contrôle, le Conseil constitutionnel doit éviter de se couper durablement de l'opinion ou d'entrer en conflit ouvert avec le pouvoir politique. Ainsi que le faisait remarquer fort judicieusement Me Robert Badinter, dans une interview accordée au quotidien «Le Monde» des 5 et 6 Mars 1995, «la première vertu du juge constitutionnel est la prudence dans l'exercice de ses pouvoirs».
Propos recueillis par Barka Isma BA
Source Le pOPULAIRE