L'alternance paisible des dirigeants ne fleurit guère en Afrique. Le continent a beau s'arracher à sa longue détresse, la démocratie n'épouse pas cet essor. C'est par l'émeute que le "printemps arabe" aura chassé des potentats inamovibles. Et la jeune Afrique noire détient le record des despotismes interminables et des coups d'État militaires. Heureuse exception : le Sénégal !
L'élection présidentielle y fut plus perdue par le sortant que gagnée par son vainqueur, Macky Sall. Pourquoi ? Parce que la chute du président Wade fut consommée, dès 2011, lorsqu'il imagina un tripatouillage constitutionnel pour s'ouvrir un troisième mandat et y couver la succession de son fils. Devant l'agitation de la rue, il recula à demi, mais sans renoncer à l'élection. Ce fut sa perte. Car dans les urnes déferla une aversion recuite contre la manigance. Au point de rassembler entre les deux tours, dans le "tout sauf Wade", une opposition pourtant très dispersée.
Wade fut en fait moins puni pour un bilan d'ailleurs présentable que victime d'une réaction légaliste. In fine, au soir de sa défaite, il fut le premier pour saluer, à l'américaine, son vainqueur. Le geste idoine pour conclure une fable démocratique qui fera date sous les tropiques !
La démocratie, dit-on, ne fait son chemin qu'au sein d'une relative prospérité. Le Sénégal dément ce pseudo-théorème. Il ne jouit pas des pactoles du sol et du sous-sol qui tombent en pluie d'or sur plusieurs pays de l'Afrique nouvelle. Avec ses 13 millions d'habitants, il croupit au 150e rang du classement mondial de la richesse. Son PIB moyen par habitant (1 000 euros annuels) est... le dixième du gabonais, le quinzième de la Guinée équatoriale, deux émirats pétroliers, bonnets d'âne de la petite classe démocratique.
Dans un Dakar démesurément grossi par l'exode rural, le chômage des jeunes est ravageur. Il jette des désespérés sur de périlleuses barcasses vers l'Eldorado européen. Coupé en deux par la Gambie, le Sénégal laisse s'étioler dans une fronde intermittente sa riche Casamance du Sud. Partout un clanisme défensif instille les venins de la corruption. La crise de la production électrique, avec ses coupures massives et incessantes, exaspère les Sénégalais.
Ce pays ne survit pauvrement qu'avec de l'arachide, les transferts d'argent de la diaspora sénégalaise et des bienveillances internationales qui auront généreusement réduit sa dette. Il jouit aussi d'être à égale distance de l'Amérique et de l'Europe, atout naturel pour un port en eau profonde, un aéroport où s'élabore un vaste hubintercontinental et un début d'industrialisation.
Tout cela ne pèse pas lourd dans les balances du monde. Au fond, le pauvre Sénégal n'est riche que de ses hommes, de leur civilité, de leurs talents. Bref, d'une culture qui conserve à leur pays une juste éminence dans le continent noir.
Sans en exagérer l'importance, l'histoire du Sénégal aura tissé depuis trois siècles avec la France des liens ailleurs déchirés ou rompus. Les habitants de quatre communes - Saint-Louis, Dakar, Rufisque et Gorée - furent pendant des lustres citoyens français. Les troupes sénégalaises auront combattu ici et là avec la France.
Mais surtout le président fondateur, Léopold Sédar Senghor, aura magistralement établi les fondations de l'indépendance dans une relation apaisée mais nullement servile avec la France. En popularisant le concept de négritude, il aura - loin d'un Lamine Guèye, loin d'un Houphouët-Boigny - écarté les vices d'un postcolonialisme incestueux. Il aura permis à de grandes figures intellectuelles sénégalaises de faire, par la réflexion critique, le deuil du cruel héritage de l'esclavage et de la colonisation. Ses sucesseurs, Abdou Diouf et Wade, n'auront étranglé ni une presse libre ni l'indocilité tapageuse des artistes.
Cette tolérance élitaire n'eût pas installé à elle seule la culture démocratique si le peuple, riche de sa propre histoire, n'y avait tant contribué. Les Wolofs, Sereres, Toucouleurs se sentent d'abord sénégalais : ils désamorcent dans l'ironie et les "vannes" leur rivalité ethnique. L'islam souverain, et ses 95 % de fidèles, fait, sans charia, bon ménage avec l'État laïque. Les grandes confréries - la mouride ou la tidjane - et leurs marabouts affiliés ont sagement rétréci l'implication politique de leurs édits. Elles entretiennent une antique sagesse coranique, palabreuse, fataliste, réaliste que bousculent désormais les embardées des jeunes générations : le Net et Facebook grouillent de leurs impatiences. Ils ne feront pas à Macky Sall un chemin sans épines. Mais voici déjà la première, venue d'ailleurs : l'effondrement du Mali.
À Dakar, une statue géante de l'homme africain tend vers le grand large un bras jugé emphatique : l'avenir n'est pas si prometteur. Mais le Sénégal lui a mis en main une torche de liberté.
Par CLAUDE IMBERT
SOURCE:Le Point et REWMI.COM
L'élection présidentielle y fut plus perdue par le sortant que gagnée par son vainqueur, Macky Sall. Pourquoi ? Parce que la chute du président Wade fut consommée, dès 2011, lorsqu'il imagina un tripatouillage constitutionnel pour s'ouvrir un troisième mandat et y couver la succession de son fils. Devant l'agitation de la rue, il recula à demi, mais sans renoncer à l'élection. Ce fut sa perte. Car dans les urnes déferla une aversion recuite contre la manigance. Au point de rassembler entre les deux tours, dans le "tout sauf Wade", une opposition pourtant très dispersée.
Wade fut en fait moins puni pour un bilan d'ailleurs présentable que victime d'une réaction légaliste. In fine, au soir de sa défaite, il fut le premier pour saluer, à l'américaine, son vainqueur. Le geste idoine pour conclure une fable démocratique qui fera date sous les tropiques !
La démocratie, dit-on, ne fait son chemin qu'au sein d'une relative prospérité. Le Sénégal dément ce pseudo-théorème. Il ne jouit pas des pactoles du sol et du sous-sol qui tombent en pluie d'or sur plusieurs pays de l'Afrique nouvelle. Avec ses 13 millions d'habitants, il croupit au 150e rang du classement mondial de la richesse. Son PIB moyen par habitant (1 000 euros annuels) est... le dixième du gabonais, le quinzième de la Guinée équatoriale, deux émirats pétroliers, bonnets d'âne de la petite classe démocratique.
Dans un Dakar démesurément grossi par l'exode rural, le chômage des jeunes est ravageur. Il jette des désespérés sur de périlleuses barcasses vers l'Eldorado européen. Coupé en deux par la Gambie, le Sénégal laisse s'étioler dans une fronde intermittente sa riche Casamance du Sud. Partout un clanisme défensif instille les venins de la corruption. La crise de la production électrique, avec ses coupures massives et incessantes, exaspère les Sénégalais.
Ce pays ne survit pauvrement qu'avec de l'arachide, les transferts d'argent de la diaspora sénégalaise et des bienveillances internationales qui auront généreusement réduit sa dette. Il jouit aussi d'être à égale distance de l'Amérique et de l'Europe, atout naturel pour un port en eau profonde, un aéroport où s'élabore un vaste hubintercontinental et un début d'industrialisation.
Tout cela ne pèse pas lourd dans les balances du monde. Au fond, le pauvre Sénégal n'est riche que de ses hommes, de leur civilité, de leurs talents. Bref, d'une culture qui conserve à leur pays une juste éminence dans le continent noir.
Sans en exagérer l'importance, l'histoire du Sénégal aura tissé depuis trois siècles avec la France des liens ailleurs déchirés ou rompus. Les habitants de quatre communes - Saint-Louis, Dakar, Rufisque et Gorée - furent pendant des lustres citoyens français. Les troupes sénégalaises auront combattu ici et là avec la France.
Mais surtout le président fondateur, Léopold Sédar Senghor, aura magistralement établi les fondations de l'indépendance dans une relation apaisée mais nullement servile avec la France. En popularisant le concept de négritude, il aura - loin d'un Lamine Guèye, loin d'un Houphouët-Boigny - écarté les vices d'un postcolonialisme incestueux. Il aura permis à de grandes figures intellectuelles sénégalaises de faire, par la réflexion critique, le deuil du cruel héritage de l'esclavage et de la colonisation. Ses sucesseurs, Abdou Diouf et Wade, n'auront étranglé ni une presse libre ni l'indocilité tapageuse des artistes.
Cette tolérance élitaire n'eût pas installé à elle seule la culture démocratique si le peuple, riche de sa propre histoire, n'y avait tant contribué. Les Wolofs, Sereres, Toucouleurs se sentent d'abord sénégalais : ils désamorcent dans l'ironie et les "vannes" leur rivalité ethnique. L'islam souverain, et ses 95 % de fidèles, fait, sans charia, bon ménage avec l'État laïque. Les grandes confréries - la mouride ou la tidjane - et leurs marabouts affiliés ont sagement rétréci l'implication politique de leurs édits. Elles entretiennent une antique sagesse coranique, palabreuse, fataliste, réaliste que bousculent désormais les embardées des jeunes générations : le Net et Facebook grouillent de leurs impatiences. Ils ne feront pas à Macky Sall un chemin sans épines. Mais voici déjà la première, venue d'ailleurs : l'effondrement du Mali.
À Dakar, une statue géante de l'homme africain tend vers le grand large un bras jugé emphatique : l'avenir n'est pas si prometteur. Mais le Sénégal lui a mis en main une torche de liberté.
Par CLAUDE IMBERT
SOURCE:Le Point et REWMI.COM