Les Islandais sont appelés aux urnes, mais rien dans la ville n'indique qu'une campagne électorale bat son plein. Alors que l'été réchauffe enfin ce bout de terre perdu au milieu des mers du Nord, les Islandais préfèrent envahir les parcs et les terrasses de bistrot ou suivre les matches de l'Euro, plutôt que de se plonger dans les programmes des candidats.
Pourtant, jamais une élection présidentielle n'aura autant divisé l'île. Quatre ans après une crise économique qui a laissé le pays en faillite, le scrutin se charge d'une signification inhabituelle dans une démocratie parlementaire où le président n'est investi que de très peu de pouvoirs. Et l'équation se résume ainsi : les Islandais choisiront-ils le changement ou la continuité ?
BOULEVERSEMENT POLITIQUE
Le casting joue pour beaucoup dans ce scénario inédit. Pour la première fois dans l'histoire du pays, six candidats briguent le poste. Parmi eux, Olafur Ragnar Grimsson, président du pays depuis seize ans, vise un cinquième mandat. Face à lui, des membres de la société civile – un géologue, une présidente d'association, un fermier – et, surtout, une jeune vedette de la télévision nationale, Thora Arnorsdottir. A 37 ans, cette hyperactive aux faux airs de Grace Kelly, qui a donné naissance à son troisième enfant en pleine campagne, fait ses premiers pas en politique pour incarner les "temps nouveaux". Un bouleversement politique dans une société où, traditionnellement, le président sortant est obligatoirement réélu s'il se présente.
A lire : Journaliste vedette et jeune maman, Thora veut rendre confiance à l'Islande
Progressivement, la campagne présidentielle s'est transformée en duel "Olafur contre Thora" – les Islandais ont pour habitude de ne s'appeler que par leur prénom. Si celle que ses adversaires surnomment "Barbie" avait pris l'ascendant dans les sondages au début de sa campagne, le président sortant, 69 ans, caracole désormais largement en tête dans les derniers sondages publiés la veille du scrutin.
"MANŒUVRE POLITIQUE"
En vieux routard de la politique, Olafur, brillant orateur et habile stratège, a réussi à inverser la tendance malgré une carrière jalonnée de revirements politiques controversés. Ancien ministre des finances de 1988 à 1991, il a occupé plusieurs postes dans des partis politiques de gauche avant de se rapprocher de la droite et de devenir "l'ami des banquiers amateurs de jets privés", ironisent les soutiens de Thora. Avec à peine 10 % de côte de popularité au plus fort de la crise économique, Olafur, fortement impliqué dans le naufrage du pays, a réussi à redorer son blason avec quelques gestes politiques forts. En 2010, c'est lui qui a provoqué deux référendums successifs au sujet d'Icesave, la filiale en ligne de la banque islandaise Landsbanki, en faillite. "Grâce à cette manœuvre politique, il s'est créé une réputation d'homme indépendant et fort qui rassure les électeurs, en ces temps d'incertitude" analyse Thoroddur Bjarnason, professeur en sociologie à l'université de Reykjavík.
"LE DROIT DE CRITIQUER"
Malgré un indéniable redémarrage économique de l'île — la croissance devrait atteindre les 3 % en 2012 — les Islandais restent profondément marqués par ce 6 octobre 2008, où le ciel leur est tombé sur la tête. En direct à la télévision nationale, le premier ministre avait conclu ce jour là son discours en appelant Dieu à "sauver l'Islande". En moins d'un mois, les trois banques du pays s'étaient déclarées en faillite, et la couronne s'effondrait sous les yeux médusés de ceux qui avaient cru au "miracle islandais".
Quatre ans plus tard, ce duel politique au sommet de l'Etat symbolise aujourd'hui l'"implosion" d'une société dont l'effondrement économique "a redessiné la scène politique", selon Thoroddur Bjarnason.
"Le krach a permis aux Islandais de comprendre qu'ils avaient le droit de critiquer et que les politiciens avaient des comptes à leur rendre" explique le sociologue Helgi Gunnlaugsson. Avec comme point d'orgue la "révolution des casseroles", en 2009 qui a vu plusieurs dizaines de milliers de manifestants dans les rues de Reykjavik. Le mouvement a provoqué la démission du gouvernement et du Parlement. Quelques personnes jugées "responsables de la crise" sont aujourd'hui poursuivies par un procureur spécial chargé d'enquêter sur tous les crimes économiques commis par ces "néo-vikings" de la finance. Un projet de nouvelle Constitution écrite par des membres de la société civile élus au suffrage direct doit faire l'objet d'un référendum à l'automne. Tant de mesures qui ont nourri les rêves de millions d'Européens, persuadés qu'une "révolution démocratique" exemplaire avait lieu en Islande.
"TOUT REVIENT DE NOUVEAU COMME AVANT"
Aujourd'hui, pourtant, les 4x4 flambants neufs sont toujours aussi nombreux sur les parkings de Reykjavík. Derrière les guichets des banques, "une nouvelle génération de jeunes hommes qui parlent golf et ne quittent pas leur cravate a fait son apparition" ironise Irma Erlingsdottir, directrice du centre de recherche sur les genres et les femmes. La jeunesse dorée de la capitale transforme les rues fréquentées du centre-ville en un vaste défilé de mode permanent. "On a l'impression que, progressivement, tout revient de nouveau comme avant", résume Katrin, 45 ans, employée dans une galerie d'art.
Une impression de déjà-vu qui s'explique par une mentalité "au jour le jour" des Islandais, selon le sociologue Helgi Gunnlaugsson. "Parce que nous sommes une île isolée, avec un climat difficile, une économie qui a longtemps reposé sur la pêche, activité très incertaine car on ne sait jamais s'il y aura du poisson la prochaine fois, la mentalité islandaise réagit souvent sur le court-terme."
DÉFIANCE
Au niveau politique pourtant, la crise a bien laissé des traces. Une certaine défiance se maintient envers les institutions. Avec seulement 25 % d'opinion favorable, le gouvernement en place – de gauche – est très impopulaire. Les conservateurs – opposés notamment au nouveau projet de Constitution – espèrent d'ailleurs reprendre l'avantage au Parlement dès les élections législatives de 2013. Le centre, qui avait souvent un rôle d'arbitre auparavant, a explosé.
"Au final, on assiste à une bipolarisation de la société islandaise", note le professeur de sociologie, Thoroddur Bjarnason. "D'un côté [à gauche], on trouve désormais des gens très radicaux qui réclament la mise en place d'une démocratie de plus en plus directe et trouve l'action du gouvernement insuffisante en la matière. De l'autre [à droite], il y a tous ces gens qui minimisent aujourd'hui la 'soi-disant' crise de 2008, la qualifiant de 'secousse' et qui pensent que les plus gros problèmes sont causés par les décisions du gouvernement".
GRAND ÉCART
L'élection présidentielle incarne ce grand écart au sein de la population. Thora obtient les faveurs des gens d'une gauche modérée, plutôt éduquée, qui réclament un renouvellement de la classe politique. Olafur, lui, réussit "la prouesse de rallier à sa candidature à la fois les gens de droite, les classes populaires, l'ancienne garde politicienne, mais aussi ces radicaux de gauche qui se souviennent des référendums."
Derrière le contraste de personnalités, c'est aussi la vision de la présidence qui est en jeu. Le président sortant espère bien renforcer les pouvoirs de la fonction s'il est de nouveau porté à la tête du pays. Thora défend elle une vision "non-politique" du poste, soulignant plutôt sa vocation unificatrice d'un peuple islandais meurtri par les bouleversements socio-économiques des dernières années. Une différence radicale de vision de la fonction qui montre là encore que la crise a bouleversé "les fondements de la société au point de pouvoir permettre aux candidats d'adapter le poste de président à leur gré", selon le professeur de sociologie, Thoroddur Bjarnason. "Les règles tombent et les gens perdent leur repères."
"ON SAIT CE QU'ON PERD MAIS ON NE SAIT PAS CE QU'ON GAGNE"
En face de l'immense église blanche qui domine tout Reykjavik de son étrange forme d'orgue, Ragnhildur profite des généreux rayons du soleil sur un banc. A 65 ans, il en paraît dix de plus. Mégot de cigarette accroché dans la main gauche, sa voix rocailleuse écorche les mots sous le coup de l'émotion quand il parle "d'avant". Pas question de prononcer le mot tant honni de "crise". "Avant 2008", donc, il était chauffeur de bus. Quarante ans dans la même entreprise à sillonner les routes de l'île. En 2009, le licenciement est brutal, la valeur de son pavillon de banlieue s'effondre, les factures s'accumulent. "Et d'un coup, on en arrive au point où on se demande si on va être capable de remplir le frigo cette semaine." Sa femme, Arinbjörg, meurt quelques mois plus tard d'un cancer.
Aujourd'hui, Ragnhildur a été réembauché par son entreprise. Il fait désormais le ménage dans les bus, pour un salaire mensuel de 200 000 couronnes – 1250 euros. Deux fois moins qu'"avant". "Je me souviens qu'une des dernières conversations que j'ai eu avec ma femme, c'était pour critiquer Olafur." Samedi pourtant, le vieil homme ira voter pour lui. "On sait ce qu'on perd mais on ne sait pas ce qu'on gagne."
Charlotte Chabas
Pourtant, jamais une élection présidentielle n'aura autant divisé l'île. Quatre ans après une crise économique qui a laissé le pays en faillite, le scrutin se charge d'une signification inhabituelle dans une démocratie parlementaire où le président n'est investi que de très peu de pouvoirs. Et l'équation se résume ainsi : les Islandais choisiront-ils le changement ou la continuité ?
BOULEVERSEMENT POLITIQUE
Le casting joue pour beaucoup dans ce scénario inédit. Pour la première fois dans l'histoire du pays, six candidats briguent le poste. Parmi eux, Olafur Ragnar Grimsson, président du pays depuis seize ans, vise un cinquième mandat. Face à lui, des membres de la société civile – un géologue, une présidente d'association, un fermier – et, surtout, une jeune vedette de la télévision nationale, Thora Arnorsdottir. A 37 ans, cette hyperactive aux faux airs de Grace Kelly, qui a donné naissance à son troisième enfant en pleine campagne, fait ses premiers pas en politique pour incarner les "temps nouveaux". Un bouleversement politique dans une société où, traditionnellement, le président sortant est obligatoirement réélu s'il se présente.
A lire : Journaliste vedette et jeune maman, Thora veut rendre confiance à l'Islande
Progressivement, la campagne présidentielle s'est transformée en duel "Olafur contre Thora" – les Islandais ont pour habitude de ne s'appeler que par leur prénom. Si celle que ses adversaires surnomment "Barbie" avait pris l'ascendant dans les sondages au début de sa campagne, le président sortant, 69 ans, caracole désormais largement en tête dans les derniers sondages publiés la veille du scrutin.
"MANŒUVRE POLITIQUE"
En vieux routard de la politique, Olafur, brillant orateur et habile stratège, a réussi à inverser la tendance malgré une carrière jalonnée de revirements politiques controversés. Ancien ministre des finances de 1988 à 1991, il a occupé plusieurs postes dans des partis politiques de gauche avant de se rapprocher de la droite et de devenir "l'ami des banquiers amateurs de jets privés", ironisent les soutiens de Thora. Avec à peine 10 % de côte de popularité au plus fort de la crise économique, Olafur, fortement impliqué dans le naufrage du pays, a réussi à redorer son blason avec quelques gestes politiques forts. En 2010, c'est lui qui a provoqué deux référendums successifs au sujet d'Icesave, la filiale en ligne de la banque islandaise Landsbanki, en faillite. "Grâce à cette manœuvre politique, il s'est créé une réputation d'homme indépendant et fort qui rassure les électeurs, en ces temps d'incertitude" analyse Thoroddur Bjarnason, professeur en sociologie à l'université de Reykjavík.
"LE DROIT DE CRITIQUER"
Malgré un indéniable redémarrage économique de l'île — la croissance devrait atteindre les 3 % en 2012 — les Islandais restent profondément marqués par ce 6 octobre 2008, où le ciel leur est tombé sur la tête. En direct à la télévision nationale, le premier ministre avait conclu ce jour là son discours en appelant Dieu à "sauver l'Islande". En moins d'un mois, les trois banques du pays s'étaient déclarées en faillite, et la couronne s'effondrait sous les yeux médusés de ceux qui avaient cru au "miracle islandais".
Quatre ans plus tard, ce duel politique au sommet de l'Etat symbolise aujourd'hui l'"implosion" d'une société dont l'effondrement économique "a redessiné la scène politique", selon Thoroddur Bjarnason.
"Le krach a permis aux Islandais de comprendre qu'ils avaient le droit de critiquer et que les politiciens avaient des comptes à leur rendre" explique le sociologue Helgi Gunnlaugsson. Avec comme point d'orgue la "révolution des casseroles", en 2009 qui a vu plusieurs dizaines de milliers de manifestants dans les rues de Reykjavik. Le mouvement a provoqué la démission du gouvernement et du Parlement. Quelques personnes jugées "responsables de la crise" sont aujourd'hui poursuivies par un procureur spécial chargé d'enquêter sur tous les crimes économiques commis par ces "néo-vikings" de la finance. Un projet de nouvelle Constitution écrite par des membres de la société civile élus au suffrage direct doit faire l'objet d'un référendum à l'automne. Tant de mesures qui ont nourri les rêves de millions d'Européens, persuadés qu'une "révolution démocratique" exemplaire avait lieu en Islande.
"TOUT REVIENT DE NOUVEAU COMME AVANT"
Aujourd'hui, pourtant, les 4x4 flambants neufs sont toujours aussi nombreux sur les parkings de Reykjavík. Derrière les guichets des banques, "une nouvelle génération de jeunes hommes qui parlent golf et ne quittent pas leur cravate a fait son apparition" ironise Irma Erlingsdottir, directrice du centre de recherche sur les genres et les femmes. La jeunesse dorée de la capitale transforme les rues fréquentées du centre-ville en un vaste défilé de mode permanent. "On a l'impression que, progressivement, tout revient de nouveau comme avant", résume Katrin, 45 ans, employée dans une galerie d'art.
Une impression de déjà-vu qui s'explique par une mentalité "au jour le jour" des Islandais, selon le sociologue Helgi Gunnlaugsson. "Parce que nous sommes une île isolée, avec un climat difficile, une économie qui a longtemps reposé sur la pêche, activité très incertaine car on ne sait jamais s'il y aura du poisson la prochaine fois, la mentalité islandaise réagit souvent sur le court-terme."
DÉFIANCE
Au niveau politique pourtant, la crise a bien laissé des traces. Une certaine défiance se maintient envers les institutions. Avec seulement 25 % d'opinion favorable, le gouvernement en place – de gauche – est très impopulaire. Les conservateurs – opposés notamment au nouveau projet de Constitution – espèrent d'ailleurs reprendre l'avantage au Parlement dès les élections législatives de 2013. Le centre, qui avait souvent un rôle d'arbitre auparavant, a explosé.
"Au final, on assiste à une bipolarisation de la société islandaise", note le professeur de sociologie, Thoroddur Bjarnason. "D'un côté [à gauche], on trouve désormais des gens très radicaux qui réclament la mise en place d'une démocratie de plus en plus directe et trouve l'action du gouvernement insuffisante en la matière. De l'autre [à droite], il y a tous ces gens qui minimisent aujourd'hui la 'soi-disant' crise de 2008, la qualifiant de 'secousse' et qui pensent que les plus gros problèmes sont causés par les décisions du gouvernement".
GRAND ÉCART
L'élection présidentielle incarne ce grand écart au sein de la population. Thora obtient les faveurs des gens d'une gauche modérée, plutôt éduquée, qui réclament un renouvellement de la classe politique. Olafur, lui, réussit "la prouesse de rallier à sa candidature à la fois les gens de droite, les classes populaires, l'ancienne garde politicienne, mais aussi ces radicaux de gauche qui se souviennent des référendums."
Derrière le contraste de personnalités, c'est aussi la vision de la présidence qui est en jeu. Le président sortant espère bien renforcer les pouvoirs de la fonction s'il est de nouveau porté à la tête du pays. Thora défend elle une vision "non-politique" du poste, soulignant plutôt sa vocation unificatrice d'un peuple islandais meurtri par les bouleversements socio-économiques des dernières années. Une différence radicale de vision de la fonction qui montre là encore que la crise a bouleversé "les fondements de la société au point de pouvoir permettre aux candidats d'adapter le poste de président à leur gré", selon le professeur de sociologie, Thoroddur Bjarnason. "Les règles tombent et les gens perdent leur repères."
"ON SAIT CE QU'ON PERD MAIS ON NE SAIT PAS CE QU'ON GAGNE"
En face de l'immense église blanche qui domine tout Reykjavik de son étrange forme d'orgue, Ragnhildur profite des généreux rayons du soleil sur un banc. A 65 ans, il en paraît dix de plus. Mégot de cigarette accroché dans la main gauche, sa voix rocailleuse écorche les mots sous le coup de l'émotion quand il parle "d'avant". Pas question de prononcer le mot tant honni de "crise". "Avant 2008", donc, il était chauffeur de bus. Quarante ans dans la même entreprise à sillonner les routes de l'île. En 2009, le licenciement est brutal, la valeur de son pavillon de banlieue s'effondre, les factures s'accumulent. "Et d'un coup, on en arrive au point où on se demande si on va être capable de remplir le frigo cette semaine." Sa femme, Arinbjörg, meurt quelques mois plus tard d'un cancer.
Aujourd'hui, Ragnhildur a été réembauché par son entreprise. Il fait désormais le ménage dans les bus, pour un salaire mensuel de 200 000 couronnes – 1250 euros. Deux fois moins qu'"avant". "Je me souviens qu'une des dernières conversations que j'ai eu avec ma femme, c'était pour critiquer Olafur." Samedi pourtant, le vieil homme ira voter pour lui. "On sait ce qu'on perd mais on ne sait pas ce qu'on gagne."
Charlotte Chabas