Dix ans après la mort du poète-président sénégalais, un grand paradoxe senghorien persiste toujours dans la littérature africaine. Celui qui est reconnu par tous, même par ses adversaires, comme le fondateur d’une démocratie en Afrique, respecté comme le premier académicien noir, est aussi celui dont la pensée restera la plus controversée aux yeux de ceux qui s’attachent plus aux épiphénomènes de l’Histoire qu’à la profondeur des thèses. C’est pourtant précisément le paradoxe qui rend sa pensée féconde et attachante.
Écrivain de la négritude, Senghor envisage de réhabiliter l’image du Négro-Africain en contredisant les discours européens sur le nègre et s’appuie pour ce faire sur le caractère essentiellement artistique du nègre. Il postule un renversement de perspective. Depuis l’esclavage et la colonisation, le regard de l’Europe sur le Négro-Africain et ses cultures a conduit à un violent déni : contraint par l’assimilation au renoncement de son être, il a été perçu comme sans histoire et donc sans culture. Paradoxalement, les cultures noires sont à l’origine d’un art qui enchantera les peintres du début du XXe siècle, à l’instar de Picasso. Chez les primitifs, les créateurs combinent dans leur manière artistique un acte quotidien du faire et un acte de croire ; le profane et le sacré ; le paganisme et toutes les formes de religiosité ou de cosmogonies. La prise en compte de cette dimension essentiellement artistique du Négro-Africain devrait inciter à une attitude plus compréhensive.
C’est par la pratique artistique que le Négro-Africain accède à l’identité de soi. Cette attitude compréhensive procède de l’approfondissement de l’une des premières intuitions de Senghor : « l’émotion nègre ». Très tôt apparue sous sa plume, la formule présente toutes les qualités d’un bon mot de khâgneux : « L’émotion est nègre comme la raison hellène. » C’est en la réinterrogeant sans cesse qu’il va en faire un élément fondamental de sa réflexion, dénonçant « l’erreur » qui s’est logée au cœur de la pensée occidentale. Nourrie de savoirs anciens et classiques, grecs et latins, cette dernière a évolué vers la rationalité, tournant le dos à ce qui la fécondait jusque-là. La critique du fameux cogito (« je pense donc je suis ») est de ce point de vue révélatrice. Senghor reproche au philosophe français Descartes d’avoir littéralement détourné la pensée grecque ancienne en plaçant la raison au-dessus de toute manière de penser, là où l’émotion devrait être première.
Grâce à sa lecture de Bergson, Senghor va montrer qu’il y a dans l’émotion une donnée « immédiate de la conscience » : parce qu’il y a dans la culture négro-africaine une pratique artistique constante, c’est bien par celle-ci que le nègre accède à l’espace comme à la durée ; à l’identité de soi comme à la connaissance de son être. De même que chez le Grec la raison contenait l’émotion, de même chez le Négro-Africain, l’émotion contient la raison. Il n’y a pas de coupure entre les deux.
En considérant l’art comme manière nègre de saisie du monde, Senghor légitime la pratique de la poésie en langue française. Dans son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948), il soutient que le chant est le caractère essentiel de cette poésie. On y trouve, poursuivra-t-il dans la postface d’Éthiopiques, symphonie, rythme, ordre et désordre dignes d’une partition de jazz, musique et texte mêlés. Ceci rapproche le poète contemporain des poétesses africaines et l’éloigne du griot. Ce dernier a trahi l’esprit de l’art en se faisant poète de cour dans la société nouvelle qui s’édifie en Afrique avec l’arrivée des villes européennes et l’ère des indépendances. En écrivant en français, au contraire, le poète espère mieux toucher, au-delà des Africains francophones, « par-delà mers et frontières, les autres hommes ». Les poètes nègres sont « comme des lamantins qui vont boire à la source » et rapportent de cette soif étanchée le savoir qui leur permet de vivre, sans se renier, leur existence au monde et de dire, sans fard, leur réel au monde.
On ne sera donc pas surpris que, parmi les nombreuses tâches accomplies par le poète – et que l’Histoire portera à son crédit –, celles relevant du domaine de la culture resteront les plus marquantes. Il n’a pas été seulement un mécène pour les artistes, un préfacier pour les jeunes créateurs : il reste celui qui a compris que le devenir de l’Afrique et sa place passaient par la défense de cette culture que le continent noir devait apporter au fameux « rendez-vous du donner et du recevoir des civilisations » dont parlait Césaire.
Jeuneafrique.com
Écrivain de la négritude, Senghor envisage de réhabiliter l’image du Négro-Africain en contredisant les discours européens sur le nègre et s’appuie pour ce faire sur le caractère essentiellement artistique du nègre. Il postule un renversement de perspective. Depuis l’esclavage et la colonisation, le regard de l’Europe sur le Négro-Africain et ses cultures a conduit à un violent déni : contraint par l’assimilation au renoncement de son être, il a été perçu comme sans histoire et donc sans culture. Paradoxalement, les cultures noires sont à l’origine d’un art qui enchantera les peintres du début du XXe siècle, à l’instar de Picasso. Chez les primitifs, les créateurs combinent dans leur manière artistique un acte quotidien du faire et un acte de croire ; le profane et le sacré ; le paganisme et toutes les formes de religiosité ou de cosmogonies. La prise en compte de cette dimension essentiellement artistique du Négro-Africain devrait inciter à une attitude plus compréhensive.
C’est par la pratique artistique que le Négro-Africain accède à l’identité de soi. Cette attitude compréhensive procède de l’approfondissement de l’une des premières intuitions de Senghor : « l’émotion nègre ». Très tôt apparue sous sa plume, la formule présente toutes les qualités d’un bon mot de khâgneux : « L’émotion est nègre comme la raison hellène. » C’est en la réinterrogeant sans cesse qu’il va en faire un élément fondamental de sa réflexion, dénonçant « l’erreur » qui s’est logée au cœur de la pensée occidentale. Nourrie de savoirs anciens et classiques, grecs et latins, cette dernière a évolué vers la rationalité, tournant le dos à ce qui la fécondait jusque-là. La critique du fameux cogito (« je pense donc je suis ») est de ce point de vue révélatrice. Senghor reproche au philosophe français Descartes d’avoir littéralement détourné la pensée grecque ancienne en plaçant la raison au-dessus de toute manière de penser, là où l’émotion devrait être première.
Grâce à sa lecture de Bergson, Senghor va montrer qu’il y a dans l’émotion une donnée « immédiate de la conscience » : parce qu’il y a dans la culture négro-africaine une pratique artistique constante, c’est bien par celle-ci que le nègre accède à l’espace comme à la durée ; à l’identité de soi comme à la connaissance de son être. De même que chez le Grec la raison contenait l’émotion, de même chez le Négro-Africain, l’émotion contient la raison. Il n’y a pas de coupure entre les deux.
En considérant l’art comme manière nègre de saisie du monde, Senghor légitime la pratique de la poésie en langue française. Dans son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948), il soutient que le chant est le caractère essentiel de cette poésie. On y trouve, poursuivra-t-il dans la postface d’Éthiopiques, symphonie, rythme, ordre et désordre dignes d’une partition de jazz, musique et texte mêlés. Ceci rapproche le poète contemporain des poétesses africaines et l’éloigne du griot. Ce dernier a trahi l’esprit de l’art en se faisant poète de cour dans la société nouvelle qui s’édifie en Afrique avec l’arrivée des villes européennes et l’ère des indépendances. En écrivant en français, au contraire, le poète espère mieux toucher, au-delà des Africains francophones, « par-delà mers et frontières, les autres hommes ». Les poètes nègres sont « comme des lamantins qui vont boire à la source » et rapportent de cette soif étanchée le savoir qui leur permet de vivre, sans se renier, leur existence au monde et de dire, sans fard, leur réel au monde.
On ne sera donc pas surpris que, parmi les nombreuses tâches accomplies par le poète – et que l’Histoire portera à son crédit –, celles relevant du domaine de la culture resteront les plus marquantes. Il n’a pas été seulement un mécène pour les artistes, un préfacier pour les jeunes créateurs : il reste celui qui a compris que le devenir de l’Afrique et sa place passaient par la défense de cette culture que le continent noir devait apporter au fameux « rendez-vous du donner et du recevoir des civilisations » dont parlait Césaire.
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