Abou Ismaël est un vieux monsieur édenté aux cheveux blancs. Quand il a été arrêté en 1982 par la police secrète syrienne, il était un homme dans la force de l'âge, propriétaire d'un supermarché à Alep. A-t-il été dénoncé injustement comme Edmond Dantès, ou bien était-il vraiment un sympathisant des Frères musulmans? Lui assure ne jamais avoir appartenu aux Ikhwan, les «Frères». Fondée ou non, l'accusation était à l'époque suffisante pour disparaître à jamais dans les geôles du régime d'Hafez el-Assad, le père de Bachar.
Au début des années 1980, le régime syrien est engagé dans une lutte à mort avec un soulèvement islamiste dirigé par les Frères musulmans. Le frère du dictateur, Rifaat el-Assad, rase Hama, le centre de la révolte, faisant au moins 20.000 morts. Dans toute la Syrie, les Frères et leurs sympathisants sont pourchassés, arrêtés, torturés. Les mosquées sont fermées, le port du voile islamique interdit. Des centaines d'officiers sunnites de l'armée sont massacrés à la mitrailleuse dans le bagne de Tadmor, dans le désert de l'est, près des ruines de la ville antique de Palmyre. Abou Ismaël est jeté dans une cellule de la sinistre prison d'al-Mazaa, à Damas. «Je suis resté dix-sept ans sans voir personne», dit-il. «Ma famille ne savait pas ce que j'étais devenu. Tout le monde me croyait mort. Mon supermarché a été pillé, j'ai tout perdu.»
Accueilli comme un pestiféré
À la mort d'Hafez el-Assad, en 2000, il est tiré de sa prison pour comparaître devant un tribunal militaire secret. «Ils ont essayé de me faire avouer que j'étais membre des Frères, mais j'ai continué à nier», explique-t-il. Abou Ismaël est ensuite transféré dans la Seidnaya, la terrible prison des services de renseignement militaires près de Damas. «Puis, quatre ans après, sans explications, ils m'ont libéré. Ils ont juste dit que je devais devenir leur informateur.»
Abou Ismaël rentre dans son village de Minar, au nord d'Alep, où tout le monde le croyait mort depuis des années. Généralement, les personnes arrêtées pour appartenance aux Frères musulmans ne réapparaissent jamais. Mais la peur reste telle que plutôt que de fêter le miraculé, on l'accueille comme un pestiféré. «Pendant cinq ans, personne ne m'adressait la parole», dit-il.
Aujourd'hui, Abou Ismaël voit avec une joie certaine vaciller le régime Assad et son appareil policier. «Il est en train de tomber, et je suis heureux». La grande répression de 1982 est restée présente dans les mémoires. Presque chaque famille sunnite de la région d'Alep a perdu un ou plusieurs membres dans ces événements sanglants, à peine relatés en dehors de la Syrie, alors pays presque fermé.
Dans la seule ville de Tal Rifaat, grosse bourgade agricole d'environ 25.000 habitants au nord d'Alep, plus d'une centaine de personnes ont été tuées, une cinquantaine ont été emprisonnées pendant des années et une trentaine sont parties en exil dans les pays du Golfe ou en Occident. Les familles des victimes et des exilés ont continué de payer pour cette révolte islamiste avortée, à jamais considérés par le régime alaouite comme des séditieux potentiels.
Mémoire collective
«Avoir un nom de famille associé à un suspect recherché suffisait à vous barrer l'entrée dans toute la fonction publique», explique Mohammed Ziad, lui-même fils d'un homme parti en exil dans les Émirats. «Votre nom est marqué d'un X. Si vous êtes un fils un frère ou un cousin d'un de ces hommes, vous êtes considéré comme un suspect potentiel.»
La révolution actuelle s'est nourrie de cette mémoire collective. Élevés dans le souvenir des événements sanglants des années 1980, les enfants des victimes et des proscrits ont été les premiers à rejoindre le soulèvement, puis les rangs de l'Armée syrienne libre.
À telle enseigne que les points de contrôle de l'armée syrienne qui filtrent à présent la circulation à l'entrée des grandes villes recherchent activement les membres de ces clans sunnites. Le régime ne se donne même pas la peine de dresser des listes d'individus, se contentant des noms de familles considérés comme potentiellement hostiles. La simple appartenance à un clan ennemi est suffisante pour être arrêté et, dans la plupart des cas depuis le début du soulèvement, à être sommairement exécuté.
«Quand la révolution a éclaté l'année dernière, j'étais heureux, et aussi effrayé», dit Abou Tariq, un retraité de la région d'Alep. Âgé de 18 ans en 1980, il avait été arrêté après une manifestation au centre d'Alep. Les soldats avaient ouvert le feu depuis la citadelle sur la foule. Quatre-vingt-une personnes avaient été ensuite fusillées publiquement au centre de la ville. «Mais maintenant, je n'ai plus peur», poursuit-il. «Cette fois, ce ne sera pas comme en 1982: il n'y aura pas de retour à l'ancien régime, c'est impossible. Nous irons jusqu'au bout. Ce sera la révolution ou la mort.»
Par Adrien Jaulmes
Au début des années 1980, le régime syrien est engagé dans une lutte à mort avec un soulèvement islamiste dirigé par les Frères musulmans. Le frère du dictateur, Rifaat el-Assad, rase Hama, le centre de la révolte, faisant au moins 20.000 morts. Dans toute la Syrie, les Frères et leurs sympathisants sont pourchassés, arrêtés, torturés. Les mosquées sont fermées, le port du voile islamique interdit. Des centaines d'officiers sunnites de l'armée sont massacrés à la mitrailleuse dans le bagne de Tadmor, dans le désert de l'est, près des ruines de la ville antique de Palmyre. Abou Ismaël est jeté dans une cellule de la sinistre prison d'al-Mazaa, à Damas. «Je suis resté dix-sept ans sans voir personne», dit-il. «Ma famille ne savait pas ce que j'étais devenu. Tout le monde me croyait mort. Mon supermarché a été pillé, j'ai tout perdu.»
Accueilli comme un pestiféré
À la mort d'Hafez el-Assad, en 2000, il est tiré de sa prison pour comparaître devant un tribunal militaire secret. «Ils ont essayé de me faire avouer que j'étais membre des Frères, mais j'ai continué à nier», explique-t-il. Abou Ismaël est ensuite transféré dans la Seidnaya, la terrible prison des services de renseignement militaires près de Damas. «Puis, quatre ans après, sans explications, ils m'ont libéré. Ils ont juste dit que je devais devenir leur informateur.»
Abou Ismaël rentre dans son village de Minar, au nord d'Alep, où tout le monde le croyait mort depuis des années. Généralement, les personnes arrêtées pour appartenance aux Frères musulmans ne réapparaissent jamais. Mais la peur reste telle que plutôt que de fêter le miraculé, on l'accueille comme un pestiféré. «Pendant cinq ans, personne ne m'adressait la parole», dit-il.
Aujourd'hui, Abou Ismaël voit avec une joie certaine vaciller le régime Assad et son appareil policier. «Il est en train de tomber, et je suis heureux». La grande répression de 1982 est restée présente dans les mémoires. Presque chaque famille sunnite de la région d'Alep a perdu un ou plusieurs membres dans ces événements sanglants, à peine relatés en dehors de la Syrie, alors pays presque fermé.
Dans la seule ville de Tal Rifaat, grosse bourgade agricole d'environ 25.000 habitants au nord d'Alep, plus d'une centaine de personnes ont été tuées, une cinquantaine ont été emprisonnées pendant des années et une trentaine sont parties en exil dans les pays du Golfe ou en Occident. Les familles des victimes et des exilés ont continué de payer pour cette révolte islamiste avortée, à jamais considérés par le régime alaouite comme des séditieux potentiels.
Mémoire collective
«Avoir un nom de famille associé à un suspect recherché suffisait à vous barrer l'entrée dans toute la fonction publique», explique Mohammed Ziad, lui-même fils d'un homme parti en exil dans les Émirats. «Votre nom est marqué d'un X. Si vous êtes un fils un frère ou un cousin d'un de ces hommes, vous êtes considéré comme un suspect potentiel.»
La révolution actuelle s'est nourrie de cette mémoire collective. Élevés dans le souvenir des événements sanglants des années 1980, les enfants des victimes et des proscrits ont été les premiers à rejoindre le soulèvement, puis les rangs de l'Armée syrienne libre.
À telle enseigne que les points de contrôle de l'armée syrienne qui filtrent à présent la circulation à l'entrée des grandes villes recherchent activement les membres de ces clans sunnites. Le régime ne se donne même pas la peine de dresser des listes d'individus, se contentant des noms de familles considérés comme potentiellement hostiles. La simple appartenance à un clan ennemi est suffisante pour être arrêté et, dans la plupart des cas depuis le début du soulèvement, à être sommairement exécuté.
«Quand la révolution a éclaté l'année dernière, j'étais heureux, et aussi effrayé», dit Abou Tariq, un retraité de la région d'Alep. Âgé de 18 ans en 1980, il avait été arrêté après une manifestation au centre d'Alep. Les soldats avaient ouvert le feu depuis la citadelle sur la foule. Quatre-vingt-une personnes avaient été ensuite fusillées publiquement au centre de la ville. «Mais maintenant, je n'ai plus peur», poursuit-il. «Cette fois, ce ne sera pas comme en 1982: il n'y aura pas de retour à l'ancien régime, c'est impossible. Nous irons jusqu'au bout. Ce sera la révolution ou la mort.»
Par Adrien Jaulmes