Le pouvoir. L'idéologie du parti islamiste Ennahda semble désormais se résumer à ce maître mot en Tunisie. Pour conserver sa majorité à l'Assemblée, et l'accroître si possible aux législatives prévues en 2013, cette formation est prête à des contorsions sémantiques et à des compromis avec la société tunisienne, la plus moderne et laïque du monde arabe.
Piloté par son président fondateur, Rached Ghannouchi, et son secrétaire général et actuel premier ministre de Tunisie, Hamadi Jebali, le congrès d'Ennahda, qui s'est tenu du 12 au 15 juillet à Tunis, était officiellement celui de «l'ouverture». Il fut, en réalité, celui de la plasticité.
Aux militants, réunis pour la première fois depuis ces trente dernières années, durant lesquelles leur formation n'avait pas le droit d'exister publiquement, les «patrons» d'Ennahda ont seriné que la tradition musulmane doit aujourd'hui s'inscrire dans la démocratie, l'humanisme et l'économie de marché.
«Chaque responsable nahdaoui est partagé entre l'intégrisme le plus dur, les leçons des Frères musulmans, sa perception de l'exemple turc et sa propre vision de la société tunisienne», décrypte Zyed Krichen. «Le parti n'a aucun intérêt à clarifier ses positions, explique le directeur du quotidien arabophone et bientôt francophone Le Maghreb,car l'essentiel n'est pas l'idéologie, mais la conquête de l'État.» À l'instar de tous les observateurs tunisiens, Zyed Krichen parie qu'une victoire d'Ennahda aux législatives de 2013 lui assurerait un règne d'au moins dix ans.
L'affirmation du processus révolutionnaire et la lutte contre la corruption instituée sous Ben Ali légitiment pour l'heure l'éviction des fidèles, vrais ou supposés, de l'ancien régime. Les équipes à la tête des vingt-quatre gouvernorats de Tunisie ont été remplacées. Nombre de directeurs généraux de l'administration ont été écartés. Ce sont les cabinets ministériels qui s'essayent à diriger la fonction publique. «Les gens d'Ennahda, affirme un fonctionnaire, évoluent en vase clos et acceptent difficilement d'écouter les autres. L'exil ou la prison (les principaux ministres sont passés par les geôles de Ben Ali) expliquent sans doute cette paranoïa», avance ce fonctionnaire.
Méthodes expéditives
Le pouvoir utilise parfois des méthodes expéditives. Le ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, a sorti une première liste de quelque quatre-vingts magistrats suspectés de coupables connivences avec l'ancien régime. Dissous, le Conseil supérieur de la magistrature présidé par Ben Ali ne pouvait être consulté. Mais l'association des magistrats et le syndicat des magistrats ne l'ont pas été davantage. Leurs récriminations ont seulement conduit le ministre à élaborer une seconde liste. Le Journal officiel du 6 juillet dernier a publié les noms de soixante et onze magistrats révoqués, sans aucune forme de procès. «C'est une décision administrative et ils peuvent saisir les juges administratifs», répond un défenseur de Noureddine Bhiri, non sans avoir rappelé que «le peuple nous reprochait d'avoir tardé à assainir la magistrature».
Ayant promis une reprise de l'économie et de l'emploi, Ennahda n'aura jusqu'à présent épargné que les chefs d'entreprise. Les intellectuels, les journalistes et les artistes subissent, eux, les foudres d'un parti volontiers populiste. Il y a un mois, une exposition de peintures, cataloguée comme blasphématoire, a soudain réveillé la nature profonde des cadres nahdaouis. Aucun ministre n'a jugé opportun de défendre la liberté de création. Aucun ne s'était précédemment élevé contre la condamnation de deux jeunes à sept années de prison pour avoir posté des caricatures de Mahomet sur leur page Facebook. Face à l'inopinée offense picturale, les ministres et parlementaires d'Ennahda, qui s'étaient engagés à ne pas introduire la charia dans la nouvelle Constitution, ont répliqué par une proposition de «criminalisation des atteintes au sacré».
À la commission des droits et des libertés de l'Assemblée constituante, présidée par la nahdaouie Ferida Laabidi, la cinéaste du groupe démocratique Salma Baccar s'arrache les cheveux. «On discute à n'en plus finir pour savoir si le sacré concerne Dieu, le Coran, le Prophète, les compagnons du Prophète… et comment, concrètement, on touche au sacré.» Cette même commission doit définir la liberté de la presse et la liberté de création.
Les Femmes démocrates, l'association féministe la plus connue en Tunisie, n'a toujours pas été auditionnée. Aucun représentant des médias n'a été invité. «L'ouverture», chez les nahdaouis, se pratique en vase clos.
Par Thierry Portes
Piloté par son président fondateur, Rached Ghannouchi, et son secrétaire général et actuel premier ministre de Tunisie, Hamadi Jebali, le congrès d'Ennahda, qui s'est tenu du 12 au 15 juillet à Tunis, était officiellement celui de «l'ouverture». Il fut, en réalité, celui de la plasticité.
Aux militants, réunis pour la première fois depuis ces trente dernières années, durant lesquelles leur formation n'avait pas le droit d'exister publiquement, les «patrons» d'Ennahda ont seriné que la tradition musulmane doit aujourd'hui s'inscrire dans la démocratie, l'humanisme et l'économie de marché.
«Chaque responsable nahdaoui est partagé entre l'intégrisme le plus dur, les leçons des Frères musulmans, sa perception de l'exemple turc et sa propre vision de la société tunisienne», décrypte Zyed Krichen. «Le parti n'a aucun intérêt à clarifier ses positions, explique le directeur du quotidien arabophone et bientôt francophone Le Maghreb,car l'essentiel n'est pas l'idéologie, mais la conquête de l'État.» À l'instar de tous les observateurs tunisiens, Zyed Krichen parie qu'une victoire d'Ennahda aux législatives de 2013 lui assurerait un règne d'au moins dix ans.
L'affirmation du processus révolutionnaire et la lutte contre la corruption instituée sous Ben Ali légitiment pour l'heure l'éviction des fidèles, vrais ou supposés, de l'ancien régime. Les équipes à la tête des vingt-quatre gouvernorats de Tunisie ont été remplacées. Nombre de directeurs généraux de l'administration ont été écartés. Ce sont les cabinets ministériels qui s'essayent à diriger la fonction publique. «Les gens d'Ennahda, affirme un fonctionnaire, évoluent en vase clos et acceptent difficilement d'écouter les autres. L'exil ou la prison (les principaux ministres sont passés par les geôles de Ben Ali) expliquent sans doute cette paranoïa», avance ce fonctionnaire.
Méthodes expéditives
Le pouvoir utilise parfois des méthodes expéditives. Le ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, a sorti une première liste de quelque quatre-vingts magistrats suspectés de coupables connivences avec l'ancien régime. Dissous, le Conseil supérieur de la magistrature présidé par Ben Ali ne pouvait être consulté. Mais l'association des magistrats et le syndicat des magistrats ne l'ont pas été davantage. Leurs récriminations ont seulement conduit le ministre à élaborer une seconde liste. Le Journal officiel du 6 juillet dernier a publié les noms de soixante et onze magistrats révoqués, sans aucune forme de procès. «C'est une décision administrative et ils peuvent saisir les juges administratifs», répond un défenseur de Noureddine Bhiri, non sans avoir rappelé que «le peuple nous reprochait d'avoir tardé à assainir la magistrature».
Ayant promis une reprise de l'économie et de l'emploi, Ennahda n'aura jusqu'à présent épargné que les chefs d'entreprise. Les intellectuels, les journalistes et les artistes subissent, eux, les foudres d'un parti volontiers populiste. Il y a un mois, une exposition de peintures, cataloguée comme blasphématoire, a soudain réveillé la nature profonde des cadres nahdaouis. Aucun ministre n'a jugé opportun de défendre la liberté de création. Aucun ne s'était précédemment élevé contre la condamnation de deux jeunes à sept années de prison pour avoir posté des caricatures de Mahomet sur leur page Facebook. Face à l'inopinée offense picturale, les ministres et parlementaires d'Ennahda, qui s'étaient engagés à ne pas introduire la charia dans la nouvelle Constitution, ont répliqué par une proposition de «criminalisation des atteintes au sacré».
À la commission des droits et des libertés de l'Assemblée constituante, présidée par la nahdaouie Ferida Laabidi, la cinéaste du groupe démocratique Salma Baccar s'arrache les cheveux. «On discute à n'en plus finir pour savoir si le sacré concerne Dieu, le Coran, le Prophète, les compagnons du Prophète… et comment, concrètement, on touche au sacré.» Cette même commission doit définir la liberté de la presse et la liberté de création.
Les Femmes démocrates, l'association féministe la plus connue en Tunisie, n'a toujours pas été auditionnée. Aucun représentant des médias n'a été invité. «L'ouverture», chez les nahdaouis, se pratique en vase clos.
Par Thierry Portes