l faudra attendre quelques semaines pour savoir exactement ce qui a tué Whitney Houston, mais de nombreuses théories nous disent déjà sur qui faire peser les soupçons. Sa mort serait une sorte de suicide.
Elle a peut-être subi l'influence fatale de son ex-mari. Ou sa mort pourrait bien être attribuée à un complot encore plus vaste –un qui engloberait tous les complices de son addiction au sein du show-business, et même sa horde de fans.
Et quid de tous ceux qui ont lu ses mésaventures dans la presse à scandale, regardé ses tribulations dans une émission de télé-réalité, ou qui ont fait le pied de grue devant ces vidéos YouTube où elle apparaît camée et en nage? Et si nous avions tous tué Whitney Houston –comme nous avons tous tué Amy Winehouse l'été dernier, Michael Jackson et même Anna Nicole Smith?
Plus elle tombait bas, plus elle faisait les gros titres
Il est facile de conspuer l'Amérique quand une célébrité succombe à la drogue. En laissant Houston monétiser ses propres humiliations, nous avons laissé libre cours à ses addictions: plus elle tombait bas, plus elle faisait les gros titres. Evidemment, on se faisait du souci pour elle, comme on s'en faisait pour Winehouse et Jackson et Smith.
Mais en même temps, c'est sa vie et sa rapide descente aux enfers que nous tournions en ridicule, jusqu'à ce qu'elle franchisse un seuil terrible où l'abus de drogues était tout ce qui lui restait –la dernière chance d'une star déchue pour s'attirer les faveurs de la presse et se faire un peu d'argent. Tout ce voyeurisme et ces sordides profits l'ont-ils poussée droit dans le caniveau? La culture de la célébrité doit-elle être tenue responsable de sa mort?
Je n'en suis pas certain. En accusant le public américain, un tel réquisitoire ignore les bénéfices fondamentaux qu'on peut tirer de la presse à scandale, des émissions télé, et de tout l'attirail de la notoriété. Être célèbre, que ce soit (pour le meilleur) parce qu'on est un héros de guerre ou (pour le pire) parce qu'on a perdu très vite du poids –cela vaut beaucoup d'argent. Et l'argent, grosso modo, est très bon pour votre santé.
L'abus de drogues est pire chez les pauvres
S'exprimant à la télévision nationale en 2002, peu avant sa déclaration tristement célèbre, «le crack, c'est de la merde», la diva fraîchement désintoxiquée eut un propos révélateur sur la nature de son addiction. «Le crack, c'est pas cher», dit-elle, «Je gagne beaucoup trop d'argent pour fumer un jour du crack. Que cela soit clair». Oui, elle se droguait, mais elle le faisait comme quelqu'un de riche.
L'abus de drogues a des conséquences bien plus désastreuses, en moyenne, pour ceux qui vivent dans la pauvreté. De nombreuses études épidémiologiques ont démontré que plus votre statut socio-économique est élevé, moins vous avez de chances de mourir de vos addictions.
Les toxicomanes pauvres ont plus de risques de partager leurs seringues et leurs ustensiles; ils ont plus de risques de prendre du speedball; ils connaissent des taux élevés de VIH et des taux d'accès aux soins correspondants inférieurs; ils ont tendance à s'injecter leurs drogues à la chaîne dans des «shooting galleries»; et ils n'ont pas les amis ou les proches qui pourraient les pousser vers les cures de désintox, ou même les conduire aux urgences en cas d'overdose. Si vous êtes drogué et que vous êtes à la rue, vous êtes plus vulnérable à la morbidité et à la mortalité liées à votre maladie.
Combien de fois l'avons nous sauvée?
Dans la mesure où la fascination du public pour la toxicomanie de Houston l'a fait rester dans les journaux et à la télévision, elle a aussi empêché que ses revenus tombent à zéro, même dans ses jours les plus sombres. Avant samedi, qui peut dire combien de fois ses disques de platines et son statut de célébrité lui ont sauvé la vie?
Tous ceux qui en veulent à l'Amérique vont sans doute faire leurs gorges chaudes de l'idée selon laquelle c'est peut-être grâce à l'émission Being Bobby Brown que Houston a gardé la forme. Mais leur argument ne se contente pas d'ignorer les effets salutaires d'un revenu positif. Il se fonde aussi sur une hypothèse bancale voulant que quelqu'un doive toucher le fond avant d'espérer aller mieux.
Empêchée de toucher le fond
En 1972, un chercheur du nom de Leon Brill s'est intéressé au processus de «dé-dépendance» chez une douzaine de toxicomanes et a proposé la formule du «creux de la vague» pour décrire le moment où ses sujets décidaient de se désintoxiquer.
C'était seulement quand les choses tournaient suffisamment mal, selon Brill, que les bénéfices de la désintoxication commençaient à l'emporter sur les coûts de la dépendance. (Dans la littérature spécialisée sur le sevrage alcoolique, cette notion date de la fin des années 1950 et est liée à l'idée selon laquelle la sévérité de l'alcoolisme suit une courbe en cloche inversée).
Peut-être, diront certains, la fascination du public pour la toxicomanie de Whitney Houston l'a empêchée de toucher le fond, et l'a laissé s'embourber dans une sorte de purgatoire de la drogue, finalement mortel.
Plus on est proche de toucher le fond, moins on a de chances de s'en sortir
Mais une étude publiée en 2007 dans la revue Drug and Alcohol Dependence [dépendance à la drogue et à l'alcool] laisse entendre que l'hypothèse du creux de la vague pourrait être fausse. Des chercheurs du Centre médical des anciens-combattants de Dallas se sont penchés sur 200 toxicomanes pour voir si leur désir de désintoxication correspondait à la gravité de leur détresse émotionnelle, ou à de récents événements stressants, comme un divorce ou la perte d'un emploi.
Ils ont trouvé que leur hypothèse était complètement fausse: l'anxiété, la dépression et autres causes existentielles de stress étaient inversement corrélées à la motivation d'arrêter la drogue. En d'autres termes, plus vous êtes proche de toucher le fond, moins vous avez de chances de vous en sortir.
Il y a d'autres problèmes, plus intuitifs, avec l'idée du creux de la vague. Toute personne qui s'est sortie d'une dépendance à la drogue a forcément un moment ou des moments dans son passé qu'elle peut décrire, rétrospectivement, comme une «croisée des chemins» où elle a «touché le fond»; cette idée pourrait simplement être une histoire que nous nous racontons une fois devenus sobres.
Il est aussi possible qu'en touchant le fond, vous augmentiez vos risques de mourir, vu qu'un tel état a toutes les chances de s'accompagner de comportements très dangereux. Si apparaître au générique d'une émission de télé-réalité sur son propre déclin a écarté Whitney Houston du creux de la vague, ou si elle a relevé le seuil du pire, alors la fascination du public l'a peut-être aidée à se maintenir en vie.
L'argument du «nous avons tous tué Whitney» a le mérite de flatter notre orgueil. Il fait de nous des acteurs importants dans le mélodrame de sa vie, et en nous laissant confesser un péché imaginaire, il apaise toute culpabilité que nous pourrions avoir à nous vautrer dans la trash culture. Mais la vérité, c'est que nous n'avons pas tué Whitney Houston. Et qui sait, nous lui avons peut-être un tout petit peu facilité la vie.
Daniel Engber
Traduit par Peggy Sastre
Elle a peut-être subi l'influence fatale de son ex-mari. Ou sa mort pourrait bien être attribuée à un complot encore plus vaste –un qui engloberait tous les complices de son addiction au sein du show-business, et même sa horde de fans.
Et quid de tous ceux qui ont lu ses mésaventures dans la presse à scandale, regardé ses tribulations dans une émission de télé-réalité, ou qui ont fait le pied de grue devant ces vidéos YouTube où elle apparaît camée et en nage? Et si nous avions tous tué Whitney Houston –comme nous avons tous tué Amy Winehouse l'été dernier, Michael Jackson et même Anna Nicole Smith?
Plus elle tombait bas, plus elle faisait les gros titres
Il est facile de conspuer l'Amérique quand une célébrité succombe à la drogue. En laissant Houston monétiser ses propres humiliations, nous avons laissé libre cours à ses addictions: plus elle tombait bas, plus elle faisait les gros titres. Evidemment, on se faisait du souci pour elle, comme on s'en faisait pour Winehouse et Jackson et Smith.
Mais en même temps, c'est sa vie et sa rapide descente aux enfers que nous tournions en ridicule, jusqu'à ce qu'elle franchisse un seuil terrible où l'abus de drogues était tout ce qui lui restait –la dernière chance d'une star déchue pour s'attirer les faveurs de la presse et se faire un peu d'argent. Tout ce voyeurisme et ces sordides profits l'ont-ils poussée droit dans le caniveau? La culture de la célébrité doit-elle être tenue responsable de sa mort?
Je n'en suis pas certain. En accusant le public américain, un tel réquisitoire ignore les bénéfices fondamentaux qu'on peut tirer de la presse à scandale, des émissions télé, et de tout l'attirail de la notoriété. Être célèbre, que ce soit (pour le meilleur) parce qu'on est un héros de guerre ou (pour le pire) parce qu'on a perdu très vite du poids –cela vaut beaucoup d'argent. Et l'argent, grosso modo, est très bon pour votre santé.
L'abus de drogues est pire chez les pauvres
S'exprimant à la télévision nationale en 2002, peu avant sa déclaration tristement célèbre, «le crack, c'est de la merde», la diva fraîchement désintoxiquée eut un propos révélateur sur la nature de son addiction. «Le crack, c'est pas cher», dit-elle, «Je gagne beaucoup trop d'argent pour fumer un jour du crack. Que cela soit clair». Oui, elle se droguait, mais elle le faisait comme quelqu'un de riche.
L'abus de drogues a des conséquences bien plus désastreuses, en moyenne, pour ceux qui vivent dans la pauvreté. De nombreuses études épidémiologiques ont démontré que plus votre statut socio-économique est élevé, moins vous avez de chances de mourir de vos addictions.
Les toxicomanes pauvres ont plus de risques de partager leurs seringues et leurs ustensiles; ils ont plus de risques de prendre du speedball; ils connaissent des taux élevés de VIH et des taux d'accès aux soins correspondants inférieurs; ils ont tendance à s'injecter leurs drogues à la chaîne dans des «shooting galleries»; et ils n'ont pas les amis ou les proches qui pourraient les pousser vers les cures de désintox, ou même les conduire aux urgences en cas d'overdose. Si vous êtes drogué et que vous êtes à la rue, vous êtes plus vulnérable à la morbidité et à la mortalité liées à votre maladie.
Combien de fois l'avons nous sauvée?
Dans la mesure où la fascination du public pour la toxicomanie de Houston l'a fait rester dans les journaux et à la télévision, elle a aussi empêché que ses revenus tombent à zéro, même dans ses jours les plus sombres. Avant samedi, qui peut dire combien de fois ses disques de platines et son statut de célébrité lui ont sauvé la vie?
Tous ceux qui en veulent à l'Amérique vont sans doute faire leurs gorges chaudes de l'idée selon laquelle c'est peut-être grâce à l'émission Being Bobby Brown que Houston a gardé la forme. Mais leur argument ne se contente pas d'ignorer les effets salutaires d'un revenu positif. Il se fonde aussi sur une hypothèse bancale voulant que quelqu'un doive toucher le fond avant d'espérer aller mieux.
Empêchée de toucher le fond
En 1972, un chercheur du nom de Leon Brill s'est intéressé au processus de «dé-dépendance» chez une douzaine de toxicomanes et a proposé la formule du «creux de la vague» pour décrire le moment où ses sujets décidaient de se désintoxiquer.
C'était seulement quand les choses tournaient suffisamment mal, selon Brill, que les bénéfices de la désintoxication commençaient à l'emporter sur les coûts de la dépendance. (Dans la littérature spécialisée sur le sevrage alcoolique, cette notion date de la fin des années 1950 et est liée à l'idée selon laquelle la sévérité de l'alcoolisme suit une courbe en cloche inversée).
Peut-être, diront certains, la fascination du public pour la toxicomanie de Whitney Houston l'a empêchée de toucher le fond, et l'a laissé s'embourber dans une sorte de purgatoire de la drogue, finalement mortel.
Plus on est proche de toucher le fond, moins on a de chances de s'en sortir
Mais une étude publiée en 2007 dans la revue Drug and Alcohol Dependence [dépendance à la drogue et à l'alcool] laisse entendre que l'hypothèse du creux de la vague pourrait être fausse. Des chercheurs du Centre médical des anciens-combattants de Dallas se sont penchés sur 200 toxicomanes pour voir si leur désir de désintoxication correspondait à la gravité de leur détresse émotionnelle, ou à de récents événements stressants, comme un divorce ou la perte d'un emploi.
Ils ont trouvé que leur hypothèse était complètement fausse: l'anxiété, la dépression et autres causes existentielles de stress étaient inversement corrélées à la motivation d'arrêter la drogue. En d'autres termes, plus vous êtes proche de toucher le fond, moins vous avez de chances de vous en sortir.
Il y a d'autres problèmes, plus intuitifs, avec l'idée du creux de la vague. Toute personne qui s'est sortie d'une dépendance à la drogue a forcément un moment ou des moments dans son passé qu'elle peut décrire, rétrospectivement, comme une «croisée des chemins» où elle a «touché le fond»; cette idée pourrait simplement être une histoire que nous nous racontons une fois devenus sobres.
Il est aussi possible qu'en touchant le fond, vous augmentiez vos risques de mourir, vu qu'un tel état a toutes les chances de s'accompagner de comportements très dangereux. Si apparaître au générique d'une émission de télé-réalité sur son propre déclin a écarté Whitney Houston du creux de la vague, ou si elle a relevé le seuil du pire, alors la fascination du public l'a peut-être aidée à se maintenir en vie.
L'argument du «nous avons tous tué Whitney» a le mérite de flatter notre orgueil. Il fait de nous des acteurs importants dans le mélodrame de sa vie, et en nous laissant confesser un péché imaginaire, il apaise toute culpabilité que nous pourrions avoir à nous vautrer dans la trash culture. Mais la vérité, c'est que nous n'avons pas tué Whitney Houston. Et qui sait, nous lui avons peut-être un tout petit peu facilité la vie.
Daniel Engber
Traduit par Peggy Sastre