Salahudine est un djihadiste français, âgé de 27 ans et originaire de la région parisienne, parti combattre il y a sept mois en Syrie. Parce qu’il connaissait depuis plusieurs années notre journaliste Charlotte Boitiaux, il a accepté de se confier, à elle seule, sous couvert d’anonymat. Gravement blessé au début du mois de février à Alep, Salahudine a envoyé son dernier message le 8 février. Depuis, il n’a donné aucun signe de vie. Voici son témoignage. « Je vais mourir en Syrie. Bientôt, sûrement. Sur cette terre que je ne connais que depuis sept mois. Le djihad, c’est une façon de vivre – et de mourir. Mais avant de rejoindre Allah, j’aimerais bien laisser une trace de mon court passage sur Terre. C’est pour ça que je t’ai contactée. Parce que tu es journaliste, certes, mais surtout parce que j’ai confiance en toi. On est gagnants tous les deux. Un Français parti combattre aux côtés des djihadistes syriens dans les rangs du Front al-Nosra, avoue-le, c’est un sujet en or, non ? J’ai mis le pied sur le sol syrien le 11 juillet 2013, si je me rappelle bien. Ici, on oublie les dates et le temps. Je ne suis jamais reparti. J’ai pris le nom de Salahudine al-Faransi [Salahudine le Français]. On ne se bat jamais sous sa véritable identité. Ma femme Khadija*, Française elle aussi, et ses deux filles, Mariam*, 8 ans, et Fatima*, 6 ans, sont parties avec moi. À part elles, j’ai tout abandonné pour venir ici. J’avais une bonne situation professionnelle, je gagnais environ 3 000 euros par mois. Il fallait tout lâcher. C’est comme ça qu’Allah voit notre sincérité. Je ne sais pas trop quel a été le déclic, à quel moment j’ai décidé de devenir un terroriste aux yeux de la loi française. Tout s’est fait progressivement. Dès le début du conflit syrien, en 2011, j’ai mal supporté l’indifférence du monde à l’égard de mes frères musulmans. Au début, je ne savais pas quoi penser. Dans les mosquées françaises, on ne te parle pas de ça. On t’apprend juste à bien faire tes ablutions. On te demande d’être respectueux. On ne te dit jamais que dans un contexte d’affrontement, l’islam, c’est œil pour œil, dent pour dent. Ça, je l’ai appris sur Internet. Quand j’ai commencé à regarder des vidéos et à écouter les prêches de Ben Laden. Un milliardaire qui lâche tout pour défendre sa conception du monde. J’ai été ému par son discours. Tu appelles ça de la « radicalisation religieuse », moi une « prise de conscience ». J’ai abattu un soldat de Bachar Un mois avant mon départ, je ne dormais plus. Allah m’a fait comprendre que ma terre n’était plus ici, en France. Il fallait que j’aille en Syrie pour racheter mes péchés. Avant, je sortais en boîte, je buvais de l’alcool, j’étais un mec de la dounia [qui n’est intéressé que par les biens matériels, NDLR]. Le djihad est devenu une obligation. Je n’ai fréquenté aucun réseau, crois-moi. Je ne connaissais personne. J’ai préparé mon voyage tout seul. Pendant une semaine entière, j’ai retiré 1000 euros par jour à la banque. Puis ce fut le grand départ. Nous sommes partis la dernière semaine de juin. Depuis Lyon, où nous sommes descendus, nous avons transité par avion à Istanbul, Antalya puis Hatay, en Turquie, avant d’atteindre, en car, Kilis, à la frontière turco-syrienne. Les premiers temps n’ont pas été faciles. Je n’avais aucun contact. Aucun point de chute. Il fallait faire vite, je ne voulais pas mettre les filles en danger. Nous sommes allés à Alep, dans le quartier de Salaheddine. C’est là que j’ai rapidement fait la connaissance de quelques combattants de « l’État islamique en Irak et au Levant » (EIIL). Ils étaient mes voisins. Pour être tout à fait honnête, quand je les ai approchés, je ne savais même pas qui ils étaient. Je n’avais jamais entendu parler d’eux. Tout ce que je voulais, c’était combattre aux côtés de ceux qui voulaient instaurer un État islamique en Syrie et imposer la charia. Rejoindre l’Armée syrienne libre (ASL) ne m’intéressait donc pas trop : nous partageons le même ennemi, mais pas le même objectif. Le leur est démocratique, je crois. J’ai rapidement réalisé que lorsque tu es étranger, on ne t’accueille pas à bras ouverts. On se méfie de toi, on te prend pour un espion. La confiance, ça se gagne sur le champ de bataille. L’EIIL m’a formé dans un camp militaire de Cheikh Souleimane [dans le nord du pays]. Pendant un mois, j’y ai appris à tirer, à ramper, à tuer. On m’a ensuite envoyé au front, dans la région d’Alep à chaque fois. Je ne suis pas passé par la « plonge » ou par les cuisines, comme tu sembles le penser. Les médias véhiculent cette idée pour décourager les combattants étrangers de venir nous rejoindre. Quelques jours seulement après mon arrivée, j’ai vu pour la première fois des hélicoptères de Bachar balancer des barils de TNT sur la population. Une fois, dix-sept barils sont tombés en une seule journée. Je ne sais pas comment te décrire ce que j’ai ressenti. Peu de temps après, j’ai abattu un soldat de Bachar. C’était dans la province d’Alep. Il faisait beau, c’était un matin de septembre. On se battait depuis trois jours. Il était derrière un mur. J’étais derrière un mur. On s’est tiré dessus jusqu’à ce que l’un de nous deux tombe. Ce fut lui. Je m’en souviens, parce que c’était le premier. Pas une seconde je n’ai culpabilisé, je l’avoue. Tu devrais voir ce qu’ils font subir à la population. Ici, la plupart des combats se font à distance, entre tirs de mortier et attaques de snipers. Il n’y a presque jamais de corps à corps. Pendant cinq mois, mes journées ont été les mêmes : combats durant des journées entières et tours de garde le soir, pendant deux heures. Le temps libre est réservé au nettoyage des armes et à la lecture du Coran. Ça caille, d’ailleurs, le soir. Et il pleut souvent. Parfois, j’ai les pieds trempés et glacés. Les filles m’appellent Superman En novembre 2013, j’ai changé de camp et j’ai rejoint le Front al-Nosra. Je ne me sentais plus très à l’aise avec l’EIIL. Je ne savais pas que « l’État islamique en Irak et au Levant » se battait aussi contre les soldats de l’ASL. Moi, je n’ai aucun problème avec les rebelles. Je ne te dirai pas grand-chose de plus. Je ne sais pas où sont les otages français [retenus prisonniers par l'EIIL] dont tu me parles. Je ne suis qu’un petit combattant. On ne partage pas ce genre d’informations avec moi. Contrairement à ce que tu penses, personne ne m’a considéré comme un traître quand je suis passé de l’un à l’autre. Al-Nosra et l’EIIL ne sont pas ennemis. Et puis, tu es libre de choisir dans quel camp tu veux te battre. Dans ma nouvelle « famille » d’Al-Qaïda, mon quotidien n’a pas vraiment changé. Mais mon champ de bataille s’est agrandi. J’ai combattu à Alep, Homs, Damas. J’ai peaufiné mon éducation militaire. J’ai dû choisir entre une formation aux explosifs, une formation de sniper et une formation de commando au sol. Al-Nosra m’a orienté vers la troisième option. Entre deux combats, nous rencontrons souvent des civils. Ils n’ont pas peur de nous. Au contraire. Souvent, les enfants se moquent de moi quand je parle français…. Et même quand je parle arabe d’ailleurs ! Je ne maîtrise pas encore très bien la langue. Chaque mois, nous sommes rémunérés 8 000 livres syriennes (environ 50 euros). Une somme amplement suffisante pour vivre, sachant que le logement, les armes et la nourriture sont fournis par Al-Nosra. Moi, je me suis acheté ma propre Kalachnikov au marché noir. Elle m’a coûté 1 200 dollars. C’est cher mais au moins, elle est à moi. Je me suis fabriqué une ceinture d’explosifs aussi. Si jamais, un jour, je n’ai plus de munitions ou de solution de repli, je pourrais foncer sur l’ennemi et me faire sauter. Autant en emporter un maximum avec moi. Tu t’inquiètes pour les filles. Mais elles ne sont pas malheureuses. Leurs vies sont entre les mains de Dieu. Elles ne sont pas non plus en danger. Elles restent avec les femmes et les enfants des autres combattants, loin des combats, mais je ne te dirai pas où. Je ne les vois presque jamais, en réalité. Quand je pars au front, je m’absente pendant des semaines entières. Tout ce que je peux te dire, c’est que le Nutella leur manque. Quand une zone devient trop dangereuse, Al-Nosra les déplace. Il y a un mois, elles étaient à Harithan [non loin d’Alep], et à cause des affrontements de plus en plus violents entre l’ASL et l’EIIL, elles ont été déplacées. Al-Nosra les a transférées à la frontière turco-syrienne. Quand je pleure, Mariam et Fatima sont incroyables, elles m’appellent Superman ! Ça me fait rire à chaque fois. C’est fou comme elles s’adaptent à toutes les situations. (Au fait, ça va être compliqué de te mettre en contact avec Khadija. Si elle sait que je parle à une autre femme, même journaliste, elle me tue !) Je ne rentrerai jamais Vendredi 31 janvier, tu as cherché à me joindre toute la journée. Mais j’étais au front, à côté de Homs, à Talbisseh. C’était vraiment chaud. J’ai perdu mon meilleur ami ce jour-là. Il avait 27 ans lui aussi, il était belge. Un sniper l’a abattu, au détour d’une rue. Je suis allé le chercher. Il est mort dans mes bras. Si tu voyais, notre armement est dérisoire par rapport à celui des hommes du régime. On n’a que des armes légères. Eux, par exemple, ont des lunettes de vision nocturne. Nous, on creuse des tranchées pour se protéger, c’est tout ce qu’on peut faire pour ne pas être vus par l’ennemi. C’est peut-être pour ça que certains djihadistes se tournent vers les opérations martyres. C’est vrai, j’ai la possibilité de m’inscrire sur une liste pour devenir kamikaze. Je ne sais pas si je vais le faire. Je n’ai pas pris de décision. Quoi qu’il en soit, je te promets de me connecter à Facebook, tant que je suis vivant. Si je tombe au combat, personne ne te préviendra. Personne ne sait que je te parle. On n’aime pas trop les journalistes par ici. Ne t’inquiète pas. La mort est une récompense pour moi. Je me fous complètement d’être repéré et surveillé par les services français sur les réseaux sociaux. Je ne rentrerai jamais. Je ne te demande qu’une chose : ne pas me trahir. Ne donne pas ma véritable identité. Mes parents, mes deux frères et ma petite sœur ne savent rien. Ils pensent que je parcours le monde. Peut-être se doutent-ils de quelque chose. Je ne sais pas. Mais que pouvais-je leur dire ? Ils ne comprendraient pas. Ça leur ferait de la peine. Ne raconte pas tout à ta famille. Elle n’appréciait déjà pas beaucoup mon adoration pour Allah. Elle serait inquiète de me savoir ici. Tiens-moi juste au courant pour la parution de ce témoignage. Essaie de le publier avant que je meurs ;) Oui, je sais, humour de merde.
France 24
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