Un rendez-vous appelé à faire date et auquel l’écrivain sénégalais et l’historien camerounais ont convié plusieurs personnalités africaines à élaborer le renouveau d’une pensée africaine plurielle et dégagée, entre autres, du post-colonialisme. Une entreprise de « décolonisation mentale ». Portraits.
Kwame Anthony Appiah
Son œuvre pourrait sembler peu africaine et pourtant, c’est l’une des plus importantes et des plus significatives du renouveau de la pensée critique du continent. Résolument inscrite dans les traditions philosophiques occidentales, la réflexion de Kwame Anthony Appiah puise néanmoins sa source dans son histoire familiale et son double héritage culturel, ghanéen et britannique évoqués dès 1992 dans In My Father’s House (Oxford University Press).
Le cosmopolitisme n’est pas seulement une question théorique, c’est une éthique et une pratique pour celui qui a grandi au Ghana avant de mener ses études supérieures en Angleterre et de s’installer aux Etats-Unis, où il a enseigné dans les plus prestigieuses universités. Ainsi qu’il le raconte dans Vers un nouveau cosmopolitisme (éd. Odile Jacob, 2008), Appiah s’est toujours efforcé d’obéir au vade-mecum de son père : « Souvenez-vous que vous êtes des citoyens du monde, et travaillez à le meilleur que vous ne l’aurez trouvé. »
Son œuvre pourrait sembler peu africaine et pourtant, c’est l’une des plus importantes et des plus significatives du renouveau de la pensée critique du continent. Résolument inscrite dans les traditions philosophiques occidentales, la réflexion de Kwame Anthony Appiah puise néanmoins sa source dans son histoire familiale et son double héritage culturel, ghanéen et britannique évoqués dès 1992 dans In My Father’s House (Oxford University Press).
Le cosmopolitisme n’est pas seulement une question théorique, c’est une éthique et une pratique pour celui qui a grandi au Ghana avant de mener ses études supérieures en Angleterre et de s’installer aux Etats-Unis, où il a enseigné dans les plus prestigieuses universités. Ainsi qu’il le raconte dans Vers un nouveau cosmopolitisme (éd. Odile Jacob, 2008), Appiah s’est toujours efforcé d’obéir au vade-mecum de son père : « Souvenez-vous que vous êtes des citoyens du monde, et travaillez à le meilleur que vous ne l’aurez trouvé. »
Ali Benmakhlouf
Dans son dernier essai La Conversation comme manière de vivre (éd. Albin Michel), Ali Benmakhlouf s’appuie aussi bien sur Montaigne, Lewis Carroll, Flaubert, Jack Goody, ou James Agee que sur Al-Tawhidi ou Al-Farabi, Barthes ou Leibniz. Il nous démontre une fois de plus que la bibliothèque du monde est ouverte à tous. Grâce à ces références multiples, il étudie sous de nombreux angles tout ce qui fait la richesse de la conversation, là où se joue le lien à soi-même et à autrui et où se noue la relation qui « nous fait tenir l’un à l’autre par la parole ».
Dans son dernier essai La Conversation comme manière de vivre (éd. Albin Michel), Ali Benmakhlouf s’appuie aussi bien sur Montaigne, Lewis Carroll, Flaubert, Jack Goody, ou James Agee que sur Al-Tawhidi ou Al-Farabi, Barthes ou Leibniz. Il nous démontre une fois de plus que la bibliothèque du monde est ouverte à tous. Grâce à ces références multiples, il étudie sous de nombreux angles tout ce qui fait la richesse de la conversation, là où se joue le lien à soi-même et à autrui et où se noue la relation qui « nous fait tenir l’un à l’autre par la parole ».
Jean-Godefroy Bidima
Jean-Godefroy Bidima est un homme extrêmement discret. Vous ne le croiserez pas sur un plateau télé, mais dans la pénombre des bibliothèques qu’il fréquente assidûment. Spécialiste de la théorie critique de l’école de Francfort, l’ancien directeur de programme du Collège international de philosophie de Paris est professeur titulaire de l’université Tulane, à la Nouvelle-Orléans, où il occupe la chaire Yvonne-Arnoult.
Bioéthique, anthropologie du droit, éthique médicale, esthétique, économie… ses champs de réflexion sont nombreux et vastes. Penseur extrêmement fécond, ce philosophe camerounais de 58 ans s’efforce de lire notre monde à travers ses imaginaires et les rapports asymétriques et de domination qui le structurent. Au fil de ses recherches, il forge une œuvre solide qui appréhende les réalités africaines et globales à travers les non-dits, déconstruit les faux-semblants et interroge les interstices et les marges.
Jean-Godefroy Bidima est un homme extrêmement discret. Vous ne le croiserez pas sur un plateau télé, mais dans la pénombre des bibliothèques qu’il fréquente assidûment. Spécialiste de la théorie critique de l’école de Francfort, l’ancien directeur de programme du Collège international de philosophie de Paris est professeur titulaire de l’université Tulane, à la Nouvelle-Orléans, où il occupe la chaire Yvonne-Arnoult.
Bioéthique, anthropologie du droit, éthique médicale, esthétique, économie… ses champs de réflexion sont nombreux et vastes. Penseur extrêmement fécond, ce philosophe camerounais de 58 ans s’efforce de lire notre monde à travers ses imaginaires et les rapports asymétriques et de domination qui le structurent. Au fil de ses recherches, il forge une œuvre solide qui appréhende les réalités africaines et globales à travers les non-dits, déconstruit les faux-semblants et interroge les interstices et les marges.
Felwine Sarr
Les médias français l’ont découvert avec son essai Afrotopia, paru au printemps, mais depuis une dizaine d’années le Sénégalais Felwine Sarr construit une œuvre singulière, originale dans sa forme et son propos, et extrêmement dense. Professeur à l’université Gaston-Berger où il dirige le Laboratoire de recherche en économie de Saint-Louis (LARES), l’organisateur des Ateliers de la pensée est avant tout un écrivain et un poète-philosophe.
Il a écrit notamment Dahij (Gallimard, 2009) et Méditations africaines (Mémoire d’encrier, 2012), deux ouvrages inclassables et d’une richesse inépuisable, construits à partir d’aphorismes et de réflexions personnelles, à travers lesquels il livre une pensée à la fois intimiste et universaliste et nous amène à revenir sur ce qui fonde notre humanité et sur la manière dont nous souhaitons la construire.
Les médias français l’ont découvert avec son essai Afrotopia, paru au printemps, mais depuis une dizaine d’années le Sénégalais Felwine Sarr construit une œuvre singulière, originale dans sa forme et son propos, et extrêmement dense. Professeur à l’université Gaston-Berger où il dirige le Laboratoire de recherche en économie de Saint-Louis (LARES), l’organisateur des Ateliers de la pensée est avant tout un écrivain et un poète-philosophe.
Il a écrit notamment Dahij (Gallimard, 2009) et Méditations africaines (Mémoire d’encrier, 2012), deux ouvrages inclassables et d’une richesse inépuisable, construits à partir d’aphorismes et de réflexions personnelles, à travers lesquels il livre une pensée à la fois intimiste et universaliste et nous amène à revenir sur ce qui fonde notre humanité et sur la manière dont nous souhaitons la construire.
Nadia Yala Kisukidi
Se penchant sur l’Inde coloniale, le politologue Rajeev Bhargava remarque dans un article publié en 2013 dans la revue Socio qu’« à l’injustice économique et politique qu’implique la colonisation s’ajoute une injustice culturelle. L’injustice épistémique en est l’une des formes : elle survient quand les concepts et les catégories grâce auxquels un peuple se comprend lui-même et comprend son univers sont remplacés ou affectés par les concepts et les catégories des colonisateurs ». Cela est vrai aussi pour l’Afrique et à partir de la réflexion de Rajeev Bhargava, Nadia Yala Kisukidi appelle à mettre fin à l’une de ces injustices épistémiques : la non-reconnaissance de l’existence de pensées philosophiques en terres d’Afrique.
Une non-reconnaissance qui émane des philosophes occidentaux eux-mêmes (Hegel, entre autres, exclut les Noirs de la marche de l’Histoire et donc de la raison) mais aussi des agents coloniaux, au premier rang desquels l’on retrouve les premiers anthropologues, qui ont décrété qu’il n’y avait pas de Raison au sud du Sahara mais une « mentalité primitive » (Henri Levy-Bruhl).
Se penchant sur l’Inde coloniale, le politologue Rajeev Bhargava remarque dans un article publié en 2013 dans la revue Socio qu’« à l’injustice économique et politique qu’implique la colonisation s’ajoute une injustice culturelle. L’injustice épistémique en est l’une des formes : elle survient quand les concepts et les catégories grâce auxquels un peuple se comprend lui-même et comprend son univers sont remplacés ou affectés par les concepts et les catégories des colonisateurs ». Cela est vrai aussi pour l’Afrique et à partir de la réflexion de Rajeev Bhargava, Nadia Yala Kisukidi appelle à mettre fin à l’une de ces injustices épistémiques : la non-reconnaissance de l’existence de pensées philosophiques en terres d’Afrique.
Une non-reconnaissance qui émane des philosophes occidentaux eux-mêmes (Hegel, entre autres, exclut les Noirs de la marche de l’Histoire et donc de la raison) mais aussi des agents coloniaux, au premier rang desquels l’on retrouve les premiers anthropologues, qui ont décrété qu’il n’y avait pas de Raison au sud du Sahara mais une « mentalité primitive » (Henri Levy-Bruhl).
Souleymane Bachir Diagne
A l’image d’Ali Benmakhlouf qui a écrit Pourquoi lire les philosophes arabes, Souleymane Bachir Diagne est l’un des penseurs africains les plus éminents de l’islam et de ses Lumières. Son ouvrage Comment philosopher en Islam (éd. Jimsaan, 2014) rappelle que cette religion a produit une « tradition de libre-pensée » et que le débat pour un Islam ouvert et philosophique a toujours existé. Il est même plus que jamais « vital que la pensée en Islam mette en avant esprit critique et pluralisme ». Une thèse qu’il défend vaillamment dans des entretiens croisés avec Philippe Capelle-Dumont et publiés en septembre aux éditions Le Cerf sous le titre Philosopher en Islam et en christianisme.
Né à Saint-Louis en 1955, professeur à l’université Columbia de New York formé à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, spécialiste de l’algèbre de Boole et de logique, Souleymane Bachir Diagne s’intéresse tout particulièrement à la question de la traduction. A la suite des travaux menés par le Ghanéen Kwasi Wiredu, le Sénégalais affirme, dans un entretien paru dans la revue De(s) générations, que « passer d’une langue à l’autre permet de voir en quoi les problèmes philosophiques, que l’on dit universels, sont fortement liés aux différentes langues dans lesquelles ils sont formulés ». Une manière de relativiser la prétention à l’universel de certains énoncés philosophiques, en les inscrivant dans leur culture.
A l’image d’Ali Benmakhlouf qui a écrit Pourquoi lire les philosophes arabes, Souleymane Bachir Diagne est l’un des penseurs africains les plus éminents de l’islam et de ses Lumières. Son ouvrage Comment philosopher en Islam (éd. Jimsaan, 2014) rappelle que cette religion a produit une « tradition de libre-pensée » et que le débat pour un Islam ouvert et philosophique a toujours existé. Il est même plus que jamais « vital que la pensée en Islam mette en avant esprit critique et pluralisme ». Une thèse qu’il défend vaillamment dans des entretiens croisés avec Philippe Capelle-Dumont et publiés en septembre aux éditions Le Cerf sous le titre Philosopher en Islam et en christianisme.
Né à Saint-Louis en 1955, professeur à l’université Columbia de New York formé à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, spécialiste de l’algèbre de Boole et de logique, Souleymane Bachir Diagne s’intéresse tout particulièrement à la question de la traduction. A la suite des travaux menés par le Ghanéen Kwasi Wiredu, le Sénégalais affirme, dans un entretien paru dans la revue De(s) générations, que « passer d’une langue à l’autre permet de voir en quoi les problèmes philosophiques, que l’on dit universels, sont fortement liés aux différentes langues dans lesquelles ils sont formulés ». Une manière de relativiser la prétention à l’universel de certains énoncés philosophiques, en les inscrivant dans leur culture.
Achille Mbembe
Il est sans doute l’un des plus brillants de sa génération. Invité dans le monde entier à donner des conférences, professeur d’histoire à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg, mais aussi à Duke, à 61 ans, Achille Mbembe pense l’Afrique et sa « planétarisation ». L’auteur de Sortir de la grande nuit (La Découverte, 2010) ne cesse de le répéter : l’Europe a perdu son leadership international et dans cette reconfiguration économico-politique, c’est sur le continent que se dessine l’avenir de l’humanité.
Il est sans doute l’un des plus brillants de sa génération. Invité dans le monde entier à donner des conférences, professeur d’histoire à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg, mais aussi à Duke, à 61 ans, Achille Mbembe pense l’Afrique et sa « planétarisation ». L’auteur de Sortir de la grande nuit (La Découverte, 2010) ne cesse de le répéter : l’Europe a perdu son leadership international et dans cette reconfiguration économico-politique, c’est sur le continent que se dessine l’avenir de l’humanité.
Léonora Miano
Entière, sans concession, Léonora Miano n’a pas peur de la confrontation ni de déplaire. Cette radicalité est salutaire. Elle nous tend un miroir et nous oblige à nous regarder en toute lucidité. L’image qui nous est renvoyée est peu glorieuse et nous confronte à notre histoire dans ce qu’elle a de plus sombre. Elle nous force à prendre conscience de nos limites et de nos préjugés. Vous, qui êtes blanc, avez-vous déjà pensé votre blancheur ? Et vous, qui êtes noir, pourquoi vous voyez-vous ainsi ? Pourquoi endosser cette désignation coloniale ?
Entière, sans concession, Léonora Miano n’a pas peur de la confrontation ni de déplaire. Cette radicalité est salutaire. Elle nous tend un miroir et nous oblige à nous regarder en toute lucidité. L’image qui nous est renvoyée est peu glorieuse et nous confronte à notre histoire dans ce qu’elle a de plus sombre. Elle nous force à prendre conscience de nos limites et de nos préjugés. Vous, qui êtes blanc, avez-vous déjà pensé votre blancheur ? Et vous, qui êtes noir, pourquoi vous voyez-vous ainsi ? Pourquoi endosser cette désignation coloniale ?
Sabelo Ndlovu-Gatsheni
La décolonisation de l’Afrique est un mythe, la liberté du continent une illusion. Sabelo Ndlovu-Gatsheni le dit et le répète : l’indépendance des nations africaines n’a pas mis fin aux rapports de domination. En témoignent l’imposition de sanctions économiques ou les interventions militaires sur le continent au nom des droits de l’homme, de la démocratie ou de la lutte contre le terrorisme. Les relations entre l’Occident et l’Afrique se disent toujours dans un rapport de colonialité. Aussi l’historien zimbabwéen, directeur de l’Institut de recherches Archie Mafeje de l’Université d’Afrique du Sud(Unisa), développe-t-il dans Coloniality and Power in Postcolonial Africa : Myths of Decolonization (Codesria, 2013) que « postcolonial » et « néocolonial » s’entremêlent tous deux dans notre monde contemporain et qu’il est plus que jamais urgent de penser la « décolonialité », comme l’ont fait en Amérique latine Walter D. Mignolo, Arturo Escobar, Ramon Grosfoguel ou Anibal Quijano.
La décolonisation de l’Afrique est un mythe, la liberté du continent une illusion. Sabelo Ndlovu-Gatsheni le dit et le répète : l’indépendance des nations africaines n’a pas mis fin aux rapports de domination. En témoignent l’imposition de sanctions économiques ou les interventions militaires sur le continent au nom des droits de l’homme, de la démocratie ou de la lutte contre le terrorisme. Les relations entre l’Occident et l’Afrique se disent toujours dans un rapport de colonialité. Aussi l’historien zimbabwéen, directeur de l’Institut de recherches Archie Mafeje de l’Université d’Afrique du Sud(Unisa), développe-t-il dans Coloniality and Power in Postcolonial Africa : Myths of Decolonization (Codesria, 2013) que « postcolonial » et « néocolonial » s’entremêlent tous deux dans notre monde contemporain et qu’il est plus que jamais urgent de penser la « décolonialité », comme l’ont fait en Amérique latine Walter D. Mignolo, Arturo Escobar, Ramon Grosfoguel ou Anibal Quijano.
Kako Nubukpo
Le franc CFA est un frein à la compétitivité de l’Afrique et au progrès social : Kako Nubukpo en a fait son cheval de bataille. Déjà en 2007, avec son ouvrage Politique monétaire et servitude volontaire : la gestion du franc CFA par la BCEAO (éd. Karthala), il s’attaquait à cette monnaie unique qui maintient les anciennes possessions françaises dans un système de dépendance coloniale.
Ce macro-économiste togolais, ancien ministre de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques, qui a travaillé pour de nombreuses institutions internationales (BCEAO, Cirad, UEMOA, OIF) en est convaincu : les Etats africains doivent sortir du franc CFA et élaborer leur propre politique monétaire s’ils veulent pouvoir« parachever leur indépendance politique et renforcer les bases d’une transformation structurelle de leur économie ».
Le franc CFA est un frein à la compétitivité de l’Afrique et au progrès social : Kako Nubukpo en a fait son cheval de bataille. Déjà en 2007, avec son ouvrage Politique monétaire et servitude volontaire : la gestion du franc CFA par la BCEAO (éd. Karthala), il s’attaquait à cette monnaie unique qui maintient les anciennes possessions françaises dans un système de dépendance coloniale.
Ce macro-économiste togolais, ancien ministre de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques, qui a travaillé pour de nombreuses institutions internationales (BCEAO, Cirad, UEMOA, OIF) en est convaincu : les Etats africains doivent sortir du franc CFA et élaborer leur propre politique monétaire s’ils veulent pouvoir« parachever leur indépendance politique et renforcer les bases d’une transformation structurelle de leur économie ».