Joe Biden n’était pas encore président. Candidat pour le parti démocrate face à Donald Trump, soutien affirmé du prince héritier saoudien Mohammed ben Salman. Lui avait pris le contrepied de son adversaire et avait déclaré qu’il voulait faire de l’Arabie saoudite un « paria » sur la scène internationale. En cause, le rôle de son dirigeant de facto dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi.
Devenu président, il avait poursuivi sur la même voie et déclassifié un rapport de la CIA qui accusait Mohammed ben Salman d’avoir « validé » ce meurtre. Le rapport avait été rejeté par Riyad, mais sa publication mettait la pression sur Mohammed ben Salman devenu persona non grata dans bon nombre de pays. Le ton était donné par Washington : pas question de traiter l’Arabie saoudite avec autant d’égard que ne l’avait fait Donald Trump. L’administration Biden, elle, allait réintroduire des valeurs dans sa diplomatie.
« Réorienter » les relations
Mais un an et demi plus tard, le même Joe Biden va se rendre à Djeddah au cours de son premier voyage en tant que président au Moyen-Orient. La décision est perçue comme un revirement dans son propre camp. Alors le président américain essaye de se défendre. Samedi, il a publié une tribune dans le Washington Post, le journal pour lequel travaillait Jamal Khashoggi. Il y défend son bilan au Moyen-Orient, notamment son soutien aux opposants saoudiens. Et affirme qu’il n’a jamais été question pour lui de « rompre » les liens avec Riyad, un allié « depuis 80 ans », mais de « réorienter » les relations.
Mais le sens de la tribune interpelle. « C’est inédit dans l’usage diplomatique de publier et de s’auto-justifie », relève Hasni Abidi, directeur du Cernam, le centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen et politologue à l’université de Genève. Pour lui, elle trahit un malaise bien réel chez Joe Biden : « À mon avis, il est convaincu que sa première position était une position dictée par ses convictions. Le président a été tout de même douché par le meurtre de Jamal Khashoggi. C’est lui qui a déclassé le rapport de la CIA : ce n’est pas rien ! Mais c’est lui-même aussi qui va en Arabie saoudite ».
Malaise perceptible
Cette visite marque un rapprochement avec Riyad, malgré les efforts de la Maison Blanche pour diminuer la portée de cette étape. L’administration américaine dans son ensemble n’a cependant jamais réussi à lever ce malaise. Pendant des semaines, elle n’a pas voulu confirmer les rumeurs concernant cette visite. Puis, elle a ensuite nié l’importance des interactions entre Joe Biden et Mohammed ben Salman. Le président américain doit assister à une réunion du conseil de coopération du Golfe, l’organisation régionale qui réunit les pays de la Péninsule à l’exception du Yémen, puis avoir une rencontre bilatérale avec le roi Salman d’Arabie saoudite.
Dans les deux cas, la Maison Blanche reconnaît que le prince héritier sera présent, mais elle affirme qu’il n’y aura pas de rencontre directe avec Mohamed ben Salman. Une perspective peu réaliste. « N’oublions pas que le roi Salman est quelqu’un de très âgé qui est souverain sans vraiment gouverner, relève Guillaume Fourmont, le rédacteur en chef des revues Moyen-Orient et Carto. Dire que la venue de Joe Biden sera entièrement sous l’autorité du roi Salman ? Ne soyons pas si naïfs ! Mohammed ben Salman aura tout le temps de partager ses vues avec le président américain. »
Ce revirement s’explique tout d’abord par une continuité dans la diplomatie américaine au Moyen-Orient. Au cours de cette première visite dans la région, Joe Biden se rend en Israël, dans les Territoires palestiniens et en Arabie saoudite. Israël et l’Arabie sont deux des plus grands alliés des États-Unis au Moyen-Orient, quelles que soient les administrations en place à Washington. Et étant donné l’absence de progrès enregistrés dans les négociations avec l’Iran, la donne régionale n’a pour l’instant pas changé. L’Iran et ses alliés sont toujours actifs en Irak, en Syrie et au Yémen. Washington a donc besoin de ses alliés traditionnels : il y va d’un certain réalisme géopolitique.
« Allié énergétique »
Mais le principal facteur n’est pas régional, il s’agit de la guerre en Ukraine. Depuis février, les prix de l’énergie ont flambé. Et même dans un pays comme les États-Unis devenu indépendant sur le plan énergétique, cette hausse des prix a entraîné une inflation qui pèse sur les consommateurs. À quatre mois des élections de mi-mandat, Joe Biden veut donc enrayer cette inflation.
« La question pétrolière est déterminante pour les élections de mi-mandat : il faut absolument absorber l’inflation », estime Hasni Abidi, qui a dirigé l’ouvrage Le Moyen-Orient selon Joe Biden. Pour cela, il compte sur Riyad. « Dans un contexte énergétique tendu, les États-Unis veulent absolument avoir un allié énergétique de poids, explique Guillaume Fourmont. Pour faire simple, l’Arabie saoudite détient le robinet mondial du pétrole. Donc, l’une des priorités de Joe Biden sera certainement d’aborder la question de la place de l’Arabie sur le marché énergétique et d’inciter Mohammed ben Salman à ouvrir le robinet pour faire baisser la pression des prix sur le pétrole. »
La guerre en Ukraine a replacé l’Arabie saoudite, un temps isolée après le meurtre de Jamal Khashoggi, au cœur de la géopolitique mondiale. Et de manière générale, les pays du Golfe se retrouvent en position de force, estime Hasni Abidi : « Aujourd’hui, on sait très bien que l’heure du Golfe a sonné ». Mais le directeur du Cernam prévient : « les États du Golfe ont changé. Aujourd’hui, ils ont aussi leurs exigences. Ils sont prêts à entrer en matière pour aider les États-Unis mais ils ont leurs conditions ». Celles de l’Arabie saoudite concernent son armement : Riyad exige qu’aucune restriction ne soit mise en place sur les ventes d’armes. Puis, elle porte sur le Yémen : l’Arabie saoudite, engagée militairement chez son voisin, demande que le mouvement rebelle houthi, soutenu par l’Iran, soit considéré comme une organisation terroriste. « On voit que les États-Unis sont sur le point d’accéder à deux des demandes saoudiennes », estime Hasni Abidi.
Le président français Emmanuel Macron fut le premier à se rendre en Arabie saoudite depuis l’assassinat de Jamal Khashoggi ; c’était en décembre dernier. Depuis, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est aussi rendu sur place. Et Mohammed ben Salman a entrepris le mois dernier une tournée régionale. L’isolement du prince héritier saoudien est bel et bien terminé et à cet égard, la visite de Joe Biden à Djeddah est un symbole fort. Mais étant donné les précautions oratoires de l’administration Biden entourant cette étape saoudienne, il faudra tout de même au jeune dirigeant saoudien probablement encore attendre avant d’avoir une invitation à la Maison Blanche.
Devenu président, il avait poursuivi sur la même voie et déclassifié un rapport de la CIA qui accusait Mohammed ben Salman d’avoir « validé » ce meurtre. Le rapport avait été rejeté par Riyad, mais sa publication mettait la pression sur Mohammed ben Salman devenu persona non grata dans bon nombre de pays. Le ton était donné par Washington : pas question de traiter l’Arabie saoudite avec autant d’égard que ne l’avait fait Donald Trump. L’administration Biden, elle, allait réintroduire des valeurs dans sa diplomatie.
« Réorienter » les relations
Mais un an et demi plus tard, le même Joe Biden va se rendre à Djeddah au cours de son premier voyage en tant que président au Moyen-Orient. La décision est perçue comme un revirement dans son propre camp. Alors le président américain essaye de se défendre. Samedi, il a publié une tribune dans le Washington Post, le journal pour lequel travaillait Jamal Khashoggi. Il y défend son bilan au Moyen-Orient, notamment son soutien aux opposants saoudiens. Et affirme qu’il n’a jamais été question pour lui de « rompre » les liens avec Riyad, un allié « depuis 80 ans », mais de « réorienter » les relations.
Mais le sens de la tribune interpelle. « C’est inédit dans l’usage diplomatique de publier et de s’auto-justifie », relève Hasni Abidi, directeur du Cernam, le centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen et politologue à l’université de Genève. Pour lui, elle trahit un malaise bien réel chez Joe Biden : « À mon avis, il est convaincu que sa première position était une position dictée par ses convictions. Le président a été tout de même douché par le meurtre de Jamal Khashoggi. C’est lui qui a déclassé le rapport de la CIA : ce n’est pas rien ! Mais c’est lui-même aussi qui va en Arabie saoudite ».
Malaise perceptible
Cette visite marque un rapprochement avec Riyad, malgré les efforts de la Maison Blanche pour diminuer la portée de cette étape. L’administration américaine dans son ensemble n’a cependant jamais réussi à lever ce malaise. Pendant des semaines, elle n’a pas voulu confirmer les rumeurs concernant cette visite. Puis, elle a ensuite nié l’importance des interactions entre Joe Biden et Mohammed ben Salman. Le président américain doit assister à une réunion du conseil de coopération du Golfe, l’organisation régionale qui réunit les pays de la Péninsule à l’exception du Yémen, puis avoir une rencontre bilatérale avec le roi Salman d’Arabie saoudite.
Dans les deux cas, la Maison Blanche reconnaît que le prince héritier sera présent, mais elle affirme qu’il n’y aura pas de rencontre directe avec Mohamed ben Salman. Une perspective peu réaliste. « N’oublions pas que le roi Salman est quelqu’un de très âgé qui est souverain sans vraiment gouverner, relève Guillaume Fourmont, le rédacteur en chef des revues Moyen-Orient et Carto. Dire que la venue de Joe Biden sera entièrement sous l’autorité du roi Salman ? Ne soyons pas si naïfs ! Mohammed ben Salman aura tout le temps de partager ses vues avec le président américain. »
Ce revirement s’explique tout d’abord par une continuité dans la diplomatie américaine au Moyen-Orient. Au cours de cette première visite dans la région, Joe Biden se rend en Israël, dans les Territoires palestiniens et en Arabie saoudite. Israël et l’Arabie sont deux des plus grands alliés des États-Unis au Moyen-Orient, quelles que soient les administrations en place à Washington. Et étant donné l’absence de progrès enregistrés dans les négociations avec l’Iran, la donne régionale n’a pour l’instant pas changé. L’Iran et ses alliés sont toujours actifs en Irak, en Syrie et au Yémen. Washington a donc besoin de ses alliés traditionnels : il y va d’un certain réalisme géopolitique.
« Allié énergétique »
Mais le principal facteur n’est pas régional, il s’agit de la guerre en Ukraine. Depuis février, les prix de l’énergie ont flambé. Et même dans un pays comme les États-Unis devenu indépendant sur le plan énergétique, cette hausse des prix a entraîné une inflation qui pèse sur les consommateurs. À quatre mois des élections de mi-mandat, Joe Biden veut donc enrayer cette inflation.
« La question pétrolière est déterminante pour les élections de mi-mandat : il faut absolument absorber l’inflation », estime Hasni Abidi, qui a dirigé l’ouvrage Le Moyen-Orient selon Joe Biden. Pour cela, il compte sur Riyad. « Dans un contexte énergétique tendu, les États-Unis veulent absolument avoir un allié énergétique de poids, explique Guillaume Fourmont. Pour faire simple, l’Arabie saoudite détient le robinet mondial du pétrole. Donc, l’une des priorités de Joe Biden sera certainement d’aborder la question de la place de l’Arabie sur le marché énergétique et d’inciter Mohammed ben Salman à ouvrir le robinet pour faire baisser la pression des prix sur le pétrole. »
La guerre en Ukraine a replacé l’Arabie saoudite, un temps isolée après le meurtre de Jamal Khashoggi, au cœur de la géopolitique mondiale. Et de manière générale, les pays du Golfe se retrouvent en position de force, estime Hasni Abidi : « Aujourd’hui, on sait très bien que l’heure du Golfe a sonné ». Mais le directeur du Cernam prévient : « les États du Golfe ont changé. Aujourd’hui, ils ont aussi leurs exigences. Ils sont prêts à entrer en matière pour aider les États-Unis mais ils ont leurs conditions ». Celles de l’Arabie saoudite concernent son armement : Riyad exige qu’aucune restriction ne soit mise en place sur les ventes d’armes. Puis, elle porte sur le Yémen : l’Arabie saoudite, engagée militairement chez son voisin, demande que le mouvement rebelle houthi, soutenu par l’Iran, soit considéré comme une organisation terroriste. « On voit que les États-Unis sont sur le point d’accéder à deux des demandes saoudiennes », estime Hasni Abidi.
Le président français Emmanuel Macron fut le premier à se rendre en Arabie saoudite depuis l’assassinat de Jamal Khashoggi ; c’était en décembre dernier. Depuis, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est aussi rendu sur place. Et Mohammed ben Salman a entrepris le mois dernier une tournée régionale. L’isolement du prince héritier saoudien est bel et bien terminé et à cet égard, la visite de Joe Biden à Djeddah est un symbole fort. Mais étant donné les précautions oratoires de l’administration Biden entourant cette étape saoudienne, il faudra tout de même au jeune dirigeant saoudien probablement encore attendre avant d’avoir une invitation à la Maison Blanche.