Dans une vidéo publiée par BBC News Afrique, le comédien et journaliste Golbert Diagne parle de la colonisation comme d’une expérience positive, et pousse le bouchon jusqu’à dire que s’il disposait encore « des jambes de ses trente ans », il irait « embrasser la statue de grand-père Faidherbe tous les matins », comme pour faire honneur à cet homme qui a énormément fait pour la colonie du Sénégal en général et Saint-Louis, en particulier selon lui. Depuis hier, le débat sur le sujet fait fureur – à juste raison ; j’entends ici apporter ma contribution en tentant de clarifier quelques points qui me semblent cruciaux.
D’abord, à quoi bon répondre ?
Un ami que j’interpelais hier sur la question, d’un geste de la main l’a vite écartée. « Cette question n’a pas besoin de faire couler beaucoup d’encre, m’a-t-il confié. Il est clair que la colonisation fut un cancer, clair que cette statue doit tomber, clair et cætera, clair et cætera. » Puis il a clos le sujet en quelques secondes, avant de se détourner. Je me suis dit : justement ! voilà le genre de postures qu’il ne faut pas tenir…
Car à ce propos, il n’y a rien qui tienne de l’évidence ou de la banalité. Cette vidéo de Golbert, comme tous les autres épisodes qui ont précédé, participent tous, d’une façon ou d’une autre, à la démonstration de l’existence de ce besoin d’aborder la question dans et pour nos sociétés. Il n’est nullement vrai que la question n’a pas besoin de faire couler de l’encre. Elle en a besoin ! En fait, le seul vrai danger que j’entrevois, c’est de se murer dans une sorte de condescendance intellectuelle et de s’y suffire. Banaliser ou sacrer tabou des questionnements d’ordre national, c’est aller à rebours du mouvement de la pensée et du progrès. Golbert n’a pas compris. Alors répondons, attisons le débat et parlons-en !
Ensuite, que penser des infrastructures laissées par les colons ?
L’argument majeur brandi par les défenseurs de l’idée d’une colonisation positive, consiste en l’indexation du tarmac de ponts, de routes, d’hôpitaux et d’autres bâtisses incroyables duquel était censé s’élever notre développement vers des cieux jusque-là jamais frôlés. La colonisation serait un mal nécessaire, la cuillère qu’on enfonce dans la bouche du nourrisson qui, geignant et pleurant, ne sait pas qu’en vrai, on est en train d’assurer sa survie en l’alimentant généreusement. Sans cette terrible poussée coloniale, qui sait dans quelle nuit sombre et reculée nos pays seraient-ils encore couchés ? Je ne le sais pas, Dieu le sait sans doute ; allons plutôt évacuer les deux réponses que j’ai pour les « défenseurs des colons ».
La première, c’est de dire que les soi-disant œuvres laissées en héritage par le colon, obéissaient à deux logiques de création qui ne nous concernaient nullement. Il s’agit de l’assimilationnisme, avec notamment la création d’écoles, centres de diffusion d’une vision du monde blanche et coloniale (exemple : Ecole des otages). Et de la logique du rapport d’utilité à l’action coloniale, avec notamment la construction du pont Faidherbe pour relier plus aisément les établissements français, dans l’île, aux villages d’où venaient taxes en nature et impôts divers, et permettre également le déploiement facile des troupes coloniales. Et cætera. Et cætera.
Mais cette réponse, en vérité, ne me plaît, ou ne me suffit pas. Elle semble vouloir mettre en balance les méfaits et les bonnes œuvres de la colonisation. Elle est le préambule d’un exercice ou d’un débat faussé à la racine, qui consisterait à invoquer à qui mieux mieux, les exactions ou bienfaisances de Faidherbe et de ses acolytes. La deuxième réponse, la seule qui compte vraiment à mes yeux, est savoir que discuter de la valeur présumée de ces legs matériels, est déjà une défaite dans ce combat de décolonisation mentale – qui est beaucoup plus ardue, et s’étend sur des générations parfois, comme l’explique Fanon dans « Les damnés de la Terre ».
C’est déjà une défaite – Césaire l’explique clairement dans son « Discours sur le colonialisme » – parce que l’autorité, ou la soumission, ou le pouvoir, ou la servitude, bref la question coloniale, n’est jamais de l’ordre du palpable, du toucher, de la richesse, du confort. La question est d’abord ou toujours de l’empire du spirituel ; elle interpelle et interroge notre dignité et notre condition d’Homme ; elle fait appel et nie ou fait état de notre humanité, de notre droit à prétendre à l’égalité aux autres, d’être comme eux, plus qu’eux, moins qu’eux.
Certes les infrastructures dont vous, défenseurs du concept du « mal nécessaire », parlez avec autant de passion, sont là, visibles par tous à l’œil nu – nous ne sommes pas aveugles, nous ne nions pas leur existence. Mais si – rendez-vous-en compte ! – nous repoussons leur évocation avec autant de fougue que vous ne déployez pour les magnifier, c’est parce qu’on ne les mentionne presque jamais pour dire ensuite, avec la violence d’un retour de bâton, qu’elles s’écrasent sous le poids – parce qu’elles n’ont existé que pour la servir – de l’horreur du crime contre l’humanité que fut la colonisation.
La plupart du temps, comme Golbert, et comme plein d’autres, on n’expose ces briques rouges et ces travaux du siècle dernier, que pour mieux sucrer l’effroyable pilule coloniale, et tisser – habilement parfois, inconsciemment souvent – une fibre de sympathie entre les anciennes puissance et colonie, au travers du pagne des turpitudes, des massacres et des humiliations infligées à nos ancêtres !
Voyez donc, chers amis défenseurs, pourquoi moi, comme d’autres, avons horreur de ces lèvres qui baisent les constructions coloniales, oubliant qu’elles n’ont été bâties que pour nous mieux assujettir ; et qu’après les avoir bâties, on a continué à nous apprivoiser comme le loup du Petit prince de Saint-Exupéry, à nous presser et nous exploiter comme une vigne mûre, à nous dominer tout simplement, sans nous laisser jamais de répit aucun.
Enfin, doit-on nier cette phase de l’histoire ?
Non, évidemment ! Il ne s’agit pas d’effacer une portion de l’histoire – le pourrions-nous d’ailleurs ? Au cas où la statue Faidherbe devra être déboulonnée, il serait bien de la replacer dans un musée et non de la détruire. L’histoire, c’est important. Surtout si on l’enseigne correctement ! Elle participe à forger la conscience et la dignité d’un peuple ; elle aide à féconder sa volonté de devenir « grand », un jour – une nouvelle fois. Ce n’est peut-être pas pour rien que certains experts politologues affirment que les grands de demain seront peut-être les grands d’hier : la Turquie dans le sillage de l’empire ottoman, l’Inde à l’exemple de l’Empire moghol, la Chine à la suite de l’Empire mongol.
Du reste, qu’on me laisse préciser que je ne dis pas forcément que la statue de Faidherbe doive être déboulonnée maintenant. Il faut du calcul en politique. Les relations FranceSénégal, d’un certain point de vue, se déroulent actuellement sous le sceau de la sympathie, et cætera, et cætera. Ce que je dis, en revanche, c’est, qu’à défaut d’une action immédiate, il nous faut nécessairement œuvrer pour la prise de conscience ! Dans le fond, peut-être que j’ai tort, et peut-être que j’ai raison, mais il y a une énorme différence entre le fait de savoir et de ne pas savoir. Le savoir façonne l’être ; l’être conditionne le faire et l’avoir. Répondons donc, attisons le débat, parlons-en !
Et bonus, une petite provocation…
Un autre ami – je ne les laisse pas en paix décidément – m’a dit récemment que ce pays nécessite de plus de scientifiques et d’ingénieurs pour monter bien les marches de la prospérité. Je profite de cette tribune pour répliquer que c’est de plus de philosophes, d’écrivains et d’historiens que nous avons besoin. Je suis très sérieux ! On a besoin de ces gens pour nous revoir notre rapport au monde. C’est la base ailleurs ! On a besoin d’eux pour nous aider à nous faire une conscience et une âme nationales solides et infrangibles. Si les USA de tous temps, ou le Vietnam d’Ho Chi Minh, ou la France de De Gaulle, entre autres nombreux exemples , ont été des « nations fortes » à une époque donnée, c’est parce que, tout simplement, ces peuples ont pu bénéficier, à ce moment-là, d’une âme, d’un cœur, d’un sentiment d’identité ou d’appartenance nationale formidable et puissante dont ils étaient fiers !
Nous tardons à décoller, non parce que nous sommes moins intelligents ou « musclés », mais, peut-être, parce que tout simplement nous avons le cœur mou à la tâche, et le patriotisme bien bas !
M. L. Dame. DIOP
Dakar, le 08 juin 2018.
D’abord, à quoi bon répondre ?
Un ami que j’interpelais hier sur la question, d’un geste de la main l’a vite écartée. « Cette question n’a pas besoin de faire couler beaucoup d’encre, m’a-t-il confié. Il est clair que la colonisation fut un cancer, clair que cette statue doit tomber, clair et cætera, clair et cætera. » Puis il a clos le sujet en quelques secondes, avant de se détourner. Je me suis dit : justement ! voilà le genre de postures qu’il ne faut pas tenir…
Car à ce propos, il n’y a rien qui tienne de l’évidence ou de la banalité. Cette vidéo de Golbert, comme tous les autres épisodes qui ont précédé, participent tous, d’une façon ou d’une autre, à la démonstration de l’existence de ce besoin d’aborder la question dans et pour nos sociétés. Il n’est nullement vrai que la question n’a pas besoin de faire couler de l’encre. Elle en a besoin ! En fait, le seul vrai danger que j’entrevois, c’est de se murer dans une sorte de condescendance intellectuelle et de s’y suffire. Banaliser ou sacrer tabou des questionnements d’ordre national, c’est aller à rebours du mouvement de la pensée et du progrès. Golbert n’a pas compris. Alors répondons, attisons le débat et parlons-en !
Ensuite, que penser des infrastructures laissées par les colons ?
L’argument majeur brandi par les défenseurs de l’idée d’une colonisation positive, consiste en l’indexation du tarmac de ponts, de routes, d’hôpitaux et d’autres bâtisses incroyables duquel était censé s’élever notre développement vers des cieux jusque-là jamais frôlés. La colonisation serait un mal nécessaire, la cuillère qu’on enfonce dans la bouche du nourrisson qui, geignant et pleurant, ne sait pas qu’en vrai, on est en train d’assurer sa survie en l’alimentant généreusement. Sans cette terrible poussée coloniale, qui sait dans quelle nuit sombre et reculée nos pays seraient-ils encore couchés ? Je ne le sais pas, Dieu le sait sans doute ; allons plutôt évacuer les deux réponses que j’ai pour les « défenseurs des colons ».
La première, c’est de dire que les soi-disant œuvres laissées en héritage par le colon, obéissaient à deux logiques de création qui ne nous concernaient nullement. Il s’agit de l’assimilationnisme, avec notamment la création d’écoles, centres de diffusion d’une vision du monde blanche et coloniale (exemple : Ecole des otages). Et de la logique du rapport d’utilité à l’action coloniale, avec notamment la construction du pont Faidherbe pour relier plus aisément les établissements français, dans l’île, aux villages d’où venaient taxes en nature et impôts divers, et permettre également le déploiement facile des troupes coloniales. Et cætera. Et cætera.
Mais cette réponse, en vérité, ne me plaît, ou ne me suffit pas. Elle semble vouloir mettre en balance les méfaits et les bonnes œuvres de la colonisation. Elle est le préambule d’un exercice ou d’un débat faussé à la racine, qui consisterait à invoquer à qui mieux mieux, les exactions ou bienfaisances de Faidherbe et de ses acolytes. La deuxième réponse, la seule qui compte vraiment à mes yeux, est savoir que discuter de la valeur présumée de ces legs matériels, est déjà une défaite dans ce combat de décolonisation mentale – qui est beaucoup plus ardue, et s’étend sur des générations parfois, comme l’explique Fanon dans « Les damnés de la Terre ».
C’est déjà une défaite – Césaire l’explique clairement dans son « Discours sur le colonialisme » – parce que l’autorité, ou la soumission, ou le pouvoir, ou la servitude, bref la question coloniale, n’est jamais de l’ordre du palpable, du toucher, de la richesse, du confort. La question est d’abord ou toujours de l’empire du spirituel ; elle interpelle et interroge notre dignité et notre condition d’Homme ; elle fait appel et nie ou fait état de notre humanité, de notre droit à prétendre à l’égalité aux autres, d’être comme eux, plus qu’eux, moins qu’eux.
Certes les infrastructures dont vous, défenseurs du concept du « mal nécessaire », parlez avec autant de passion, sont là, visibles par tous à l’œil nu – nous ne sommes pas aveugles, nous ne nions pas leur existence. Mais si – rendez-vous-en compte ! – nous repoussons leur évocation avec autant de fougue que vous ne déployez pour les magnifier, c’est parce qu’on ne les mentionne presque jamais pour dire ensuite, avec la violence d’un retour de bâton, qu’elles s’écrasent sous le poids – parce qu’elles n’ont existé que pour la servir – de l’horreur du crime contre l’humanité que fut la colonisation.
La plupart du temps, comme Golbert, et comme plein d’autres, on n’expose ces briques rouges et ces travaux du siècle dernier, que pour mieux sucrer l’effroyable pilule coloniale, et tisser – habilement parfois, inconsciemment souvent – une fibre de sympathie entre les anciennes puissance et colonie, au travers du pagne des turpitudes, des massacres et des humiliations infligées à nos ancêtres !
Voyez donc, chers amis défenseurs, pourquoi moi, comme d’autres, avons horreur de ces lèvres qui baisent les constructions coloniales, oubliant qu’elles n’ont été bâties que pour nous mieux assujettir ; et qu’après les avoir bâties, on a continué à nous apprivoiser comme le loup du Petit prince de Saint-Exupéry, à nous presser et nous exploiter comme une vigne mûre, à nous dominer tout simplement, sans nous laisser jamais de répit aucun.
Enfin, doit-on nier cette phase de l’histoire ?
Non, évidemment ! Il ne s’agit pas d’effacer une portion de l’histoire – le pourrions-nous d’ailleurs ? Au cas où la statue Faidherbe devra être déboulonnée, il serait bien de la replacer dans un musée et non de la détruire. L’histoire, c’est important. Surtout si on l’enseigne correctement ! Elle participe à forger la conscience et la dignité d’un peuple ; elle aide à féconder sa volonté de devenir « grand », un jour – une nouvelle fois. Ce n’est peut-être pas pour rien que certains experts politologues affirment que les grands de demain seront peut-être les grands d’hier : la Turquie dans le sillage de l’empire ottoman, l’Inde à l’exemple de l’Empire moghol, la Chine à la suite de l’Empire mongol.
Du reste, qu’on me laisse préciser que je ne dis pas forcément que la statue de Faidherbe doive être déboulonnée maintenant. Il faut du calcul en politique. Les relations FranceSénégal, d’un certain point de vue, se déroulent actuellement sous le sceau de la sympathie, et cætera, et cætera. Ce que je dis, en revanche, c’est, qu’à défaut d’une action immédiate, il nous faut nécessairement œuvrer pour la prise de conscience ! Dans le fond, peut-être que j’ai tort, et peut-être que j’ai raison, mais il y a une énorme différence entre le fait de savoir et de ne pas savoir. Le savoir façonne l’être ; l’être conditionne le faire et l’avoir. Répondons donc, attisons le débat, parlons-en !
Et bonus, une petite provocation…
Un autre ami – je ne les laisse pas en paix décidément – m’a dit récemment que ce pays nécessite de plus de scientifiques et d’ingénieurs pour monter bien les marches de la prospérité. Je profite de cette tribune pour répliquer que c’est de plus de philosophes, d’écrivains et d’historiens que nous avons besoin. Je suis très sérieux ! On a besoin de ces gens pour nous revoir notre rapport au monde. C’est la base ailleurs ! On a besoin d’eux pour nous aider à nous faire une conscience et une âme nationales solides et infrangibles. Si les USA de tous temps, ou le Vietnam d’Ho Chi Minh, ou la France de De Gaulle, entre autres nombreux exemples , ont été des « nations fortes » à une époque donnée, c’est parce que, tout simplement, ces peuples ont pu bénéficier, à ce moment-là, d’une âme, d’un cœur, d’un sentiment d’identité ou d’appartenance nationale formidable et puissante dont ils étaient fiers !
Nous tardons à décoller, non parce que nous sommes moins intelligents ou « musclés », mais, peut-être, parce que tout simplement nous avons le cœur mou à la tâche, et le patriotisme bien bas !
M. L. Dame. DIOP
Dakar, le 08 juin 2018.